Monaco, 29 juin 2023 —— Jean-Luc Vannier.
Les Nuls. Ballets de Monte-Carlo. Photographie © Alice Blangero.
Deux créations autour d’Igor Stravinski rivalisaient mercredi 28 juin aux Ballets de Monte-Carlo. Au point de se demander comment, sur cette scène du Grimaldi Forum, les mêmes danseurs et danseuses de la célèbre compagnie dirigée par Jean-Christophe Maillotont pu interpréter des chorégraphies aussi antagonistes. Tout un art.
En première partie, le bouillonnant Jeroen Verbruggen – que nous croyions assagi depuis son étude sur L’Enfant et les Sortilèges de 2016 – proposait Les Nuls, d’après Pulcinella, ballet avec chant en un acte d'après Giambattista Pergolesi composé par Stravinski en 1919 et inspiré par le personnage de la commedia dell’arte Polichinelle. Il s’agissait à l’époque d’une commande de Serge de Diaghilev dont le Monaco Dance Forum nous avait présenté en 2016, comme en reflet de la vie du directeur des Ballets russes, une fascinante étude sur son amant Vaslav Nijinsky.
Assagi Jeroen Verbruggen ? Que nenni ! Dénonçant dans une note d’intention « le rejet des minorités dans un monde qui fonctionne, depuis la naissance qui nous rend inégaux jusqu’à la mort qui nous réunit tous », le jeune chorégraphe développe une scénographie (Wolfgang Menardi) braillarde et bestiale et ce, nonobstant les multiples emprunts à la musique baroque censée nous apaiser. Il exploite les fantaisies costumières de Charlie Le Mindu – culture underground et drag performance – lesquelles font penser à des chamallows délicieusement colorés, autant de lipides partiellement agglutinés aux corps des danseurs : un « Éloge de la graisse », une « ode à la diversité des corps » comme en témoignait déjà l’essai à contre-courant d’Olivier Bardolle paru en 2006 chez Jean-Claude Gawsewitch.
Les Nuls. Ballets de Monte-Carlo. Photographie © Alice Blangero.
Mais « the more there is, the less you see » : Jeroen Verbruggen encombre la scène d’innombrables artefacts matériels dont les danseurs donnent parfois le sentiment de n’en pas savoir quoi faire. Sa perspective chorégraphique se démultiplie en d’infinies – et d’indéfinies ? – directions qui en font souvent perdre le sens : l’âpreté de la fureur l’emporte in fine sur le message, brouillé, de la dénonciation. Certes, le « micro » fantasmé comme un phallus portatif galvanise les accusations portées contre les outrances de la « société du spectacle ». Mais la césure provisoire, sorte de backstage momentané où les danseurs se détendent entre deux actes, ne vient-elle pas contrarier la férocité et l’authenticité de l’ambassade ? Les personnages de Les Nuls sont tellement grimés et travestis qu’il est par surcroît difficile de savoir qui est qui. Cela pourrait certes exemplifier, dans la psyché tourmentée de Jeroen Verbruggen, les défaillances identitaires et autres confusions des limites : les maux psychiques par excellence de notre siècle.
Nous en revenons finalement à la principale critique qui consiste à regretter cet usage massif d’objets scéniques en lieu et place de l’immense richesse – sera-t-elle jamais égalée ? – des mouvements, des gestuelles et autres mimiques : richesse supposée incarner le nec plus ultra de la danse.
Anna Blackwell (Firebird) et Christian Assis (Le chef des Explorateurs). Photographie © Alice Blangero.
Fort heureusement, Goyo Montero et son Firebird, inspiré du livret de Fokine sous la forme d’un conte dansé et mis en musique par Igor Stravinskiressuscite en nous une vive appétence artistique : son travail décline une histoire, tragique mais sublime et qui, sur fond de trahison amoureuse – Anna Blackwellet Christian Assis sont tout simplement magnifiques –, mêle conquête et extermination. Les décors de Curt Allen-Wilmer et Leticia Ganan créent immédiatement une atmosphère étrange, mi-féérique mi-mystique, corroborée par les costumes de Salvador Mateo Andujar : les « Explorateurs » sont vêtus comme les prêtres lors des processions religieuses en Espagne pendant la Semaine sainte tandis que des justaucorps, sorte de peaux aux couleurs incandescentes, profilent avec netteté la silhouette des membres de la « Tribu ». Atmosphère mystérieuse, par surcroît enrichie de subtils jeux d’ombres et de lumières (Samuel Thery, Goyo Montero). Nous retrouvons en outre la patte de Montero dans la savante mise en exergue, soutenue par l’extrême finesse de la gestuelle, du collectif : des ensembles mouvants tels qu’il nous les avait fait découvrir dans Atman, étude présentée au Grimaldi Forum en avril 2019. Des corps ondoyants, semblables à des créatures d’un autre univers et où l’âme – encore et toujours chez Goyo Montero – représente, explique le chorégraphe espagnol dans une note, « la semence de la vie qui reviendra toujours quand nous en aurons fini avec nous-mêmes et que nous aurons tout détruit autour de nous ».
Firebird. Ballets de Monte-Carlo. Photographie © Alice Blangero.
Au succès d’estime de la première pièce succède une véritable ovation pour la seconde. L’affect aura triomphé de l’intellect.
Jean-Luc Vannier
Monaco, le 29 juin 2023
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Mardi 12 Décembre, 2023 13:55