Jean-Luc Vannier, Wien, 11 novembre 2025.
Kallirhoe par le Wiener Staatsballett : la beauté et l’émotion à l’état chorégraphiquement pur
Laura Fernandez Gromova (Kallirhoe) et Kentaro Mitsumori (Chaireas). Photographie © Wiener Staatsballett - AshleyTaylor.
C’est à une triple invitation, à l’amour, à la beauté et à l’aventure, que le Wiener Staatsballett nous conviait, lundi 10 novembre, avec Kallirhoe, une pièce antique écrite par Chariton d’Aphrodise — écrivain grec du second siècle de notre ère — dont le roman « Les Amours de Chéréas et Callirhoé » conte l’histoire de deux jeunes amants originaires de Syracuse entraînés par de nombreuses péripéties exotiques jusqu’aux confins de l’Orient. Sous le titre Of Love and Rage, la création mondiale eut lieu en 2020 à New York par l’American Ballet Theatre peu avant que les théâtres ne soient contraints de fermer en raison de la pandémie de Covid 19.
Il s’agit d’une véritable épopée en deux actes : Callirhoé, une belle jeune femme de noble naissance, et Chéréas, un homme tout aussi beau, tombent amoureux au premier regard et célèbrent leur mariage, après que la querelle entre leurs pères, autrefois ennemis, ait été réglée. Cependant, la beauté de Callirhoé « non pas terrestre mais d’origine divine », suscite des convoitises : le bonheur du jeune couple se voit ruiné par d’obscures manigances de prétendants envieux. La mort supposée de l’héroïne, son enlèvement par des pirates, la lancinante jalousie de ses geôliers successifs sous l’empire de sa séduction — un noble de la cité grecque Milet, le gouverneur de la ville anatolienne de Carie, le Roi de Babylone… — sont autant de rebondissements ponctués par des emprisonnements, des expéditions militaires entre Syracuse, l’Asie Mineure et l’Empire perse, et toutes sortes de conflits avant que les deux amants ne se retrouvent enfin.
Laura Fernandez Gromova (Kallirhoe). Photographie © Wiener Staatsballett - AshleyTaylor.
« Possédé par l’art antique grec et romain…monde de la beauté et de l’harmonie », comme il s’en explique dans une note d’intention, le chorégraphe d’origine ukrainienne Alexei Ratmansky, aidé en cela par la verve dramaturgique de Guillaume Gallienne et par des costumes chatoyants de Jean-Marc Puissant (1969 —) — dont un bleu Lapis-lazuli aussi resplendissant que le portail monumental de la Grande mosquée d’Ispahan ! —, exploite l’entière fécondité affective du « vocabulaire du mouvement » — un vocabulaire hautement communicatif — tout en réussissant à sauvegarder, dans cette distinctive harmonie qu’il appelle de ses vœux, l’élégance aristocratique d’un « classicisme contemporain ». Une pure merveille de raffinement, de sensibilité et d’émotion rendue d’autant plus tactile et humaine que le chorégraphe en leste la furtive évanescence par des arrangements du pianiste britannique Philip Feeney (1954 —) sur la musique puissamment tellurique, imprégnée de couleurs vives et de rythmes enfiévrés du folklore arménien et signée du compositeur soviétique Aram Katchatourian (1903-1978) : une musique inspirée par le ballet — très kolkhozien — Gayaneh créé en 1939 au Théâtre Kirov — dont la célébrissime « Danse des sabres » marque dans Callirhoé le duel impitoyable entre deux armées commandées par des soupirants rivaux — et brillamment interprétée par l’orchestre de la Wiener Staatsoper placé sous la direction de Paul Connelly.
Davide Dato (Dionysios). Photographie © Wiener Staatsballett - AshleyTaylor.
Si le chorégraphe nous avait déjà montré son attachement viscéral aux racines culturelles dans son Wartime Elegy à Monte-Carlo dédié à son pays et où les mélodies fougueuses du folklore ukrainien étaient enchâssées dans deux autres volets nettement plus sombres, Alexei Ratmansky met cette fois-ci l’accent sur sa volonté de « ne pas créer une reconstitution archéologique » mais de montrer un ballet vivant, passionnant et stimulant dont il déroule l’intrigue en constante progression devant le public et où les « trois éléments différents — musique, histoire et danse — se fondent en une seule unité ». L’identification — cet intense nouage émotionnel avec le public — est, par surcroît, renforcée par le corps de ballet qui dans Callirhoé ne reste pas en arrière mais joue pleinement son rôle dramaturgique comme les chœurs dans le théâtre antique alors que les danseurs et danseuses du Wiener Staatsballett expriment, tant dans leurs gestuelles que sur leurs visages, les multiples sentiments qui les étreignent. Et ce, dans une tension permanente qui requiert et témoigne de la part des protagonistes, une extraordinaire exigence de travail. Jusqu’au « pardon » final, valeur à laquelle Alexei Ratmansky semble attacher tant d’importance.
Kallirhoe. Photographie © Wiener Staatsballett - Ashley Taylor.
Dans cette perspective, la Callirhoé de Laura Fernandez Gromova qui fait ses débuts dans ce rôle illustre à la fois cette fragilité et cette endurance : en attestent les magnifiques pas de deux dont deux portages à la fois puissants et gracieux sur lesquels le couple qu’elle forme avec Chéréas marque un temps d’arrêt comme pour souligner leur extase en s’extirpant du commun des mortels. Le pas de deux qu’elle réalise au deuxième acte avec son conjoint qu’elle ne reconnaît pas sous l’effet d’un ensorcèlement et au cours duquel elle parvient à ne jamais croiser son regard, mérite aussi un satisfecit. Son partenaire Kentaro Mitsumori qui fait, quant à lui, littéralement ses « premiers pas » au Wiener Staatsballett, montre une persévérance inébranlable au nom de l’amour. Si tous les interprètes sont dignes d’éloges, il convient d’adresser une mention particulière à Davide Dato (Dionysios, noble de la ville de Milet et un des couples dans Symphony in C de G. Balanchine) : l’enchaînement irréprochable et l’aisance véloce de ses pirouettes endiablées et manèges virevoltants provoquent l’ovation légitime de la salle.
Une ovation enthousiaste réitérée à l’issue et qui vient saluer la récente entrée en fonction de la nouvelle directrice du Wiener Staatsballett en la personne d’Alessandra Ferri dont nous nous souvenons encore de son éblouissante prestation en décembre 2021 dans L’heure exquise au Monaco.
Wien, le 11 novembre 2025
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ISSN 2269-9910

Mardi 18 Novembre, 2025 3:17