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Monaco, 24 octobre 2025, —— Jean-Luc Vannier.

Herman Schmerman de W. Forsythe et See You de P. Lightfoot par les Ballets de Monte-Carlo : Dance first, then music ?

Juliette Klein et Simone Tribuna. Photographie © Alice Blangero.Juliette Klein et Simone Tribuna. Photographie © Alice Blangero.

Pour lancer leur nouvelle saison chorégraphique, saison d’autant plus signalée qu’elle vise à célébrer en 2025 les quarante ans de leur création, les Ballets de Monte-Carlo ont invité, jeudi 23 octobre salle Garnier, William Forsythe et Paul Lightfoot.

En 2014, William Forsythe nous avait déjà savamment « remué » avec New Sleep créé en 1987 par les Ballets de San Francisco. Chevalier des Arts et des Lettres depuis 1999 et créateur en 1994 d’une application informatique développée en collaboration avec le Zentrum für Kunst und Medientechnologie, le chorégraphe présentait cette fois-ci Herman Schmerman, sa deuxième œuvre créée en 1992 pour le New York City Ballet et remontée pour l’occasion par Stefanie Arndt et José Carlos Blanco Martinez : à l’origine, il s’agit un « pas de cinq » de douze minutes auquel il ajouta, la même année, une deuxième section sous la forme d’un « pas de deux », toujours sur une musique composée par Thom Willems. Nous avons d’ailleurs retrouvé dans les archives de Musicologie un article passionnant sur la première, en 2010 à Moscou, de ce travail. Ce qui nous apparaît le plus singulier dans Herman Schmerman, c’est le saut qualitatif, à quelques mois d’intervalle, entre le « pas de cinq » et le « pas de deux » : le premier illustre, comme nous l’écrivions déjà en 2014, ces gestuelles humaines — bras et jambes en extension — qui « deviennent les rouages automatisés d’une mécanique tayloriste ponctuée par les rythmes saccadés d’une implacable horlogerie ». Aux figures classiques féminines — irréprochables pointes — se mêlent de superbes variations masculines (Daniele Delvecchio et Michele Esposito) caractérisées par de soudains temps d’arrêt en fonction des syncopes musicales. Saut qualitatif pour le « pas de deux » où Juliette Klein — « Colérique » dans The Four T.— et Simone Tribuna se libèrent des carcans de l’académisme pour vivre des mouvements plus gymniques et plus désarticulés sans tenir compte — en apparence car nous n’approchons pas le « synchronisme accidentel » de J. Cocteau — des contraintes imposées par les rythmes et les mélodies. Peut-être aurions-nous pu nous attendre, dans cette perspective affranchie des multiples conventions chorégraphiques, à ce que les visages eux aussi affichent les conséquences — heureuses ? — de cette émancipation. Ils demeurent étonnamment graves — à peine un sourire esquissé —, sans doute par souci de réaliser parfaitement leurs évolutions.

Daniele Delvecchio. Photographie © Alice Blangero.Daniele Delvecchio. Photographie © Alice Blangero.

C’est d’ailleurs aussi ce qui nous aura frappé dans See You, la création proposée par Paul Lightfoot, formé au Royal Ballet School de Londres avant de rejoindre en 1985 le Nederlands Dans Theater. C’est là qu’il commence à chorégraphier avec Sol León, passée, quant à elle, par l’Académie de Ballet national de Madrid et à laquelle See You est dédié. D’une durée de 50 minutes — qui auraient pu être légèrement écourtées afin d’éviter quelques répétitions —, cette étude, nous explique son auteur dans une note d’intention, « s’inspire de la vie et de l’œuvre d’un danseur » avec la question subséquente : « où et quand notre spectacle commence-t-il, où finit-il ? … Lorsque le rideau tombe, est-ce vraiment notre final ou bien un voile signifiant qu’un autre spectacle nous attend ? ». See You ne serait-il donc qu’un « au revoir » en attendant la prochaine performance ?

Liza Kerob (1er violon), Kati Szüts (2e violon), Federico A. Hood (alto), Thierry Amadi (1er violoncelle), Thibault Leroy (2e violoncelle). Photographie © D.R.Liza Kerob (1er violon), Kati Szüts (2e violon), Federico A. Hood (alto), Thierry Amadi (1er violoncelle), Thibault Leroy (2e violoncelle). Photographie © D.R.

