Monaco, 14 novembre 2022 —— Jean-Luc Vannier.
Nicolas Courjal (Méphistophélès). Photographie © Alain Hanel.
C’est dans le cadre d’un hommage à Raoul Gunsbourg (1860-1955), Directeur de l’opéra de Monte-Carlo de 1892 à 1951 — une longévité exceptionnelle — et dans celui des commémorations du centenaire d’Albert 1er que Jean-Louis Grinda présentait dimanche 13 novembre La Damnation de Faust : une occasion de célébrer, par surcroît et avec faste, la fête nationale monégasque. S’attaquer à une nouvelle production de cette œuvre d’Hector Berlioz créée justement à Monaco dans sa version scénique le 18 février 1893 relève d’un pari audacieux puisque la dernière version mise en scène sur le Rocher remonte au 11 février 1969. Et ce, nonobstant le succès rencontré par la version concertante donnée en décembre 2019 à l’Auditorium Rainier III.
Aude Extrémo (Marguerite) et Pene Pati (Faust). Photographie © Alain Hanel.
Cette œuvre en quatre parties et dont Berlioz avait publié huit scènes dès 1829, a en effet déconcerté le public lors de sa création en version de concert à l’Opéra-Comique le 6 décembre 1846 : à tel point que le second concert quatorze jours plus tard se déroula devant une salle clairsemée provoquant la ruine financière du compositeur. Berlioz avouera : « rien dans ma carrière d’artiste ne m’a plus profondément blessé que cette indifférence inattendue » (Hector Berlioz, Mémoires, Flammarion, 1991, p. 527). D’abord nommée « opéra de concert », puis « Légende dramatique », cette « appellation générique » dont le compositeur affuble son travail « est un symptôme de sa pensée » : l’auteur de la Symphonie fantastique (1830) « cherche à créer des formes capables de transmettre des visions sonores et poétiques plutôt que de couler celles-ci dans le moule des genres établis… Son image à Paris est celle d’un artiste inclassable subvertissant les règles, alors que presse et public aiment au contraire à identifier un créateur à un genre défini » (Hervé Lacombe, Histoire de l’opéra français, Du Consulat aux débuts de la IIIe République, Fayard, 2020, p.150). Autant de réserves qui n’ont pas empêché, dimanche au Grimaldi Forum, une foule compacte de se presser dans l’immense salle des princes. Dans la fosse : l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Kazuki Yamada et, sur le plateau, le chœur de l’opéra déjà prêt à entonner l’hymne national de Monaco.
Aude Extrémo (Marguerite). Photographie © Alain Hanel.
Semblant avoir souvenance de l’ambition de Berlioz « de passer d’une carrière au concert à une carrière au théâtre », Jean-Louis Grinda signe une mise en scène à même de faire se succéder avec la célérité requise une noria de tableaux et de situations très dissemblables. Certes, le classicisme dramaturgique l’emporte sur l’innovation périlleuse, au point d’avoir coiffé Méphistophélès de cette « plume rouge » luciférienne comme cela fut, peut-être, le cas pour ce rôle lors de la création. La mobilisation systématique des machineries — et des machinistes en charge d’opérer des changements rapides de décors (Rudy Sabounghi) — répond aux impératifs d’une rythmique de plus en plus mordante d’un livret construit au gré des envies et des pérégrinations du compositeur. Et où la partition elle-même nous bouscule sans ménagement entre chœurs de Pâques, chanson gothique, chahuts d’étudiants et gaillardises de troupiers, nous laissant à peine souffler, avec des cuivres en sourdine, sur une berceuse aux suaves tonalités « voici les roses » ou, liées par la note tenue de l’alto (François Méreaux) dans la quatrième partie, avec la romance de Marguerite et l’invocation élégiaque de Faust à la nature. En soutien à cette tension permanente, le recours fréquent à la vidéo (Jean Soulié et Gabriel Grinda) suit scrupuleusement la ligne du metteur en scène : elle s’inspire parfois d’astuces scéniques comme celle de la course vers l’abîme qui rappelle la scène du scooter dans un savoureux Il Barbiere di Sivilglia à Monaco, mais ne nous épargne pas non plus les clichés éculés avec la chute dans les flammes de l’enfer ou le portrait — ô combien suranné — d’une Marguerite figée dans une sorte de camée serti de roses blanches. Signées Laurent Castaingt, de magnifiques couleurs inondent la scène des champs ou celle de la maison de Marguerite. La chorégraphie des sylphes et des feux follets d’Eugénie Andrin nous laisse en revanche sur notre faim.
Nicolas Courjal (Méphistophélès) et Pene Pati (Faust). Photographie © Alain Hanel.
La direction musicale de Kazuki Yamada se devait donc d’être aussi nerveuse que précise. Le maestro commande, à grand renfort de gestes énergiques, les chanteurs sur le plateau. Superbe interprétation de la « Marche hongroise » forcément applaudie par un public, conquis en outre par une éloquente scénographie. Piliers inébranlables d’une architecture orchestrale fragmentaire, multipliant à souhait les irrégularités et sauts dans la conduite des — rares — mélodies, les chœurs de Stefano Visconti et ceux d’enfants de l’Académie de musique Rainier III (Bruno Habert) sont minutieusement guidés par le maestro et légitimement ovationnés.
L’on attendait évidemment avec une impatience non feinte la prestation de Pene Pati dans le rôle de Faust : si la diction irréprochable, la justesse de ton et les capacités de projection du ténor samoan dans cette immense salle du Grimaldi méritent d’être saluées, nous regretterons un certain monolithisme du timbre — l’expression des affects s’en ressent — tandis qu’il jongle avec plus d’aisance sur l’intensité vocale. Et ce, jusqu’à témoigner d’une tessiture aussi souple qu’inattendue dans un aigu subtilement retenu sur le « que j’aime » de son « Merci, doux crépuscule ». Annoncée comme « souffrante » par le Directeur général de l’opéra avant le lever de rideau, la mezzo-soprano Aude Extrémo parvient néanmoins à nous charmer dans sa célébrissime romance « D’amour l’ardente flamme ». La déception nous vient du Méphistophélès interprété par Nicolas Courjal, pourtant un habitué victorieux des rôles diaboliques : diction et articulation défaillantes rendent inaudible sa « chanson de la puce » au point que la basse donne le sentiment d’avoir à opérer un choix cornélien entre le souffle et la parole chantée.
Aude Extrémo (Marguerite). Photographie © Alain Hanel.
Signalons l’exposition très instructive organisée par le Grimaldi Forum sur Raoul Gunsbourg, et dont la visite constitue le prélude nécessaire à la découverte de cette Damnation de Faust.
Monaco, le 14 novembre 2022
Jean-Luc Vannier
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Mardi 15 Novembre, 2022 14:39