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Actualités musicales

samedi 23 août 2014

 

Musique de Chambre : de Giverny à Theresienstadt

Les programmes du 11e Musique de chambre à Giverny sont cette année inspirés par Prague, que Mozart aimait tant, second conservatoire de musique au monde après Vienne, avec sa magnifiqe école d'orgue en prime.

L'occupation nazie a été fatale, elle a fauché le bel élan moderniste de compositeurs de valeur : Pavel Haas, Hans Krása l'auteur de l'opéra Brundibár, Viktor Ullman, Gideon Klein... déportés au ghetto de Terezín, puis envoyés dans les chambres à gaz d'Auschwitz.

Le programme de la seconde soirée du festival leur était consacré, avec un hommage particulier à la pianiste Alice Sommer, rescapée de cet enfer — comme le chef d'orchestre Karel Ančerl —, décédée en février dernier à l'âge de 110 ans.

En fin d'après-midi, avant le concert du soir, il y avait rendez-vous à la Capucine, café-restaurant sympathique de Giverny, partenaire du festival, où l'on peut rencontrer les musiciens qui y prennent leur repas, et discuter avec eux dans toutes les langues du monde.

Giverny 2014Le violoncelliste Michel Strauss, directeur artistique de Musique de chambre à Giverny avec le danseur de claquettes Max Pollak, en conversation à la Capucine.

Plus de monde que j'en attendais pour assister à la projection du film (un entretien) tourné en 2009 par Christopher Nupen. La pianiste est alors âgée de 98 ans, elle raconte le rêve de bonheur dans lequel est murée : Je n'ai aucune haine en moi, je suis une privilégiée, j'ai en moi la musique, la plus belle des choses que l'humanité ait inventées. C'est son jardin d'Eden au milieu d'un enfer, aujourd'hui souvenir, dont elle ne veut rien raconter, même quand cela affleure, la faim (33000 personnes sur 140 000 sont mortes de faim et de maladie à Terezín), ne pas pouvoir nourrir son enfant, ni répondre à ses questions, le simulacre d'exécution, mais elle ne peut en dire plus, seulement parler de son amour maternel, de la musique, de l'optimisme, de la beauté du monde. Cela fait écho à ce que pense Jankélévitch du charme en musique « Le charme est une de ces qualités labiles qui, comme l'humour, l'intelligence ou la modestie, n'existent que dans la parfaite innocence et dans la nescience-de-soi », on ne peut le voler, ni le copier, ni l'imiter sans être ridicule, il est indestructible. En fait, les paradoxes de la vieille dame sont une leçon donnée aux barbares qui ne peuvent l'atteindre ni se l'approprier.

Le concert

« Theresienstadt », en hommage à Alice Sommer-Herz. Musée des impressionnismes de Giverny.

La vieille citadelle de Terezín, ville baptisée Theresienstadt par les Allemands, située à une soixantaine de kilomètres au nord de Prague, est utilisée dès 1940 par la Getsapo comme prison, puis à partir de  1941, comme Ghetto de transit vers les camps d'extermination. En matière d'abjection et de duperie les nazis ne manquaient pas d'imagination.  Pour justifier la propagande selon laquelle  les Juifs étaient déplacés à l'Est pour y travailler et se « réinsérer », pour répondre à des inquiétudes provoquées par des disparitions énigmatiques, ils transformèrent le lieu en mouroir pour personnes âgées en prétendant qu'il s'agissait d'une radieuse villégiature pour retraités, ils y déportèrent aussi l'élite tchécoslovaque parmi laquelle on comptait de nombreux musiciens. Ceux-ci pouvaient se livrer à leurs  activités artistiques et donner de leurs nouvelles à l'extérieur. En 1944, après avoir sensiblement vidé le ghetto par des convois en direction du camp d'extermination d'Auschwitz, procédé à des aménagements dignes des studios d'Hollywood (de faux magasins ou cafés, des installations sanitaires factices…), une mission norvégienne de la Croix-Rouge, tout de même peu curieuse, put visiter un ghetto modèle. Sur leur lancée, les nazis y tournèrent un film de propagande. 140.000 juifs furent internés à Terezín. 33.000 y moururent de faim et de maladie (un four crématoire au rendement de 200 corps par jour fut installé en 1942),  90.000 furent envoyés dans les camps d'extermination.

La pianiste Alice Sommer-Herz, décédée le 23 février 2014 à l'âge de 110 ans est une rescapée de Terezín.

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Pavel  Haas (1899-1944), «Étude pour orchestre à cordes

Composée et créée à l'été 1943, sous la direction de Karel Ančerl, au ghetto de Terezín.

