Wien, 9 octobre 2023, —— Jean-Luc Vannier.
Vittorio Grigolo (Mario Cavaradossi). Photographie © Wiener Staatsoper Michael Pöhn.
Loin des mises en scène qui ne visent qu’à satisfaire les égos surdimensionnés et les fantasmes décalés de leurs auteurs — et ce, même s’il s’agit « d’insuffler la créativité au sein d’un art lyrique marqué par la relative immuabilité des répertoires », la Staatsoper de Vienne s’efforce toujours de concilier la fidélisation d’indéfectibles mélomanes avec la nécessité d’attirer un public plus jeune. Dans les productions qu’il nous a été possible de voir à Vienne, nous dirons qu’elle s’en sort plutôt bien : un subtil équilibre entre transgression — en témoigne Von der Liebe Tod en octobre 2022 — ou, plus raisonnablement, audace avec le travail de D. Tcherniakov sur Eugène Onéguine en mars 2023et, enfin, classicisme avec Die Entführung aus dem Serail en mars 2022.
La Tosca programmée dimanche 8 octobre appartient assurément à la troisième catégorie. La dernière mais non des moindres. Les décors soigneusement aménagés de Nicola Benois occupent l’immense volume de la scène et nous procurent dès le lever de rideau cet étrange sentiment d’un plateau dont la densité et la charge dramaturgique soutenant l’histoire envahissent le parterre et prennent littéralement possession du public. Et dont seul l’adjectif « cossu » nous paraît capable de rendre compte : nobles, somptueux mais aussi raffinés. Comme l’on « ne change pas une équipe qui gagne », rien d’étonnant à lire dans les feuillets de présentation qu’il s’agit de la 644e représentation dans cette mise en scène signée Margarete Wallmann (1904 Wien -1992 Monaco) !
Vittorio Grigolo (Mario Cavaradossi) et Angel Blue (Tosca). Photographie © Wiener Staatsoper Michael Pöhn.
Magistrale et dynamique, la direction de l’orchestre et des chœurs de l’opéra par Yoel Gamzou prend un soin infini – et visible – à lancer les chanteurs tout en veillant, par exemple, à l’accentuation des trois accords symphoniques de l’ouverture qui annoncent déjà Scarpia en fin de l’acte I ou de l’impératif fortissimo – avec les violons cette fois-ci – qui reprend la marche du peloton immédiatement après l’exécution de Cavaradossi. Une soixantaine de « motifs récurrents », certes différents du leitmotiv wagnérien, jouent comme des points de capiton du tissu mélodique dans notre psyché. Puccini savait y faire avec le public. Mais le maestro respecte scrupuleusement les moments pianissimi et les contrastes musicaux à l’image de cette scène où Tosca suit un rituel superstitieux autour du cadavre du baron. Relevons ce qui nous semble être une aporie dans un détail — et où le diable se cache souvent ! — de la mise en scène : le moment où Tosca, après avoir occis Scarpia, assène cette phrase avec distance, presque un constat froid « Et avanti a lui tremava tutta Roma » ne devrait pas coïncider avec des pleurnichements prolongés de l’héroïne.
Ludovic Tézier (Scarpia). Photographie © Wiener Staatsoper Michael Pöhn.
Vittorio Grigolo qui sera prochainement Don Carlo à l’opéra de Monte-Carlo use et abuse — mais à très bon escient et pour notre plus grand plaisir car ils sont impeccables de justesse de ton et d’authenticité — d’élans vocaux de tendresse et d’ardeur : si les premiers nourrissent son « Recondita armonia » à l’acte I et, plus encore, son « E lucevan le stelle » au dernier acte, les seconds l’emportent dans un tonitruant « Vittoria, vittoria ! » à l’acte II. Ovationné à de multiples reprises, le ténor d’Arezzo, ancien élève des chœurs de la chapelle Sixtine, salue avec une émotion non feinte le public et l’orchestre.
Dans le rôle-titre, et en comparaison, la soprano américaine Angel Blue peut parfois faire pâle figure — quelques rares phrases ne sont pas clairement audibles — même si son « Vissi d’arte » emporte nettement la conviction avec une émotion dont elle sait enrichir sa ligne de chant. Nous attendions avec impatience Ludovic Tézier dans le personnage de Scarpia car le célèbre baryton nous a plutôt habitué à camper des héros positifs comme dans Thaïs à Monte-Carlo ou l’incarnation de Don Carlo dans un Ernani plus ancien. Celui qui nous avait aussi charmé dans un Simon Boccanegra en version de concert sur le Rocher a su parfaitement personnaliser « son » Scarpia : contrairement à d’autres tempéraments plus sanguins comme Bryn Terfel, Ludovic Tézier a préféré amplifier toute sa perversité intérieure, jouant d’une apparente neutralité encore plus malfaisante et pernicieuse. Il se rapproche ainsi de l’interprétation de la basse sud-coréenne Samuel Youn à l’opéra de Marseille. Il n’en réussit pas moins l’expression puissante de ses pensées impies à l’acte I avant de se joindre au Te Deum. Evgeny Solodovnikov (Cesare Angelotti), Dan Paul Dumitrescu (Mesner), Lukas Schmidt (Spoletta), Markus Pelz (Sciarrone), Stephano Park (Ein Schliesser) et Julia Oos (superbe « Io de’ sospiri » du berger au début de l’acte III) complètent cette distribution.
Ludovic Tézier (Scarpia) et Angel Blue (Tosca). Photographie © Wiener Staatsoper Michael Pöhn.
Drame absolu puisque les trois protagonistes meurent dans un destin irrémédiablement croisé, Tosca reste l’une des œuvres les plus jouées du répertoire d’opéra. Et dire que la première de ce melodramma en trois actes le 14 janvier 1900 au Teatro Costanzi de Rome, outre des rumeurs d’attentat à la bombe – déjà ! – ne fut pas un triomphe : critiques virulentes du livret (G. Giacosa et L. Illica), public réfractaire. Moins d’an plus tard, toute l’Italie était conquise et la France, dès 1903 à l’Opéra-Comique, lui emboitait le pas.
Jean-Luc Vannier
Wien, le 9 octobre 2023
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Jeudi 12 Octobre, 2023 19:52