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Monaco, le 26 avril 2025 —— Jean-Luc Vannier.

Somptueux « The Four T. » de Mr. B. par les Ballets de Monte-Carlo

The Four Temperaments. Photographie © Alice Blangero.The Four Temperaments. Photographie © Alice Blangero.

« Comment placer les jambes ? “Pas si bas, n’allez pas jusqu’au genou”. En réponse à nos « oh » étonnés, il nous fait une démonstration. Il ajoute : “comme dans les Quatre Tempéraments” faisant ironiquement référence à l’un de ses autres ballets. “Oui, oui, vous y êtes”. On entend quelques soupirs de soulagement ; de sa part, c’est un compliment » (Toni Bentley, Saison d’hiver, Journal d’une danseuse, L’école des loisirs, 1983, p.115). Ce sont ces « Four T. » — comme les appelait « Mr. B  » nous confirme Toni Bentley — que les Ballets de Monte-Carlo présentaient le 23 avril au Grimaldi Forum dans une somptueuse version remontée par Patricia Neary. Nous devons à l’Ambassadrice du Balanchine Trust deux autres productions récentes tout aussi éblouissantes : celle de décembre 2023 à Monte-Carlo pour une soirée consacrée à Maurice Ravelet à sa célèbre « La Valse » chorégraphiée par Balanchine ainsi que celle de mai 2024 avec sa Symphony in C, un ballet inspiré par la symphonie en ut majeur de Georges Bizet et exécuté par le Wiener Staatsballett.

Ce programme permettait, après un premier entracte, de découvrir Wartime Elegy du chorégraphe russo-ukrainien — cela sonne étrangement de nos jours — Alexei Ratmansky puis, passé une nouvelle pause, une création de Marco Goecke sur La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg. Une soirée organisée en collaboration avec Le Printemps des Arts de Monte-Carlo. D’où une cerise sur le gâteau : à l’excellence chorégraphique s’est ajouté le bonheur d’une magistrale restitution, par l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Jesko Sirvend, de deux pièces musicales « live », à jeu égal avec les chorégraphies.

En premier lieu donc, Les Quatre Tempéraments sur le Thème et variations pour orchestre à cordes et piano, partition du compositeur Paul Hindemith de 1940 qui reprend pour chaque tempérament — mélancolique, sanguin, flegmatique et colérique — et en le manipulant par le rythme et le tempo, un thème en trois parties : entre deux Moderato, un Allegro Assai avec un piano très percussif qui rappelle « la cruelle excommunication formulée par Hindemith : “considère le piano comme un instrument de percussion et traite-le comme tel” » (Émile Vuillermoz, Histoire de la musique, Le Livre de poche, Fayard, 1973, p. 464). C’est sur cette partition composée à l’origine pour le danseur et chorégraphe russe Léonide Massine (1896-1979) que George Balanchine crée pour The Ballet Society — premier nom du New York City Ballet — le 20 novembre 1946 ses The Four Temperaments.

Sur une ouverture sombre où la subtile dissonance du piano (David Bismuth) contraste avec une plus légère suavité des cordes (Liza Kerob violon, Thierry Amadi violoncelle), le soliste Ige Cornelis multiplie dans « Mélancolique » des extensions courbées du torse d’autant plus implorantes qu’elles s’étayent sur le sol. Concordance absolue, stupéfiante même entre le mouvement spécifique et la note ! « Sanguin » rompt avec la première variation : sur une réminiscence de valse, des mélodies plus enjouées règlent un pas de deux (Lydia Wellington et Jérôme Tisserand) alors qu’une étrange ronde de corps cambrés des quatre danseuses sur pointes rappelle le célèbre tableau d’Henri Matisse « La Danse ». Figures encore plus étranges dans « Flegmatique» où Jaeyong An inverse, dans de gracieuses ondulations gymniques, orientation du regard et positionnement des mains à l’image de   Winglets », ces recourbures au bout des ailes sur les avions de ligne. « Colérique » initie enfin une sorte de compétition énervée, à la respiration presque syncopée, entre un jeu pianistique plus martelé et des pizzicati de cordes. Et où la soliste Juliette Klein semble vouloir se protéger de ses démons intérieurs, démons qu’elle aurait projetés et qui feraient retour. Superbe finale d’une chorégraphie qui combine une imposante marche en avant de l’ensemble — jambes cambrées à chaque pas — tout en dispersant ici ou là dans une apparente spontanéité méticuleusement agencée, telle l’impression fallacieuse du bouquet final dans un feu d’artifices, de multiples et majestueux « grands jetés ».