Mirka Šćepanović (1er violon), Kaja Nowak (1er violon), Sulliman Altmeyer (2e violon), Joe Puglia (2e violon), Hannah Shaw (1er alto), Emlyn Stam (2e alto), Michel Strauss (violoncelle), Amir Eldan (violoncelle).

Giverny 2014

Fils d'un marchand de chaussures de Prague, Pavel Haas commence sa scolarité dans des institutions allemandes, cela ouvre des perspectives de carrière, mais les achève dans des écoles tchèques. Il préfère également suivre sa formation musicale au sein du « Cercle de Prague », plutôt qu'à la « Brünner Musikverein » allemande. Après la Première Guerre mondiale, il intègre le nouveau Conservatoire. Élève de Leoš Janáček, il en adopte la technique, notamment la motricité rythmique de motifs mélodiques associés ou opposés à des traits lyriques.

Il est toutefois plus téméraire que son maître dans l'exploration  harmonique, avec un radicalisme et une âcreté qui peuvent le rapprocher de Béla Bartók, voire du premier Stravinski.

Il est déporté à Terezín le 2 décembre 1941. L'œuvre a été créée à l'occasion du tournage d'un film de propagande par les nazis. Elle été rejouée en été 1944. il est transféré au camp d'extermination d'Auschwitz le 16 octobre 1944, où il est aussitôt gazé, avec pratiquement tous les membres de l'orchestre.

Voici ce que Viktor Ullmann écrivit dans son journal :

Karel Ančerl est un chef d'envergure, possédant un savoir-faire impressionnant. Je tiens pour preuves de ses qualités et de sa patience surhumaine, le fait qu'il ait accompli un travail héroïque pour réunir et développer cet ensemble. Comme chef, il me rappelle Václav Talich ou Hermann Scherchen. Comme ce dernier il a toujours été un pionnier de la musique contemporaine. C'est ainsi qu'il nous a présenté, avec succès, la première de la très belle et très inspirée Étude pour orchestre à cordes de Pavel Haas.

La magistrale introduction de cette fugue, passionnante par sa polyrythmie, conduit à une ingénieuse et énergique exposition, dont le thème caractéristique avec ses hiatus, se grave, aussitôt entendu, dans nos mémoires. Ensuite s'élève un svelte fugato, suivi par un épisode scherzando très alerte, au parfum folklorique. Après un passage plus calme, qui tient lieu de mouvement lent — on y reconnaît même deux thèmes — suit une reprise abrégée du fugato, et une coda en guise de finale, très excitante par son aspect motorique. Cette Étude prend totalement en compte les spécificités d'un ensemble à cordes, et sonne très bien. Elle est cependant moins novatrice que d'autres ouvrages composés ici précédemment par Haas. Au total, l'œuvre porte la marque d'un musicien qui sait ce qu'il veut, et qui réussit à l'obtenir. L'interprétation qu'en donna l'orchestre, si l'on excepte le manque de contrebasses, fut de bout en bout satisfaisante. Haas, Ančerl et son orchestre furent chaleureusement applaudis.

Joža Karas, La musique à Terezín, Gallimard, Paris 1985, p. 90-91.

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Erwin Schulhoff (1894-1942), Quatuor à cordes no 1

Daté du 10 septembre 1924, Prague. I. Presto con fuoco, II. Allegretto con moto e con malinconia grotesca, III. Allegro giocoso alla Slovacca, Andante molto sostenuto.

Sulliman Altmeyer (1er violon), Eva Zavaro (2e violon), David Gaillard (alto), Hanna Dahlkvist (violoncelle).

Giverny 2014

À la veille de la Première Guerre mondiale, Erwin Schulhoff est promis à une belle carrière de compositeur, de pianiste concertiste et de chef d'orchestre. Il a étudié à Prague, à Vienne, à Leipzig avec Max Reger, à Cologne, a pris quelques cours de composition avec Claude Debussy, a effectué une année de tournée, a été récompensé par des prix importants.

Il combat sous l'uniforme autrichien. Après le conflit, il fait table rase, s'engage dans le mouvement communiste, la modernité artistique et la provocation, prenant part aux expériences dadaïstes ou s'inspirant du jazz, de l'atonalité, met le Manifeste du Parti communiste en musique avec des recherches de diffusion sonore. Après quelque activité en Saxe, il retourne à Prague, sa ville natale, en 1923. Il y obtient le succès et acquiert une stature internationale comme compositeur et comme pianiste dans les années 1930.

