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Letter to a man : dans la tête de Vaslav Nijinsky au Monaco Dance Forum

Letter to a man. Photographie © Lucie Jansch.

Monaco 1er juillet 2016, par Jean-Luc Vannier ——

Au cours de l'hiver 1918-1919, juste avant d'être interné pour les trente années qui lui restent à vivre, Vaslav Nijinsky, gloire des Ballets russes, interprète audacieux, voire révolutionnaire des chorégraphies de son amant Serge de Diaghilev, rédige fiévreusement ce que d'aucuns nomment, sans doute de manière inappropriée, son « journal ». Certes moins étoffés que l'autoanalyse d'un Daniel Paul Schreber (Mémoire d'un névropathe, Points no 177), ces Cahiers n'en représentent pas moins le reflet délirant — et à ce titre une tentative avortée pour s'en extraire — de sa « confusion mentale de nature schizophrène accompagnée d'une légère excitation maniaque » diagnostiquée par un « docteur des nerfs » zurichois. Cahiers dont le cheminement jusqu'à leur publication fut aussi tortueux que les pensées de leur auteur (Cahiers de Nijinski, traduction par Galina Pogojeva, Éd. Actes Sud, 1995). Ces pages tourmentées regorgent d'une exploitation paroxystique, jusqu'au-boutiste de mots en charge de suturer un chaos idéel, un délitement réflexif. D'où les multiples expériences d'en restituer sur scène leur puissant contenu : citons, entre autres, le Festival d'Avignon (Christian Lvowski), le Théâtre de l'Ouest parisien (Brigitte Lefèvre, Daniel San Pedro et Clément Hervieu-Léger) et une version reprise au Palais de Chaillot en novembre prochain. 

Créé au Spoleto Festival dei 2Mondi de 2015 puis présenté plus récemment à Lyon, Letter to a man, projet inspiré lui aussi par les Cahiers de Vaslav Nijinsky, est le fruit d'une collaboration entre l'emblématique metteur en scène Robert Wilson et l'incomparable danseur Mikhaïl Baryshnikov. Collaboration initiée avec le Cal Performances University of California Berkeley, le Center for the Art of Performance at UCLA, le Teatro del Canal Madrid et Les Ballets de Monte-Carlo. Présentée jeudi 30 juin dans le cadre du Monaco Dance Forum à l'opéra de Monte-Carlo, cette production laisse néanmoins une impression des plus contrastées.

Letter to a man. Photographie © Lucie Jansch.

Fondée sur des séquences brutalement dissociées par le rythme et par le répertoire musical en vue de traduire les déchirements schizophréniques de Nijinsky, la construction de Robert Wilson cherche en outre à saturer l'audience par le caractère littéralement insoutenable de la répétition compulsive d'obsédantes ruminations: « je sens l'asphyxie de la terre » vocifère l'auteur. Mais les traductions systématiques en anglais et en russe, réitérées jusqu'à l'exaspération, produisent l'effet inverse : l'attention du public fléchit. Mécanismes de défense ? Une quinzaine de spectateurs quitte peu à peu la salle : peut-être certains d'entre eux ne supportèrent-ils pas cette immersion totale dans la folie. Les cris, hurlements et autres sonorités onomatopéiques — un vacarme assourdissant qui n'empêcha pas mon voisin de droite de sombrer prestement dans un profond sommeil — masquent par surcroît la fragilité subtile, angoissée des propos de Nijinsky : à trop vouloir écraser l'audience, le scénique martelé finit par étouffer la signifiance aiguisée, souffrante, de la parole.  Il édulcore surtout cette imbrication de la sexualité avec le divin, symptomatique des cas de schizophrénie. Phénomène souligné tant par Wilhelm Reich (Les fonctions de l'orgasme, L'arche Éditeur, Coll. « Le sens de la marche », 1978, p. 60) que par Sigmund Freud, citant le Faust de Goethe : « Dans la sexualité existe partout la plus intime corrélation entre ce qu'il y a de plus élevé et ce qu'il y a de plus bas » (« Trois essais sur la théorie sexuelle », Œuvres complètes VI, 1901-1905, PUF, 2009, p. 95). « Je suis Dieu dans ma bite », écrit Vaslav Nijinski dans une lettre-poème probablement destinée à Serge de Diaghilev et retrouvée dans le dernier des quatre cahiers du célèbre danseur. Le solo chorégraphié de Mikhaïl Baryshnikov, malgré ou plutôt en raison de son élégance gracieuse et de sa légèreté épurée, nous éloigne trop des divagations psychotiques tandis que le rictus de son visage grimé nous rappelle davantage celui du meneur de revue dans le célèbre film « Cabaret ». Fallait-il y déceler, tout comme les regards complices du tenancier du Kit Kat Club à la caméra, l'annonce d'une irrémédiable chute ? Nul doute que Letter to a man s'efforce d'approcher au plus près le phénomène de la désintégration psychique chez l'être humain. Énigmatiques, les affres de la psyché peuvent tout aussi bien s'illustrer par la profondeur abyssale d'un silence, la béance cataclysmique du vide.

Letter to a man. Photographie © Lucie Jansch.

Monaco, le 1er juillet 2016
Jean-Luc Vannier

 

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bouquetin

Vendredi 1 Juillet, 2016 22:26