Wien, 22 mai 2024 —— Jean-Luc Vannier.
Ketevan Papava, Marsch, walzer, polka. Photographie © Wiener Staatsballett, Ashley Taylor.
Un célèbre aphorisme persan énonce :
توی هفت آسمون یه ستاره هم ندارم (Tooye haft asemoon yek setare nadoram / Dans les sept cieux, je n’ai pas une étoile). Point n’est toujours besoin de chercher « l’inaccessible étoile » alors qu’elle s’offre à nos yeux. Celles de la danse nous éblouissaient, mardi 21 mai, avec Im siebten Himmel, pure jouissance chorégraphique d’un « septième ciel » proposée par la compagnie du Wiener Staatsballett et dont la première eut lieu le 14 novembre 2021. Le titre de ce spectacle proviendrait d’un sentiment exprimé par Gustav Mahler lors de la composition de sa cinquième symphonie. S’élever à de telles hauteurs exigeait un programme à la fois ambitieux et éclectique : Marsch, walzer, polka de Martin Schläpfer, Fly paper bird de Marco Goecke et, sans doute la pièce la plus attendue dans cette soirée, la Symphony in C de George Balanchine. Et Vienne ne serait pas Vienne sans un accompagnement « live » par l’Orchestre de la Wiener Staatsoper dirigé par Fayçal Karoui. Saluons d’ores et déjà cette magistrale direction d’un ancien disciple de Michel Plasson (1933 —) à l’Orchestre National du Capitole de Toulouse avant de prendre les commandes musicales du New York City Ballet de 2006 à 2012 et de développer une vaste collaboration avec les compagnies de danse dans de nombreux pays. Direction exigeante, énergique, très attentive à la scène mais qui laisse néanmoins percer, sans forçage, une signature individuelle dans l’interprétation.
Duccio Tariello, Fly paper bird. Photographie©Wiener Staatsballett, Ashley Taylor.
Dans une suite d’études dansées et dédiées à Johann Strauss père et fils — une tentative de réconciliation tant le patriarche éprouvait une « jalousie pathologique pour la précocité musicale de son fils » (Christine Mondon, Johann Strauss, 1825-1899, La Musique et l’esprit viennois, Ed. Bernard Giovanangeli, 2016, p. 27) —, Martin Schläpfer entend rendre un hommage appuyé à ces moments d’extase et de rêveries procurés par les célèbres partitions viennoises tout en insufflant à la chorégraphie traditionnelle de cette musique de subtiles ponctuations, teintées d’une ironie parfois mordante. Ponctuations accentuées par les costumes, aussi inattendus que déconcertants, signés Susanne Bisovsky. Qu’il s’agisse de la valse An der schönen blauen Donau op. 314 (1867), de la Annen-Polka op. 117 (1852), de la Neue Pizzicato-Polka op. 449 (1892) — ajoutée depuis la première en 2006 de cette chorégraphie — toutes trois composées par Johann Strauss fils, mais aussi de la valse Sphärenklange op. 235 de Josef Strauss (1868) ou, last but not least, de la célébrissime Marche de Radetsky op. 228 de Johann Strauss père (1848) qui clôture en général le concert du Nouvel An au Musik Verein, le directeur des ballets d’État de Vienne réussit non seulement à nous étonner, mais aussi à nous subjuguer comme s’il nous permettait de pénétrer un sanctuaire protégé, connu des seuls « autochtones ». Ce faisant, il nous fait découvrir l’intelligence secrète, l’essence même de cette suavité viennoise aux apparences trompeuses d’une Schwärmerei. Laquelle révèle sans doute en creux — et au travers de cette appétence culturelle jamais démentie pour ce genre orchestral — une forme de résistance à ce que le psychiatre autrichien Erwin Ringel (1921-1994) dénonçait dans son ouvrage « Die österreichische Seele » (1984) comme les trois piliers de l’éducation autrichienne : « Gehorsam, Höflichkeit, Sparsamkeit » (obéissance, politesse, sens de l’économie). Dès le premier morceau, la soliste Ketevan Papava développe des gestuelles arrondies et esquisse de multiples rotations dont l’amplitude s’inspire des phrasés de l’orchestre rendus généreux par les tempi ralentis du maestro. Elle les conjugue avec un ludisme facétieux de pointes, évidemment parfaites. La « toupie » finale sera celle, surprenante et amusante, d’une main qui semble « touiller » l’air avec une cuillère invisible ! Un acrobatisme divertissant des figures marque derechef la Annen-Polka où la danseuse bat de son poing rageur la mesure à même le sol. Le rythme plus saccadé de la Neue Pizzicato Polka donne lieu à une superbe — et même très émouvante tant leurs visages exultent de bonheur — évolution millimétrée de trois couples (Adi Hanan, Sinthia Liz, Victor Cagnin, Javier Gonzalez Cabrera, Kristian Pokorny, et Daniel Vizcayo). Quant au « one man show » hilarant de Jackson Caroll sur la Radetsky-Marsch, nul doute qu’un observateur attentif ne puisse y déceler quelque furieuse dénonciation d’une parade militaire sur le Prater. Un Français d’une certaine génération y verrait même une adaptation moderne — un plagiat ? — d’un célébrissime sketch de Fernand Reynaud (1926-1973) : « Le défilé ».
Masayu Kimoto, Hyo-Jung Kang, Ensemble. Symphony in C. Photographie © Wiener Staatsballett, Ashley Taylor.
