Même si l'épineux dossier des intermittents du spectacle n'atteint pas les rivages olympiens de la Principauté, les chorégraphies remontées ou créées par les auteurs invités aux Ballets de Monte-Carlo, illustrent avec éclat les maux effroyables de nos sociétés. Telle fut notre impression, mercredi 16 juillet salle Garnier de l'Opéra, pour l'inauguration du festival « L'été danse ! ». Au point de faire passer la première des trois pièces, Petite mort de Jiri Kylian, datée de 1991, pour un classicisme désuet. Et ce, en comparaison des deux autres chorégraphies : New sleep de William Forsythe, pourtant créée en 1987 à San Francisco et remontée par Alan Barnes. Et surtout, Sigh, création mondiale de Marco Goecke offerte au public monégasque.
Petite mort, Ballets de Monte-Carlo. Photographie © Alice Blangero.
Jiri Kylian a connu cette année les faveurs chorégraphiques de la Côte d'Azur : au printemps, les Ballets Nice Méditerranée ont relevé avec succès le défi d'une soirée courte mais intense en présentant notamment Sinfonietta remontée par Brigitte Martin et Patrick Delcroix tandis que la Compagnie des Ballets de Monte-Carlo permettait le même mois de découvrir en première européenne un insolite East shadow, œuvre commandée dans le cadre de la Triennale culturelle 2013 d'Aichi au Japon. Remontée par Roselyn Anderson, Petite mort fut créée au Kleines Festspielhaus du Salzburger Festspiele par le Nederlands Dans Theater I en août 1991 à l'occasion du bicentenaire de la mort de Mozart. D'où le choix par l'auteur, de l'Adagio du concerto pour piano en la majeur no 23 (KV 488) et de l'Andante du concerto pour piano en ut majeur no 21 (KV 467) du compositeur autrichien afin d'accompagner les danseurs : morceaux choisis par le chorégraphe comme des « bustes mutilés, gisant impuissants » afin de décrire cette « extase procurée par un acte sexuel », cette « mort », explique-t-il dans un entretien de septembre 2007, « petite ou grande, compagnon le plus fidèle, tout au long de notre existence ».
Petite mort, Ballets de Monte-Carlo. Photographie © Alice Blangero.
Six hommes, six femmes et six fleurets exploités par les premiers : moins en objet phallique malgré leur cinglement simultané dans l'air mais plutôt en jouant sur la courbure effilée de la lame ou le roulement au sol de la coquille. Mieux coordonnés que certaines évolutions d'ensemble masculin ou féminin — défaut suffisamment rarissime pour être relevé — les pas de deux offrent en revanche une superbe démonstration de l'ouverture des corps à la sensualité de l'autre et où jambes et bras, autant de glaives charnels brandis, viennent en appui des transes érotiques de la partenaire. Spatial, ample et subtilement aérien, l'accouplement sur scène conjoint forces mystiques et courants telluriques, âmes et chairs réalisant une illusoire harmonie. Illusoire car éphémère : déployé énergiquement par les danseurs, l'immense voile noir du deuil fait apparaître ou disparaître les malheureuses compagnes de l'instant.
New sleep, Ballets de Monte-Carlo. Photographie © Alice Blangero.
Saut chorégraphique majeur dans cette soirée, remonté par le talentueux Alan Barnes, New-yorkais exilé à Frankfort, New sleep de William Forsythe créé en 1987 par les Ballets de San Francisco, catapulte sur scène — l'image n'est pas galvaudée — le bouillonnant Jeroen Verbruggen, inégalable dans l'expression de cette intensité paroxystique dont les accents d'élégante souplesse signent la parfaite maîtrise. Les magnifiques mouvements de New sleep inventés par cet auteur, Chevalier des Arts et des Lettres depuis 1999 et créateur en 1994 d'une application informatique développée en collaboration avec le Zentrum für Kunst und Medientechnologie, sont à l'image de nos affres modernes : enrôlés, sous contrôle, les humains deviennent les rouages automatisés d'une mécanique tayloriste ponctuée par les rythmes saccadés d'une implacable horlogerie. Pas de deux haletants bordés par d'impératives géométries et où les solistes se croisent sans se rencontrer, bruitages métalliques psychologiquement éreintants (musique de Thom Willems), ombres et lumières accentuant le tranchant des chutes et des attaques gymniques qui n'excluent toutefois pas l'irruption de l'insolite dans la gestuelle ou celle du comique dans la mise en scène. La dérision n'épargne pas l'horreur : la vision délirante ne nous sauve pas de la folie, devenue celle de notre réalité.
New sleep, Ballets de Monte-Carlo. Photographie © Alice Blangero.
Il fallait bien l'ampérage élevé de cette deuxième partie afin de digérer la troisième. Ampérage ! L'inconscient précède la formulation de la pensée : Sigh, création chorégraphique de Marco Goecke pour les Ballets de Monte-Carlo, sur une dramaturgie de Nadja Kadel, est stricto sensu « électrisante ». Nous parlions de paroxysme pour l'œuvre précédente, mais celui du natif de Wuppertal et ancien danseur du Staatsoper de Berlin, est encore plus dévastateur, débridé quoique plus intériorisé. Les étincelles qui ignifient les solistes, propagent un voltage le long des terminaisons nerveuses à l'image des « frayages » décrits par Freud dans son « Entwurf einer Psychologie » (1895). Tendus à l'extrême — en témoigne la sollicitation physique des danseurs et des danseuses, insoutenable, éprouvante et ressentie comme telle jusque dans le public — les corps soumis à ces électrodes se réduisent à des juxtapositions désarticulées de muscles survoltés, de frénésie gestuelle décérébrée où l'être atteindrait ses limites anatomiques.
Sigh, Ballets de Monte-Carlo. Photographie © Alice Blangero.
Le plus marquant dans cette chorégraphie réside sans doute dans la désynchronisation volontaire entre musique et mouvements, presque à l'exact opposé. La mélodie relaxante de Will Oldham, Bonnie « prince » Billy pour la scène, n'a aucun effet sur les danseurs : leur souffle heurté définit le rythme, leurs expirations et inspirations suffoquées marquent les tempi soutenus, exaltés, de leurs agitations. Une mention pour George Oliveira qui semble littéralement défier les lois de la chorégraphie au sol. Les ovations enthousiastes qui ont salué à l'issue de la représentation, les Ballets de Monte-Carlo et leur directeur Jean-Christophe Maillot, n'auront pas coûté le millième d'énergie dépensé par les artistes !
Sigh, Jeroen Verbruggen, Ballets de Monte-Carlo. Photographie © Alice-Blangero.
Jean-Luc Vannier
Nice, 17 juillet 2014
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