Les nazis inscrivent son œuvre dans leur liste des musiques dégénérées. Après l'invasion, il lui est interdit de travailler, mais continue à la faire, notamment à la radio, sous des pseudonymes. Il décide d'émigrer en Union Soviétique, où il s'est déjà rendu, acquiert la nationalité soviétique à la veille de la déclaration de guerre avec l'Allemagne. Il est bloqué par la fermeture des frontières. Juif, communiste, connu pour au moins une expérience homosexuelle, il est en fait arrêté en tant que ressortissant d'un pays ennemi. Incarcéré à la forteresse de Wülzburg en Bavière, il meurt de tuberculose le 18 août 1942. Son père est quant à lui déporté à Terezín en novembre 1941 et n'y survivra qu'une année.

On retrouve dans ce chef d'œuvre les caractères Pragois. L'abandon des échanges concertants à voix égalitaires issus de l'époque des Lumières, au profit d'un discours plus collectif, des motifs rythmiques populaire (3e mouvement) associés à des traits lyriques. Mais il y a ici, outre la virtuosité d'écriture, une tendance expressionnisme lié à une étourdissante imagination inventive, des timbres orchestraux somptueux, une floraison continuelle d'effets, soutenue par une diversification expérimentale pour l'époque  des jeux d'archet, sur le chevalet, sur la touche, avec le bois, en harmoniques. La distanciation expressionniste, est assurée par des dessous aux motifs mécaniques, souvent en sourdine, qui finissent par triompher dans un finale indifférent et tragique digne des dernières mesures de Wozzeck, l'opéra d'Alban Berg.

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Gideon Klein (1919-1945), Trio à cordes

Composé en 1944 au ghetto de Terezín. 1. Allegro spiccato, 2. Lento (variations sur un chant populaire morave), 3. Molto vivace.

Mirka Šćepanović (violon), Emlyn Stam (alto), Amir Eldan (violoncelle).

Giverny 2014

Dans les années 1930, alors qu'Erwin Schulhoff infléchit sa démarche pour se rapprocher du public populaire, conformément à son engagement politique, Gideon Klein — on le sait grâce à la valise de partitions confiée à un ami avant sa déportation et redécouverte en 1990 —, reprend en quelque sorte le flambeau des interrogations esthétiques les plus déstabilisantes : atonalité, dodécaphonisme, quarts de ton, jazz, polytonalité.

Né à Přerov en 1919, il a tout juste vingt ans, mais est déjà un concertiste admiré quand la Tchécoslovaquie est envahie par les nazis. Il doit quitter le Conservatoire, son université est fermée, il lui est interdit de travailler et se produit dans des petits théâtres de Prague, chez des particuliers ou à son propre domicile sous un pseudonyme.

Il est déporté à Terezín  par le premier convoi de novembre 1941, où il prend une part importante dans les activités musicales.

Le trio à cordes est d'esthétique Pragoise héritée de Leoš Janáček, mais comme Schulhoff dans les années 1930, il semble que les circonstances aient amené Gideon Klein à des choix moins expérimentaux et à des colorations néoclassiques, sensibles dans le beau et pathétique second mouvement. Mais on n'y retrouve pas le tragique expressionniste. Au contraire, le troisième mouvement assez lumineux serait plutôt impressionniste.

Gideon Klein est déporté à Auschwitz le 6 octobre 1944. Contrairement à ses camarades Pavel Haas, Hans Krása, et Viktor Ullmann, il n'est pas gazé dès son arrivée, mais affecté aux mines de charbon de Fürstengrube où l'on perd sa trace.

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Erwin Schulhoff (1894-1942), Sextuor à cordes opus 45

Allegro risoluto, Tranquillo. Andante, Burlesca. Allegro molto con spirit, Molto adagio

Composé en 1920-1924, dédié à Francis Poulenc. Créé le 20 juillet  1924 à Donaueschingen par le quatuor Zika de Prague, avec Paul Hindemith (alto) et son frère Rudolf (violoncelle). 1. Allegro risoluto, Tranquillo. 2. Andante, Burlesca. 3. Allegro molto con spirit, Molto adagio

Joe Puglia (1er violon), Kaja Nowak (2e violon), David Gaillard (1er alto), Hannah Shaw (2e alto), Hannah Dahlkvist (1er violoncelle), Michel Strauss (2e  violoncelle).

Giverny 2014

Erwin Schulhoff a mis le sextuor opus 45 sur le métier en 1920 alors qu'il séjourne à Dresde. Les rythmes oppressés, voire de marche, et les plaintes mélodiques, les staccatos inquiétants, du premier mouvement font peut-être écho aux horreurs de la guerre. En 1924, de nouveau à Prague, il reprend la composition son œuvre. Le second mouvement est plus paisible et chantant, coupé par une impétueuse « burlesque ». Le troisième mouvement révèle quelques réminiscences debussystes qui rappellent que Claude Debussy, mort en 1918, lui donna quelques leçons de composition.

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