D’où, peut-être, ce nécessaire polymorphisme des accompagnements musicaux : aux « tubes » de Kate Bush — The red shoes (1993) Jig of Life, Wuthering Heights (1978) — succèdent des pièces post-minimalistes du pianiste et compositeur germano-britannique Max Richter (1966 —). En particulier son « And Some Will Fall » : une lancinante psalmodie pour cordes interprétée pendant l’entracte en live dans le lobby de l’opéra — quel bonheur ! — par Liza Kerob (1er violon), Kati Szüts (2e violon), Federico A. Hood (alto), Thierry Amadi (1er violoncelle), Thibault Leroy (2e violoncelle) puis sur scène avec Simon Zaoui (piano).

Kozam Radouant et Lukas Simonetto. Photographie © Alice Blangero.Kozam Radouant et Lukas Simonetto. Photographie © Alice Blangero.

Sur le mouvement lent s’impose une gestuelle collective marquée par des évolutions autocentrées : en témoigne l’enchevêtrement des corps qui semblent nouer plus qu’articuler les « pas de deux » et ce, avec beaucoup de délicatesse. Sur la musique de Kate Bush, la chorégraphie se veut plus abstractive, plus « électrique » — de la farandole à ce qui ressemble parfois à la gigue irlandaise — mais aussi plus intense, presque dramatique. Notons à nouveau une certaine gravité des visages et des attitudes : même le « pas de deux » — attendu — d’Ekaterina Mamrenko et Ige Cornelis dont nous avions encensé la sublime prestation dans Twilight en juillet dernier, semble avoir du mal à nous transmettre une émotion. Seule exception d’autant plus notable qu’il s’agit d’un « pas de deux » uniquement masculin : Lukas Simonetto, toujours empreint d’une énergie débordante dans sa variation soliste — on se souvient de sa prestation dans Wartime Elegy d’Alexei Ratmansky —, enfreint cette atmosphère générale austère pour exprimer, dans son duo avec Kozam Radouant, toute sa sensibilité et ses affects. Cela nous rassurerait presque sur le caractère vivant, humain des danseurs.

Ahyun Shin et Jaat Benoot. Photographie © Alice Blangero.Ahyun Shin et Jaat Benoot. Photographie © Alice Blangero.

Tout s’assagit lorsque revient la musique de Max Richter sur laquelle des portages originaux alternent avec des variations admirables d’une soliste. Et puisqu’il s’agit d’interroger la vie d’un danseur au-delà de la scène, un écran en fond de tableau retransmet en temps réel le départ de l’opéra d’un couple de danseurs qui se venait de se produire quelques minutes auparavant devant le public. Cela nous rappelle l’expérience de Twilight de Lukàs Timulak en juillet dernier. Avec le même Jaat Benoot et cette fois-ci, Ahyun Shin comme partenaire. Alors qu’ils gagnent la sortie de l’opéra, les deux danseurs, censés n’être plus en représentation, s’embrassent chastement — See You ! — mais leurs visages demeurent fermés, leurs attitudes — celle de Jaat Benoot en particulier — glaciales : un vrai baiser de la mort ! Le chorégraphe chercherait-il à nous convaincre, horresco referens, que les danseurs ne parviennent pas à se dépouiller de leurs costumes de scène et transposent à la ville les attributs artificiels de leurs personnages ? Le doute est permis. Lorsque le couple sonde l’horizon, immobile face à l’immensité marine — superbe tableau —, nous faut-il comprendre qu’il est animé par un « sentiment océanique » — lettre de Romain Rolland à Sigmund Freud du 5 décembre 1927 — « sentiment d’un lien indissoluble, d’une appartenance à la totalité du monde extérieur » commente Freud dans son « Malaise dans la culture » ? Mais dont le fondateur de la psychanalyse réduit aussitôt la signifiance en citant le Hannibal de l’écrivain allemand Christian Dietrich Grabbe (1801-1836) : « Ja, aus der Welt werden wir nicht fallen. Wir sind einmal darin » (Oui nous ne tomberons jamais hors du monde. Nous sommes dedans une fois pour toutes). Paul Lightfoot ne le montre-t-il pas : chorégraphier sa perception inconsciente du monde ?

Jean-Luc Vannier

Monaco, 24 octobre 2025


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