Alessandra Ferri (Elle). Photographie © HiRes (c)ASH.
En 2019 circulait sur la toile l’émouvante vidéo de Marta C. Gonzalez, ancienne danseuse étoile espagnole touchée par la maladie d’Alzheimer. Écoutant la musique du Lac des cygnes de Piotr Ilitch Tchaïkovski sur laquelle elle avait interprété ce rôle en 1967, elle s’est souvenue de la chorégraphie : de son fauteuil, après un premier abandon vaincu par les encouragements de celui qui lui faisait écouter la musique, son visage s’est soudain animé, ses mains et ses bras se sont tendus pour mimer la gestuelle qui l’avait rendue célèbre cinquante ans plus tôt. Se souvenir, avec la musique et la danse, pour combattre la mort.
Inspirée de Oh ! les beaux jours, le Monaco Dance Forum présentait samedi 11 décembre salle Garnier L’heure exquise créée par Maurice Béjart en 1972 et qui reprend sous l’angle chorégraphique les obscures interrogations soulevées par la pièce légendaire du dramaturge Samuel Beckett (1906-1989) : un ballet interprété par Alessandra Ferri — danseuse italienne passée par le Royal Ballet School de Londres, lauréate du Prix de Lausanne en 1980 avant de rejoindre le Royal Ballet à Covent Garden — et par Carsten Jung — ancien Premier danseur du Ballet de Hambourg et, depuis 2021, professeur à l’Académie Princesse Grace. Coincée jusqu’à la taille sous une montagne de vieux chaussons de danse, une ancienne ballerine multiplie les efforts afin de se remémorer ses heures de gloire : amorcées par la musique engageante de Franz Lehar (1870-1948), les tentatives compulsivement réitérées échouent néanmoins comme autant d’élans qui se brisent sur l’inexorable fuite « métronomique » du temps. Une tragédie soutenue par les déchirements malheureux et autres ruptures de tonalité de la musique signée Gustav Mahler.
Alessandra Ferri (Elle) et Carsten Jung (Lui). Photographie © Silvia Lelli.
Nonobstant ses « dolce memora », ses instants écriés de « Felicita ! » et même ses incantations « Ballare, e piu bella causa del mondo », les rares illuminations de son visage — jeu très impressionnant de l’expressivité — ne résistent pas au surgissement de l’angoisse lorsque la rêverie s’interrompt. Son partenaire demeure marqué par l’ambiguïté entre un soutien apporté aux vaines évocations d’un passé héroïque (pas de deux, portage…) et la fatale incarnation du présent. Finalement, l’amoncellement de chaussons qui s’était fissuré, le temps pour la ballerine ainsi libérée de nous ravir par cette poésie chorégraphique, se referme.
« Se souvenir, avec la musique et la danse, pour combattre la mort » avons-nous écrit. Ou mieux l’accepter : Marta C. Gonzalez est décédée l’année même où elle a été filmée par l’Association espagnole « Musica para despertar ».
Monaco, le 12 décembre 2021
Jean-Luc Vannier
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Dimanche 5 Janvier, 2025 22:17