Point de surprise, en revanche, avec Fly paper bird de Marco Goecke. Nous avions déjà eu l’occasion de découvrir et de commenter son travail : si le chorégraphe fut particulièrement inspiré avec son étude consacrée à Nijinski au Monaco Dance Forum en décembre 2017, étude doublée un an plus tard d’un hommage plus collectif auquel il avait participé aux Ballets de Monte-Carlo, le natif de Wuppertal a semblé retrouver à Vienne ses « vieux démons » tels qu’il nous les avait fait connaître en 2014 avec Sigh sur le Rocher. Le plus déconcertant dans cette authentique et récurrente « défibrillation » chorégraphique est qu’elle intervient sur l’Adagietto — sehr langsam précise son compositeur — de la symphonie no 5 de Gustav Mahler. Nous conservons en mémoire le contre-exemple d’une chorégraphie des plus sensuelles de l’Argentin Oscar Araiz en 2013 aux Ballets Nice Méditerranée sur ce quatrième mouvement. Le contraste ininterrompu entre la gesticulation fiévreuse de ces corps électrifiés et l’inépuisable langueur de la mélodie suscite une pléthore d’interrogations. Celles-ci restent d’autant plus sans réponse que les strophes de « Mein Vogel » (1956), poème de l’Autrichienne Ingeborg Bachmann (1926-1973) « Was auch geschieht : die verheerte Welt sinkt in die Dämmrung zurück… » (Quoi qu'il arrive, le monde dévasté retombe dans l'obscurité…) récitées par une danseuse sont, hélas, peu audibles.
Olga Esina et Brendan Saye, Symphony in C. Photographie © Wiener Staatsballett, Ashley Taylor.
Puis surgit le fantôme de George Balanchine — alias Mr. B — et de sa Symphony in C, un ballet inspiré par la symphonie en ut majeur de George Bizet : une partition de jeunesse en quatre mouvements composée à l’âge de 17 ans, fruit probable d’un exercice du Conservatoire et qui emprunte nombre de caractéristiques à la Première Symphonie en ré majeur de son maître spirituel Charles Gounod. Œuvre sur laquelle le ballet original fut créé en 1947 à l’Opéra de Paris sous le titre Le Palais de Cristal. Dès le lever de rideau, avant même les premières mesures, des applaudissements fusent. Il faut dire que le tableau des danseuses déjà sur scène, impeccablement disposées dans leurs tutus resplendissants, impose le respect. Sans doute le public pressent-il les effets à venir d’une chorégraphie d’une densité exceptionnelle — « L’une des plus difficiles du répertoire de Balanchine » reconnaît l’ancien danseur du New York City Ballet Peter Martin (1946 —) — et qui frappe par plusieurs traits : l’absolue symétrie des évolutions qui prend non seulement en considération l’esthétique d’ensemble mais respecte tout aussi scrupuleusement la hiérarchie au sein du corps de ballet en mettant en exergue les « couples principaux » : Hyo-Jung Kang et Masayu Kimoto pour le 1er mouvement, Olga Esina et Brendan Saye pour le second, Kiyoka Hashimoto et Davide Dato pour le troisième, Alice Firenze et Timoor Afshar pour le quatrième. Igor Stravinsky dont l’histoire affirme qu’il appelât l’attention de Balanchine, de par sa proximité avec le chorégraphe, sur cette partition disparue puis redécouverte au début des années 30, admirait cette concision du ballet classique. Celle-ci colle parfaitement à l’œuvre de Balanchine : « La beauté de son ordre et la rigueur de sa forme. Son action correspond parfaitement à la conception que j'ai de l'art. Dans la danse classique, je vois le triomphe de la planification mesurée sur le sentiment de flottement, de la règle sur l'arbitraire, de l'ordre sur le « hasard » (Michail Druskin, Igor Stravinsky, Biografien, Reclam, 1976, p. 93). La légèreté — que de portages superbement élancés qui donnent l’impression que les ballerines s’éclipsent dans le ciel — s’allie à la grandeur par la délicatesse tout aristocratique des évolutions. Sollicitée par les Ballets de Monte-Carlo pour La Valse dans une soirée consacrée à Balanchine et à Ravel en décembre de l’année passée, Patricia Neary (1942 —) qui a en charge le Trust Balanchine, a remonté cette Symphony in C en respectant cette esthétique si appréciée de Mr. B du « black and white » : sous l’influence de la costumière Barbara Karinska (1886-1983), les hommes sont vêtus de noir et les danseuses de tutus blancs. Si dans les chorégraphies de Balanchine « Woman is first », les ballerines n’en finissent pas moins, notamment dans le mouvement lent, par sombrer dans les bras en « couronne » de leur partenaire. Et, pour le grand finale, c’est le corps de ballet dans son intégralité qui apparaît sur scène dans un ensemble parfaitement synchronisé et toujours hiérarchisé — « à chaque note, un pas » selon Balanchine — en réponse au « ballet à grand spectacle » de Marius Petipa (1818-1910) : « Mr. B would often pause in class while focusing on a minute detail – a particular transition, a particular foot position as it molded itself about the opposite ankle and say to us all : « You see : It’s all Petipa ! » (Toni Bentley, Serenade, A Balanchine Story, Pantheon Books, N.Y., 2022, p. 155).
Jean-Luc Vannier
Wien, le 22 mai 2024
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Dimanche 2 Juin, 2024 14:54