musicologie

—— Jean-Luc Vannier.

Hémon, de Zad Moultaka à l’Opéra national du Rhin : tragédie grecque ou libanaise ?

Hémon. Opéra national du Rhin. Photographie © Zad Moultaka Studio.

En création mondiale, retransmis en direct par France Musique, l’Opéra national du Rhin proposait samedi 20 mars dans le cadre du festival « Arsmondo Liban » Hémon, du compositeur d’origine libanaise Zad Moultaka sur un livret du philosophe Paul Audi. Inspirée par l’Antigone de Sophocle, cette œuvre s’inscrit dans une rare lignée : Tomaso Traetta, musicien à l’Ospedale dei Derelitti de Venise en fit, le premier semble-t-il, un opera seria en trois actes créé à Saint-Pétersbourg en 1772 où il tenta avec succès un subtil équilibre entre « le dramma métastasien, la tragédie lyrique française, les préceptes nouveaux élaborés par Calzabigi et Gluck

Le XXe siècle se saisit, lui aussi, de cette tragédie qui implique que « l’originalité des auteurs…se situe au niveau de l’interprétation personnelle » et où, contrairement à Eschyle qui concentrait sa dramaturgie sur l’intervention des Dieux, Sophocle exploite contrastes et épreuves « pour mettre en lumière les différences entre un idéal de vie et un autre ou bien illustrer la force d’âme d’un personnage » (Jacqueline de Romilly, La tragédie grecque, PUF, Coll. « Quadrige », 1994, pp. 20 et 39). Ainsi Carl Orff s’inspira-t-il de la version réalisée par Hölderlin dans la production de Lothar Müthel à Vienne en 1940 pour créer son Antigonae à Salzbourg en 1949 avec des « passages mélodiques de plus en plus fragmentés, une déclamation linéaire…des rythmes inexorablement répétés et de longues séquences sur une seule note » (Lucien Rebatet, Une histoire de la musique, des origines à nos jours, Robert Laffont, Coll. « Bouquins », 1990, pp. 790 et 791). Autant de précisions dont certaines ne manquent pas de nous « parler » après avoir écouté hier soir la production de l’Opéra national du Rhin. Cette énumération des antécédents serait bien incomplète si elle ne mentionnait la tragédie musicale en 3 actes d’Arthur Honeggersur un livret de Jean Cocteau créée au Théâtre de la Monnaie en décembre 1927. Et dans laquelle le compositeur, membre aléatoire du Groupe des Six, « exploite les possibilités prosodiques et musicales du vers français en déplaçant l’accent sur différentes syllabes accentuables et recherche le choc et la vigueur percutante de la langue donnée par les consonnes pour renforcer la dramaturgie du texte » (Cécile Auzolle — sous la direction de —, La création lyrique en France depuis 1900, Contextes, livrets, marges, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 204). Ce que nous avons également pu remarquer dans l’écriture de la partition par Zad Moultaka.

Zad Moultaka (compositeur). Photographie © Zad Moultaka Studio.

L’originalité incontestable de ce Hémon réside néanmoins dans le déplacement du cœur de la tragédie sur le fils de Créon et amoureux d’Antigone. Certes, dans le duo entre père et fils, le livret de 2021 reprend quelques tirades extraites de l’Antigone de Sophocle : « Un peuple qui dicterait des ordres au roi ? » (« Thèbes aurait donc à me dicter mes ordres ? ») ou bien « Serais-je donc le vieux… et toi l’enfant ? » (« Tu le vois, tu réponds tout à fait en enfant »). La dernière réplique prend évidemment tout son sens lorsque Hémon énonce « Non, elle ne mourra pas : j’écrirai son nom après celui du monde » alors que dans la pièce de Sophocle, son suicide est clairement annoncé « Eh bien ! elle mourra ; mais, en mourant, elle en tuera un autre ». L’une des formules philosophico-politiques du duo dans Sophocle  « Il n’est point de cité qui soit le bien d’un seul » est conservée pour les ultimes paroles de Hémon dans l’épilogue : La justice n’entre pas où il n’y a qu’un seul homme » (Sophocle, Tragédies, Folio no 360, 1973, pp. 115–120). Étrangement, dans la note d’intention de Paul Audi — « Ainsi me suis-je pris à imaginer un Hémon fort différent du modèle sophocléen bien plus consistant et complexe que ce que révèle de lui sa soumission à la fatalité » — alors que le personnage d’Hémon chez Sophocle tient un discours des plus fermes à son géniteur —, la question surgit : pourquoi le héros est-il aussi faible et aussi peu convaincant dans son échange avec Antigone ? L’audace aurait-elle manqué aux concepteurs de l’opéra ou bien fallait-il qu’Antigone mourût pour justifier la transfiguration finale de Hémon ?

