Jean-Luc Vannier, Monaco, 28 décembre 2025
Ma Bayadère : Jean-Christophe Maillot private pour les Ballets de Monte-Carlo
« Je n’ai jamais vu un danseur éblouissant sur scène qui ne l’ait pas été en coulisses. Celui qui ne l’est pas en studio ne le sera pas sur scène » expliquait à un petit groupe d’afficionados Jean-Christophe Maillot à l’issue de sa création, samedi 27 décembre au Grimaldi Forum, de Ma Bayadère. Et le directeur des Ballets de Monte-Carlo d’afficher sa conviction sur l’authenticité de la vie des danseurs en coulisses alors que la scène, plus soucieuse de conformité et de synthèse aurait, selon lui, tendance à la neutraliser : en témoigne peut-être cet instant où, au deuxième tableau, Ige Cornelis passe des coulisses à l’espace du temple indou et où, en une fraction de seconde, de danseur révolté il se métamorphose en parfait partenaire. Et Jean-Christophe Maillot de conclure : « ma vie, c’est le studio ».
Michele Esposito (Brahma), Lukas Simonetto (au centre) et Jaat Benoot (Rajah). Photographie © Hans Gerritsen.
La Bayadère « private » de Jean-Christophe Maillot ne s’embarquait pas, oserons-nous dire, sans biscuit : sur une scénographie et des costumes de Jérôme Kaplan, à l’œuvre pour ceux de La Belle en avril 2023, la partition de ballet — rédigée pendant les répétitions d’où de multiples réécritures — du compositeur autrichien Ludwig Minkus (1826-1917) dans la version de John Lanchbery (1923-2003) et Kevin Galié, était magistralement interprétée par l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo — 1er violon Liza Kerob — placé sous la direction de Garrett Keast, déjà aux commandes de la phalange monégasque pour To the point(e) en avril 2024.
« Sa » Bayadère a toute une histoire : elle est évidemment inspirée du ballet exotique créé en 1877 par Marius Petipa (1818-1910) pour les Théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg et qui narre, dans une Inde mythique, les amours contrariées entre le guerrier Solor et une bayadère, danseuse sacrée alors qu’il est promis à la fille du Rajah, Gamzetti. Dédiée à l’une des premières danseuses entrées dans sa compagnie en 1985 Kathy Playstowe, cette « Bayadère 2025 » rompt — pas complètement comme nous l’allons voir — avec les artifices féériques déployés dans son Casse-noisette du 31 décembre 2013 : le scénario prend place au sein d’une compagnie de ballet où règne une stricte rigueur professionnelle minée par de sourdes rivalités et par des désirs érotiques sous-jacents. Tout comme le Casse-noisette de Maurice Béjart en 1999, Jean-Christophe Maillot insuffle dans ce travail plusieurs évènements autobiographiques : en témoigne la mort accidentelle de « Sa » Bayadère qui trébuche dans le vide et fait souvenance — il en parle encore avec une émotion palpable quarante-quatre ans après le drame — de sa rupture du genou en pleine représentation alors qu’il avait 21 ans. Un trauma qui « fige et abolit » la capacité de projection du jeune danseur.
Romina Contreras (Gamza). Photographie © Alice Blangero.
Pas complètement, écrivions-nous à l’instant, car la barre d’exercice, déjà présente dans Casse-noisette, devient encore plus centrale dans cette chorégraphie. À l’image d’un aimant irrésistible dont l’inhérente et invisible incandescence séduit, excite et consume, cette barre hautement symbolique où s’entraînent déjà sur une scène ouverte avant le début de la représentation, trente-cinq danseurs sous la houlette de Bernice Coppieters, semble polariser le destin des personnages : puissance quasi anthropomorphique, elle noue, délie, rassemble ou clive. L’appétence du chorégraphe pour le tempo long lors du baiser entre les amoureux — nous nous souviendrons des lèvres collées entre le prince et la danseuse dans son Casse-noisette et qui permet à cette dernière de se relever — est, en outre, confirmée : Jean-Christophe Maillot admettait dans son échange précité avoir modifié les mesures souvent trop courtes pour proposer une évolution chorégraphique plus substantielle et explicite.
Ige Cornelis (Solo) et Juliette Klein (Niki). Photographie © Hans Gerritsen.
Composé de deux tableaux, le premier acte ne permet pas toujours de suivre le fil narratif avec autant d’aisance que, par exemple, l’histoire pourtant mythologique — et aussi abracadabrantesque — de Kallirhoe donnée récemment par le Staatsballett de Vienne. Mais la gestuelle toujours très expressive des principaux personnages, caractéristique intangible du Directeur des Ballets de Monte-Carlo, ordonnance la dramaturgie qu’elle superpose au travail de Marius Petipa : Rajah (Jaatt Benoot) devient un chorégraphe intransigeant et résolument orienté — au moins dans ses évolutions — vers la modernité tandis que le guerrier Solor devient Solo (Ige Cornelis) qui tombe amoureux de Niki (Juliette Klein, ancienne élève de l’Académie Princesse Grace dont la Principauté vient de célébrer avec faste le cinquantenaire), jeune soliste déterminée à dévoiler ses aptitudes. Mais Solo doit, sur ordre du chorégraphe, demeurer le partenaire exclusif de Gamza/Gamzetti (Romina Contreras), une danseuse étoile férocement jalouse de sa prééminence. Brahma (Michele Esposito), maître de ballet tombe lui aussi sous le charme de Niki tandis que Magda (Francesco Resch), ami de Solo joue les médiateurs impuissants à éviter la crise paroxystique de ce quatuor amoureux.
Ige Cornelis (Solo). Photographie ©Alice Blangero.
Outre les évolutions irréprochables des solistes — de multiples et somptueux pas de deux —, la « danse infernale » de l’acte I, reprise d’une chorégraphie d’Alexeï Ratmansky d’après Marius Petipa (Ekaterina Mamrenko, Zino Merckx, Francesco Resch, Lukas Simonetto (présence scénique irradiante), Simone Tribuna, Christian Oliveri, Alessio Scognamiglio, Fraser Roach et Kozam Radouant) suscite une ovation légitime de l’audience.
Nous retrouvons avec l’acte II, l’atmosphère fantasmagorique d’un rêve de Solo finement chorégraphiée : l’apparition de Niki puis celle des autres danseurs qui semblent descendre des sommets en flottant — pas « d’escalier mécanique » comme le pensait naïvement une spectatrice ! c’est dire la finesse du mouvement — permettent au rêveur de connaître enfin l’extase amoureuse et de satisfaire, rappelle Sigmund Freud, « un accomplissement de souhait de désirs refoulés ». Dans cet imaginaire onirique, la disparition de toute inimitié entre les protagonistes — sublime « pas de trois » complice entre Solo, Niki et Gamza — crée une irrépressible envie pour la compagnie de danser une farandole. Le réveil est brutal : Niki est bien morte. L’harmonie exceptionnelle de ce second acte, tout en blanc et en sfumato, ne doit pas faire illusion : la danse, les efforts constants et acharnés qu’elle requiert sont in fine les seuls garants de la félicité intérieure.
Monaco, le 28 décembre 2025.



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ISSN 2269-9910

Dimanche 28 Décembre, 2025 20:24