Lorsqu'elle se confronte à l'idée de la mort, peut-être encore plus qu'à celle de l'amour, l'insondable créativité de l'artiste fascine. C'était le cas mercredi 17 juillet à l'Opéra de Monte-Carlo où le jeune danseur et chorégraphe Jeroen Verbruggen présentait en première partie sa création « Arithmophobia ». Le spectacle se poursuivait avec une reprise de « Blind Willow » d'Ina Christel Johannessen et de « Rondo » d'Alexander Ekman, deux magnifiques pièces données en création mondiale sur le Rocher le 21 décembre 2012 : elles portaient respectivement sur la perte des repères d'un corps devenu aveugle dans une société elle-même déboussolée et sur un hymne d'amour consacré aux ponctuations rythmées du temps)
Arithmophobia. Stephan Bourgond et Anne-Laure Seillan. Photographie © Alice Blangero.
Depuis sa création déjantée au Grimaldi Forum « KILL BAMBI » en avril 2012, le bouillonnant Jeroen Verbruggen s'est en quelque sorte assagi. Du moins, les agréables chants de petits oiseaux entendus en ouverture le laissent accroire. Mais l'artiste n'a rien cédé — fort heureusement — sur la fulgurante intensité de son désir créatif : celui-ci s'est davantage intériorisé pour se concentrer dans ses personnages. Contrairement à sa performance précédente qui reposait sur une violence scénique et hautement théâtralisée, requérant au passage nombre d'artifices objectaux, « Arithmophobia » chorégraphie en deux temps l'inexorable finitude de l'être humain et la fantasmatisation de son au-delà. Rien d'étonnant au fait que cette œuvre soit interprétée sur fond d'adagio de la dixième Symphonie en fa dièse majeur de Gustav Mahler, recomposée par Matthew Herbert : le musicien est décédé après avoir terminé l'écriture du seul premier mouvement.
Arithmophobia. Anne Laure Seillan et Stephan Bourgond. Photographie © Alice Blangero.
L'obsédant décompte du temps qui reste à vivre lance aussi, au niveau eschatologique, l'inéluctable compte à rebours de l'humanité : « nous sommes déjà dans les derniers temps », annonce l'introduction de l'Apocalypse johannique dont prétend s'inspirer pour ce travail celui qui a rejoint les Ballets de Monte-Carlo en 2004. D'où un pas de deux d'une magnifique sensualité mélancolique entre Anne-Laure Seillan et Stephan Bourgond autour d'un cercueil rustique, ouvert, vide, en attente. Couple édénique où l'amour et la sexualité nourrissent les vaines résistances au retour final de l'inorganique, à l'exacte image du célèbre et controversé texte de Sigmund Freud de 1920 « Au-delà du principe de plaisir ». C'est la disparition de la femme, la seule à rejoindre le sarcophage — celle-ci se révolte d'ailleurs contre son sort imposé par l'homme — qui signe pour Jeroen Verbruggen la disparition de l'espèce humaine : double message du chorégraphe sur l'extinction de celle sur qui repose le pouvoir exorbitant de la reproduction et, peut-être, sur l'injustice de la domination masculine.
Arithmophobia. Photographie © Alice Blangero.
Ce qui intervient après relève évidemment de l'interprétation : ce n'est pas la moindre des réussites du souffle chorégraphique de l'ancien étudiant à l'École du Ballet royal de Belgique, assisté par Tina Alloncle, que de laisser le spectateur choisir entre le sentiment d'un achèvement et celui d'une genèse. Confectionnés par Jean-Michel Lainé, Leslie Bourgeois d'après les peintures de Jean Rustin, les costumes choisis par l'auteur collent à la chair. Ils sont néanmoins affublés des masques et des sexes anatomiques contraires au genre supposé des danseurs. A la fin des temps, « il n'y aura plus ni homme ni femme » déclare une épître paulinienne (Galates 3, 28). Mais les salissures volontaires des accoutrements peuvent tout aussi bien rappeler la formule augustinienne de la venue au monde reprise par Freud : Inter faeces et urinam nascimur (Nous naissons entre les fèces et l'urine).
Arithmophobia. Photographie © Alice Blangero.
Certes, fidèle à son tempérament, Jeroen Verbruggen impose une certaine frénésie, des gestes secs et saccadés, une sollicitation extrême des corps et un rythme soutenu des évolutions dans cette deuxième partie de « Arithmophobia ». Sur le lâcher d'un ballon — élévation de l'âme ? — tandis qu'un des danseurs emporte sur son dos la lourde boite de sapin, le chorégraphe termine toutefois son étude par un superbe tableau en clair-obscur et aux couleurs pastel (lumières de Samuel Thierry), digne d'une huile sur toile d'un grand maître. Une sorte d'ultime Point de Lagrange chorégraphique offrant, par la douceur de son immuable équilibre, une rassurante sensation d'éternité.