Le héros de Zad Moultaka et de Paul Audi épouse néanmoins, dans les grandes lignes, les règles de la tragédie chez Sophocle : « il met l’homme au centre de tout et remplit ses tragédies de devoirs contrastés, de débats sur des conduites…où un personnage incarne un problème d’ordre éthique » (Jacqueline de Romilly, op. cit., p. 81 et 82). Si de nombreuses scènes opposent deux personnages — autre tradition chez Sophocle — les tableaux 5 et 6 mettent en exergue la solitude tragique du héros par une succession de lamenti, monologue désespéré « le pauvre hère que je suis, au seul fil du désastre » suivi dans le tableau suivant d’un poignant chant élégiaque a capella aux frontières du délire : deux magnifiques passages ponctués par de toniques chœurs masculins « homme, réveille-toi » et introduits par une symphonie sonore vivante et construite sur des chuintements, des bruissements non-identifiés, des souffles rauques, de cris retenus et autres sons saccadés de claquements de doigts. Là où le spectateur pouvait logiquement s’attendre à des résonances évanescentes pour suggérer l’esprit d’Antigone sur scène, Zad Moultaka choisit délibérément un son métallique âpre et rugueux sur fond paroxystique, déchirant, d’un chœur rageur « maudite malédiction… On n’en peut plus ! on n’en veut plus ! » : une référence aux multiples souffrances et injustices endurées par le peuple libanais ?

Raffaele Pe (Hémon). Photographie © Opéra national du Rhin.

Si, dans une — plutôt rare — orchestration classique, les récitantes du tableau 7 médisent sur des rythmes soutenus par des instruments à vent ou bien encore l’irritation de Créon s’illustre par l’éclat des cuivres, force est néanmoins de constater que Zad Moultaka privilégie dans cette musique contemporaine, les sons de l’environnement destinés à étoffer les réflexions et états d’âme des personnages. Mais ces notes restent définitivement marquées par leur neutralité émotionnelle: faudrait-il y déceler l’ascendant exercé sur son art par Igor Stravinsky (1882-1971) qui déclarait à propos du registre sentimental: « la Musique ne peut et ne doit rien exprimer ». Le pianiste libanais ne se produira-t-il pas à Venise en mai prochain dans un concert Requiem for a new world en hommage au compositeur du Sacre du Printemps dans la basilique même où eurent lieu ses funérailles il y a juste 50 ans ?

La direction musicale du chef libano-polonais Bassem Akiki est minutieuse avec l’orchestre philharmonique de Strasbourg même si nous regretterons qu’à plusieurs reprises, notamment au tableau 3, les chœurs soient presque inaudibles: phénomène peut-être explicable par la disposition éparse des chœurs au parterre — distanciation physique par la Covid-19 oblige — tandis que les instrumentistes jouent sur le plateau.

Outre une diction irréprochable, saluons l’ensemble de la distribution et, en premier, la remarquable performance de Raffaele Pe dans le rôle-titre : le changement de registre vocal au 9e tableau,  de baryton à contre-ténor, signe évidemment la complète métamorphose du héros. Travail de deuil accompli, détachement des ambitions terrestres et, psychanalytiquement parlant, registre de la castration accepté. Entendu par un confrère dans le personnage de Spiridion du Timbre d’argent de Saint-Saëns à l’Opéra-comique en 2017, le baryton Tassis Christoyannis campe admirablement un Créon dominateur jusqu’à sa bouleversante prise de conscience à l’avant-dernier tableau. Dotée d’une belle voix légère aux aigus souples, la soprano Judith Fa, remarquée récemment dans Le cabaret horrifique, nous propose une Antigone peut-être plus intimiste qu’intransigeante, plus sereinement résignée que combattante, tirant sans doute les conséquences de l’oracle initial : « c’est la fille d’Œdipe et de Jocaste qui te le dit ». La mezzo-soprano de caractère Béatrice Uria-Monzon — souvenons-nous d’Hérodiade à l’opéra de Marseille ou bien encore de La Navarraise à l’Opéra de Monte-Carlo — n’a pas failli à sa réputation : sa déclamation mêlée de parlando aux finales accentuées hystérise la plainte maternelle d’Eurydice aux relents incestueux « Et peut-être de ces entrailles aurait-il souhaité ne point sortir ». Et ce, jusqu’aux confins du délire dans le 8e tableau : comment ne pas penser à Sandor Ferenczi « Pourquoi m’a-t-on mis au monde si on n’était pas disposé à m’accueillir aimablement ? » (L’enfant dans l’adulte, Petite Bibliothèque Payot, no 596, 2013, p. 119. Saluons également la basse Geoffroy Buffière (Hyllos, Le Logos), entendue en outre au Festival de Saintes, les récitantes Francesca Sorteni, Claire Péron, Marta Bauzà et Anaïs Yvoz ainsi que les Chœurs de l’Opéra national du Rhin dirigés par Alessandro Zuppardo.

Bassem Akiki (Direction musicale). Photographie © Opéra national du Rhin.

Les thèmes tragiques, nous rappellent Jacqueline de Romilly, sont traités de manière à ce que « la pièce invite le spectateur à faire un rapprochement avec le présent ». Ce Hémon strasbourgeois de 2021, figure héroïque de la Grèce antique ou du mouvement libanais de révolte « Thaoura » (Révolution), nous paraît in fine très proche d’Œdipe à Colone : « C’est lorsqu’on n’est plus rien qu’on devient vraiment homme ».

Nice, le 21 mars 2021
Jean-Luc Vannier


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