Massâcre, Jeroen Verbruggen. Photographie © Alice Blangero.
Deux jeunes chorégraphes. Deux créations mondiales. Un carré contre un cercle de lumière au centre du plateau. Deux visions antagonistes de la vie et de la mort. Et ce, nonobstant des évolutions et des gestuelles parfois étrangement proches à l'image du portage d'un corps en extension ou recroquevillé par un groupe de danseurs. La compagnie Les Ballets de Monte-Carlo proposait de découvrir, mercredi 19 juillet dans le cadre de « L'été danse ! » salle Garnier, « Massâcre » de Jeroen Verbruggen suivi de « Memento Mori » de Sidi Larbi Cherkaoui.
« Les musiciens et les chorégraphes en reviennent toujours au Sacre du Printemps de Stravinsky » affirme Jeroen Verbruggen dans une note d'intention. Si le chorégraphe résident des Ballets de Monte-Carlo depuis trois ans, fait ainsi référence aux célèbres versions de Maurice Béjart, de Pina Bausch, de Jean-Claude Gallotta ou d'Angelin Preljocaj, le titre de son travail trouve son inspiration dans l'acerbe critique d'un musicologue grincheux à l'issue du concert donné au Théâtre des Champs-Élysées le 29 mai 1913 : « Le massacre du tympan ». Sur une interprétation jazzy de l'œuvre arrangée par Benjamin Magnin et de « The Bad Plus » (The Rite of Spring, « Evocation of the Ancestors/Ritual Action of the Ancestors), Jeroen Verbruggen se plaît toujours à transgresser les codes chorégraphiques en scénarisant cette pièce dans une boîte carrée « contrairement à Nijinsky plaçant jusqu'à l'obsession le cercle au centre de sa réflexion ». Et de préciser : « les carrés et les rectangles suggèrent la rectitude, l'honnêteté ». Des « carrés qui offrent un cadre » souligne-t-il encore. Une insistance pour mieux s'en exonérer et en briser les rigoureuses contraintes : d'où l'inclusion d'une bonne dose de voyeurisme par des rideaux en lanière de plastique transparents qui découvrent au public des hors-champs. Ou — quelque chose de psychotique dans cette scène — la troublante irruption du réel sous la forme de deux habilleuses venues des coulisses pour changer le costume d'une danseuse en pleine exécution de la chorégraphie. « J'ai essayé d'explorer comment nous flirtons avec ces limites » écrit l'auteur.
Massâcre, Jeroen Verbruggen. Photographie © Alice Blangero.
Contrairement à ses œuvres de « jeunesse », Jeroen Verbruggen confirme des évolutions précédemment décrites : sa proposition, loin d'innover en termes de gestuelle, édulcore le plus extravagant mais ne cesse, en revanche, de promouvoir des mouvements toujours heurtés, composés d'éclats et de tensions. Une chorégraphie où la densité collective — voire corporellement massive pour une première partie exclusivement masculine — appréhende la globalité : elle inclut finalement ce que l'on ne doit pas montrer dans un ballet conventionnel en liaison inconsciente avec ce qu'on ne veut pas voir de l'auteur. Jeroen Verbruggen vise — toujours et encore — à rompre la structure tout en cherchant à s'y insérer : la marge elle-même devient cœur de scène, signifiant peut-être le besoin d'une reconnaissance non celle du chorégraphe à la renommée désormais mondiale — mais celle psychique, de l'être qui sourd de l'artiste, dans une dynamique destinée à définir, à trouver puis à conquérir une identité. Une revendication permanente mais incapable de trouver son entière satisfaction, une sorte de « combat avec le démon » évoqué par Stefan Zweig à propos de Von Kleist, d'Hölderlin et de Nietzsche : outre un certain retour du refoulé avec le plumage animalier (Hairdreams), fétiche éprouvé dans son Kill Bambi, l'intention de « Massâcre » demeure riche, exaltée et puissante. Elle déborde hélas le corset chorégraphique tout comme elle excède les limites humaines du danseur. Jusqu'au point de donner le sentiment de ne pas atteindre la justesse et la plénitude de l'expressivité. Celle-là même susceptible de rasséréner toute la violence et le manque-à-être contenus dans son hubris fantasmatique. (Interprètes : Taisha Barton-Rowledge, Anna Blackwell, Anissa Bruley, Marketa Pospisilova, Anne-Laure Seillan, Kaori Tajima, Alessandra Tognoloni et Daniele Delvecchio, Isaac Lee-Baker, Francesco Mariottini, Alexis Oliveira, Lennart Radtke, Benjamin Stone, Simone Tribuna, Christian Tworzyanski).
Memento Mori, Sidi Larbi Cherkaoui. Photographie © Alice Blangero.
Du carré, nous passons après la pause, aux cercles lumineux. Magnifique travail dans les deux chorégraphies de Fabiana Piccioli. « Memento Mori », ultime séquence d'une trilogie commencée avec « In Memoriam » en 2004 puis « Mea Culpa » en 2006, prend l'exact contrepied de l'œuvre précédente. Nous y retrouvons toutefois cette obsession du souffle analeptique si caractéristique de cet auteur : évanescente fluidité des évolutions individuelles ou collectives, onctuosité, rondeur des gestuelles aussi silencieuses qu'un Tai Chi effectué au petit matin dans les vertes allées du Jardin du Luxembourg. L'inspiration trouve, contrairement à Jeroen Verbruggen, son plein aboutissement, sa jouissance extatique dans un lien universalisé des corps avec l'environnement. Des corps qui ondulent, ici, comme les derviches, avec un superbe manège de danseurs pivotant sur eux-mêmes et là, avec des tangos endiablés de couples même si l'harmonie dans la captation de l'énergie des airs requiert aussi l'impérieuse nécessité de coller au sol.
Memento Mori, Sidi Larbi Cherkaoui. Photographie © Alice Blangero.
Atmosphère paisible sur fond de musiques languissantes, de mélodies énamourées. Une sensation de bien-être mental sans exclusion de la sensualité. Et ce, malgré quelques références verbales à une ego-psychology de comptoir. Fort heureusement vite oubliées. Plus sensible, le public réagit avec enthousiasme : un peu comme après la complexité d'un morceau d'Egdar Varèse, on soumettait à l'oreille un concerto de Brahms. « Par la présence permanente de la mort, notre vie devient elle-même le plus grand des mystères » explique Sidi Larbi Cherkaoui. Un psychanalyste en a fait son antienne : « la paix qu'Éros menace, c'est Thanatos qui nous la donne ». (Interprètes : April Ball, Candela Ebbesen, Liisa Hämäläinen, Mimoza Koike, Elena Marzano, Gaëlle Riou, Maude Sabourin, Katrin Schrader, Beatriz Uhalte et Edoardo Boriani, Stephan Bourgond, Edgar Castillo, Leart Duraku, Asier Edeso, Julien Guerin, Koen Havenith, Artjom Maksakov, Lucien Postlewaite, Alvaro Prieto).
Monaco, le 20 juillet 2017
Jean-Luc Vannier
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Vendredi 6 Septembre, 2024