Interprètes : Stephan Bourgond, Anne-Laure Seillan, Gaëlle Riou, Anjara Ballesteros, Ediz Erguc, Joseph Hernandez, Frances Murphy, Mi Deng,
Lorsqu'elle se confronte à l'idée de la mort, peut-être encore plus qu'à celle de l'amour, l'insondable créativité de l'artiste fascine. C'était le cas mercredi 17 juillet à l'Opéra de Monte-Carlo où le jeune danseur et chorégraphe Jeroen Verbruggen présentait en première partie sa création « Arithmophobia ». Le spectacle se poursuivait avec une reprise de « Blind Willow » d'Ina Christel Johannessen et de « Rondo » d'Alexander Ekman, deux magnifiques pièces données en création mondiale sur le Rocher le 21 décembre 2012 : elles portaient respectivement sur la perte des repères d'un corps devenu aveugle dans une société elle-même déboussolée et sur un hymne d'amour consacré aux ponctuations rythmées du temps)
Arithmophobia. Stephan Bourgond et Anne-Laure Seillan. Photographie © Alice Blangero.
Depuis sa création déjantée au Grimaldi Forum « KILL BAMBI » en avril 2012, le bouillonnant Jeroen Verbruggen s'est en quelque sorte assagi. Du moins, les agréables chants de petits oiseaux entendus en ouverture le laissent accroire. Mais l'artiste n'a rien cédé — fort heureusement — sur la fulgurante intensité de son désir créatif : celui-ci s'est davantage intériorisé pour se concentrer dans ses personnages. Contrairement à sa performance précédente qui reposait sur une violence scénique et hautement théâtralisée, requérant au passage nombre d'artifices objectaux, « Arithmophobia » chorégraphie en deux temps l'inexorable finitude de l'être humain et la fantasmatisation de son au-delà. Rien d'étonnant au fait que cette œuvre soit interprétée sur fond d'adagio de la dixième Symphonie en fa dièse majeur de Gustav Mahler, recomposée par Matthew Herbert : le musicien est décédé après avoir terminé l'écriture du seul premier mouvement.
Arithmophobia. Anne Laure Seillan et Stephan Bourgond. Photographie © Alice Blangero.
L'obsédant décompte du temps qui reste à vivre lance aussi, au niveau eschatologique, l'inéluctable compte à rebours de l'humanité : « nous sommes déjà dans les derniers temps », annonce l'introduction de l'Apocalypse johannique dont prétend s'inspirer pour ce travail celui qui a rejoint les Ballets de Monte-Carlo en 2004. D'où un pas de deux d'une magnifique sensualité mélancolique entre Anne-Laure Seillan et Stephan Bourgond autour d'un cercueil rustique, ouvert, vide, en attente. Couple édénique où l'amour et la sexualité nourrissent les vaines résistances au retour final de l'inorganique, à l'exacte image du célèbre et controversé texte de Sigmund Freud de 1920 « Au-delà du principe de plaisir ». C'est la disparition de la femme, la seule à rejoindre le sarcophage — celle-ci se révolte d'ailleurs contre son sort imposé par l'homme — qui signe pour Jeroen Verbruggen la disparition de l'espèce humaine : double message du chorégraphe sur l'extinction de celle sur qui repose le pouvoir exorbitant de la reproduction et, peut-être, sur l'injustice de la domination masculine.
Arithmophobia. Photographie © Alice Blangero.
Ce qui intervient après relève évidemment de l'interprétation : ce n'est pas la moindre des réussites du souffle chorégraphique de l'ancien étudiant à l'École du Ballet royal de Belgique, assisté par Tina Alloncle, que de laisser le spectateur choisir entre le sentiment d'un achèvement et celui d'une genèse. Confectionnés par Jean-Michel Lainé, Leslie Bourgeois d'après les peintures de Jean Rustin, les costumes choisis par l'auteur collent à la chair. Ils sont néanmoins affublés des masques et des sexes anatomiques contraires au genre supposé des danseurs. A la fin des temps, « il n'y aura plus ni homme ni femme » déclare une épître paulinienne (Galates 3, 28). Mais les salissures volontaires des accoutrements peuvent tout aussi bien rappeler la formule augustinienne de la venue au monde reprise par Freud : Inter faeces et urinam nascimur (Nous naissons entre les fèces et l'urine).
Arithmophobia. Photographie © Alice Blangero.
Certes, fidèle à son tempérament, Jeroen Verbruggen impose une certaine frénésie, des gestes secs et saccadés, une sollicitation extrême des corps et un rythme soutenu des évolutions dans cette deuxième partie de « Arithmophobia ». Sur le lâcher d'un ballon — élévation de l'âme ? — tandis qu'un des danseurs emporte sur son dos la lourde boite de sapin, le chorégraphe termine toutefois son étude par un superbe tableau en clair-obscur et aux couleurs pastel (lumières de Samuel Thierry), digne d'une huile sur toile d'un grand maître. Une sorte d'ultime Point de Lagrange chorégraphique offrant, par la douceur de son immuable équilibre, une rassurante sensation d'éternité.
Interprètes : Stephan Bourgond, Anne-Laure Seillan, Gaëlle Riou, Anjara Ballesteros, Ediz Erguc, Joseph Hernandez, Frances Murphy, Mi Deng,
Nice, le 18 juillet 2013
Jean-Luc Vannier
Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil, ☎ 06 06 61 73 41.
ISNN 2269-9910.
Vendredi 23 Février, 2024