Daniele Delvecchio, L'enfant et les sortilèges. Photographie © Alice Blangero.
« Avec cinquante danseurs de vingt nationalités différentes, la diversité reste une force et non une malédiction que certains combattent lâchement par la violence ». Se présentant sur la scène de l'opéra de Monte-Carlo, jeudi 21 juillet quelques minutes avant le lever de rideau, Jean-Christophe Maillot, le directeur des Ballets monégasques, annonçait que « l'intégralité de la recette de cette soirée irait aux familles des victimes de l'attentat de Nice ». En toile de fond de cette déclaration solennelle, ovationnée par un public ému, le rideau de scène réalisé par les artistes Ernest Pignon-Ernest & JR pour les Ballets de Monte-Carlo à l'occasion des 30 ans de la Compagnie, une figure féminine dénudée à même de rappeler l'une des huiles les plus célèbres de Delacroix, n'en prenait que plus de valeur.Les deux créations au programme, L'enfant et les sortilèges de Jeroen Verbruggen et Le baiser de la fée de Vladimir Varnava, auraient pu fournir une clé pour décrypter le fil rouge de cette première du Festival « L'été danse » dédié au trentième anniversaire de la Compagnie monégasque. Deux contes fantastiques de la même époque : le premier fut créé le 21 mars 1925 à l'opéra de Monte-Carlo et le second le 27 novembre 1928 à l'opéra de Paris. Deux compositeurs du Siècle : Maurice Ravel (1875-1937) et Igor Stravinsky (1882-1971). Mais « l'art est la joie de l'homme libre » et tout a finalement séparé le travail de ces deux jeunes créateurs.
Daniele Delvecchio, L'enfant et les sortilèges. Photographie © Alice Blangero.
La lecture chorégraphique du livret de Colette par Jeroen Verbruggen était très attendue. Et pour cause : depuis son travail iconoclaste et déjanté Kill Banbi en avril 2012, cet artiste issu de l'École du Ballet Royal d'Anvers nous avait fasciné par son intensité créative à dialoguer scéniquement avec la mort dans son Aritmophobia de juillet 2013 ou bien encore par l'incandescence de ses délires inconscients dans True and False Unicorn en juillet 2015. En 2014, année charnière où il se décide à mettre un terme à sa carrière de danseur pour se consacrer exclusivement à la chorégraphie, Jeroen Verbruggen se distingue encore en revisitant un magique Casse-Noisette où, écrivions-nous alors, son « extravagance pulsionnelle nous assaille de bonheur, nous désarmant contre un éventuel rejet de ce chaos par son sourire de garçonnet facétieux ». Plus récemment, il nous étonnait par une pièce plutôt fluette et délicate Hold Fast, for if présentée dans le cadre du Gala de l'Académie Princesse Grace.
lvaro Prieto et Anne Laure Seillan, Le baiser de la fée. Photographie © Alice Blangero.
Dans une scénographie et des costumes signés « On aura tout vu », Jeroen Verbruggen propose des évolutions nettement plus intériorisées, plus intégrées sans rien céder à l'inventivité des mouvements ou à l'énergie dispensée pour les exprimer. Tout en respectant l'agencement de cette fantaisie lyrique dont l'opéra de Monte-Carlo avait produit une superbe version en février 2012, il en accentue la sombre et inquiétante profondeur : les jambes maternelles du décor — dont n'est pas absente une forme de voyeurisme — rendent la génitrice encore plus inaccessible dans ce rapport asymétrique fondamental entre l'adulte et l'enfant. Toutes les scènes, du fauteuil qui se dérobe au feu qui s'embrase et le brûle (Elena Marzano et Gaëlle Riou), du terrifiant Arythmétique (Asier Edeso) qui harcèle l'enfant dans un indescriptible tohu-bohu jusqu'au chat transformé par Jeroen Verbruggen en maitresses sado-maso vêtues de cuir (Anna Blackwell et Christian Tworzyanski), ravivent la détresse originelle, cette « hilflosigkeit » du tout-petit pour lequel chaque expérience mêle insatiable curiosité et récurrente confrontation à la douleur. L'échelle où s'accroche le corps recroquevillé de l'enfant, magnifiquement incarné par Daniele Delvecchio, revêt une puissante dimension christique mais, contrairement à l'œuvre, non rédemptrice : l'enfant grandit, mûrit en grimpant les barreaux initiatiques de cette échelle pour se rapprocher plus avant d'une mère qui, finalement, se dérobe et lui échappe, le laissant seul et désemparé. Loin de l'extraversion chaotique à laquelle nous avaient soumis ses études de « jeunesse », Jeroen Verbruggen nous suggère, nonobstant les caprices hystéroïdes de l'enfant au tout début de la pièce, une écriture chorégraphique nettement plus dense, une gestuelle plus mature et plus concentrée — un pulsionnel lié analytiquement parlant — sans rien occulter de ses pires angoisses infantiles. Angoisses sans doute réactivées par « les zones de turbulence adolescente » évoquées dans sa note d'intention. D'où peut-être le final tourmenté, sur fond du lancinant « Lamento » du Didon et Enée, l'opéra d'Henry Purcell « Remember me, but ah! Forget my fate » (version Ludovico Monk) : une immense blessure narcissique que Jeroen Verbruggen s'efforce de suturer par une ténébreuse chorégraphie dont nous faisons notre miel.
Le baiser de la fée. Photographie © Alice Blangero.
Cette densité manque malheureusement à la création de Vladimir Varnava, Le baiser de la fée donnée en seconde partie. À force de vouloir « revisiter non seulement la musique mais également l'histoire » selon les intentions de l'auteur, la création musicale d'Aleksandr Karpov, pourtant dédiée à Igor Stravinsky, nous éloigne sans doute des inspirations initiales de Tchaïkovski tandis que la scénographie et les costumes de Galya Solodovnikova aseptisent, malgré quelques scènes d'ensemble souvent ingénieuses et fort suggestives, la dimension onirique de l'œuvre. Avec des évolutions répétitives et placées sous l'empire exclusif du latex, les soixante-huit minutes génèrent la désagréable impression d'une chorégraphie un peu délayée, aux inutiles longueurs. Parfois même ennuyeuse. La sarabande « échevelée » et « hirsute » de fées aussi osseuses qu'un tableau d'Egon Schiele et qui vient rompre le huis clos dépressif du couple demeure sans doute parmi les meilleures scènes de cette proposition. L'interprétation saisissante d'Alvaro Prieto pour l'homme et celles d'Anne-Laure Seillan pour la femme et de Mimoza Koike pour la petite fée, n'y sont sans doute pas pour rien.
Monaco, le 22 juillet 2016
Jean-Luc Vannier
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Vendredi 30 Août, 2024