Wartime Elegy. Photographie © Alice Blangero.Wartime Elegy. Photographie © Alice Blangero.

Deuxième performance de la soirée « dédiée au peuple d’Ukraine », Wartime Elegy est signé Alexei Ratmansky, chorégraphe né à Leningrad et diplômé de l’École du Bolchoï de Moscou avant de rejoindre l’Opéra national d’Ukraine à Kiev. Sur Four Postludes for Piano and String Orchestra, une composition musicale de Valentin Silvestrov (1937-) aux réminiscences « néo-romantiques » parfois empreintes de tonalités mahlériennes, le chorégraphe qui a retiré tous ses ballets du répertoire moscovite lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, propose une étude en quatre volets, enchaînés presque stricto sensu : les mélodies exaltées, fougueuses du folklore traditionnel — époustouflante prestation de Ige Cornelis, Kozam Radouant, Alessio Scognamiglio et de Lukas Simonetto lequel « irradie» la scène par ses saltations aussi épanouies que ludiques — sont en effet enchâssées dans deux séquences plus sombres et nettement plus intimistes. En témoigne la couleur arc-en-ciel des tulles des danseuses recouverts par un autre aux teintes de cendre (costumes Moritz Junge). Très suggestif en outre d’une perte des repères, d’un éclatement social dû aux répercussions psychologiques du conflit, ce moment de la chorégraphie où chaque danseur évolue de manière isolée, comme perdu au milieu d’une foule anonyme avant que tous et toutes ne se rassemblent et ne se figent, bras tendus vers une seule et même direction. Interrogé sur la signification de cette ultime scène dans son travail, Alexei Ratmansky minimise notre interprétation trop philosophique à son goût — l’espoir ? — pour nous ramener à la triste réalité des bombardements nocturnes : juste « le souhait pour le vivant de voir l’aube se lever ».

La nuit transfigurée. Photographie © Alice Blangero.La nuit transfigurée. Photographie © Alice Blangero.

Magnifique pièce orchestrale, la Verklärte Nacht für string orchestra op. 4 d’Arnold Schönberg, œuvre de jeunesse du compositeur, semble faire souvenance, dans la quatrième partie, de quelques envolées passionnément straussiennes mais plus encore dans les toutes dernières mesures : on croirait entendre le crépitement des flammes de Loge à la fin de La Walkyrie ! Cette œuvre « soutient » une création du chorégraphe Marco Goecke qui ne nous aura pas enthousiasmé. Avec Fly paper bird exécuté par le Wiener Staatsballett, le chorégraphe nous avait déjà déconcerté : quel rapport entre sa répétitive « défibrillation » chorégraphique et l’Adagietto — sehr langsam précise son compositeur — de la symphonie no 5 de Gustav Mahler ? Lui qui nous avait tant charmé en 2017 sur le Rocher par son Nijinski récidive, hélas, dans son entêtement à proposer une étude désynchronisée, voire opposée à la musique. Et plus encore à l’histoire qu’elle raconte : celle fondée sur le poème de Richard Dehmel « Zwei Menschen aus Weib und Welt » de 1896. Même s’il convient de saluer la performance exceptionnelle, sur le plan gymnique, des danseurs et danseuses, force nous est de reconnaître que la répétition redondante de la gestuelle, outre le fait qu’elle ne répond en rien à l’inspiration musicale, n’évoque aucune progressivité ni ne suggère aucune évolution dans la nature du message chorégraphique. Mimiques amplifiées de souffrance et récurrentes crispations musculaires — dramaturgie « électrisante » de Nadja Kadel comme dans Sigh — illustrent sans doute l’air du temps — un air parfois « irrespirable » — comme le chorégraphiait déjà la ronde macabre, douloureuse et déshumanisée de Sharon Eyal en avril 2024 à Monte-Carlo. Forcé et contraint, le public devient le souffre-douleur du chorégraphe. Cela ne nous éloigne-t-il pas in fine du slogan attribué à Mr. B. : « See the music, hear the dance » ?

Jean-Luc Vannier
Monaco, le 26 avril 2025


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