bandeau texte musicologie

Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte : la musique instrumentale en Allemagne de Beethoven à Schubert.

La sonate opus 106 (no 29), « Hammerklavier » de Ludwig van Beethoven

beethoven

Disons-le tout net : aucun qualificatif ne peut être à la mesure (ou démesure…) de ce monument qui reste pour tous, et notamment pour les interprètes, une sorte d’Himalaya du piano. Mieux que quiconque, Beethoven en avait conscience puisqu’en confiant le manuscrit de cette sonate en si bémol majeur opus 106 à son éditeur, il déclara : « Voilà une sonate qui donnera du fil à retordre aux pianistes, quand on la jouera dans cinquante ans ! », mais cela n’empêcha pas quelques valeureux interprètes de s’y attaquer avant l’échéance indiquée, tel Liszt dans ses années de grand virtuose itinérant.

« Non seulement cet ouvrage, par son envergure colossale, exige beaucoup de l’interprète, mais il met aussi l’auditeur à rude épreuve. Celui qui entend pour la première fois l’opus 106 se trouve dans la situation d’un visiteur de Saint-Pierre de Rome qui serait placé trop près de cet immense monument. Qu’il prenne du recul, et le chef-d’œuvre lui apparaîtra dans sa beauté et dans sa grandeur exactes. »82 Ici plus que partout ailleurs ou presque chez Beethoven, il faut en effet prendre du recul, y aller par auditions répétées et espacées, en acceptant par avance de rester dépassé par une œuvre aussi « moderne », aussi hors normes. Car comme le dit Guy Sacre en évoquant son gigantisme, « sa longueur est moins en cause que la difficulté de son langage, qui va croissant au fur et à mesure que l’œuvre avance. Les deux premiers morceaux, premiers aussi par la date de composition, sont assez normaux, et du reste Beethoven, qui hésitait beaucoup sur le contenu définitif de sa sonate […], envisageait, parmi d’autres possibilités, de la limiter purement et simplement à ces deux-là. L’adagio, immense mouvement de seize minutes, offre plus de résistance, ne se laisse pas apprivoiser du premier coup. Mais la fugue surtout […] dépasse les notions ordinaires du goût, refusant de charmer, poussant même exprès du côté de la laideur. »83

Qu’au surplus l’œuvre excède les moyens propres du piano, comme on le dit souvent, voilà qui ne peut qu’inciter le simple mélomane, selon le mot du même Guy Sacre, à « passer au large, avec un respect mêlé d’effroi. » Mais justement, cette « sonate-symphonie » est un des plus grands chefs-d’œuvre de Beethoven. « La tension surhumaine de la sonate opus 106 est due à ce duel d’un homme seul et d’un instrument insuffisant ; sa grandeur, c’est cette victoire arrachée de haute lutte sur la solitude. »84

On l’aura compris, une œuvre pareille ne se prète pas à une présentation en raccourci. Avec toute son autorité, André Boucourechliev nous prévient : « Elle contient tous les aspects d’un génie moderne ; à étudier de près cette synthèse, un livre entier ne suffirait pas… »

Essayons toutefois d’en donner une petite idée. « Pour la dernière fois, Beethoven s’affronte à la grande forme quadripartite mise au point par les classiques viennois. D’un ton héroïque et d’une remarquable énergie rythmique, le premier mouvement est un strict Allegro de sonate (thème, deuxième thème, récapitulation, développement, fugato avec construction polyphonique à quatre voix, reprise longue et transformée) dont le domaine se situe entre le cataclysme et le silence (Boucourechliev), ses éléments pouvant à tout moment atteindre et confronter leurs états limites, décupler leur puissance ou disparaître. Constamment en conflit avec la forme et la minant de l’intérieur, le matériau sonore devient fonction architecturale et dramatique, évoluant aux limites de ses ressources par ses métamorphoses ou ses contrastes. »85

Le Scherzo qui suit, « tendu, concentré à l’extrême, substitue à l’ampleur et à la puissance expressive de l’Allegro de nouvelles forces obtenues par la nervosité rythmique et la fragmentation des motifs. »86  Avec son trio étrange, fantomatique, ce bref scherzo, le tout dernier dans les sonates de Beethoven, fait mentir le terme même de scherzo, naguère synonyme de plaisanterie, et, selon Boucourechliev, devient presque cauchemar. Le sommet de l’œuvre est atteint avec l’immense Adagio sostenuto en fa dièse mineur, un mouvement de forme sonate, avec reprise à variations, où un premier thème et deux motifs secondaires « s’entrelacent dans des configurations rythmiques sans cesse plus riches et complexes. Ils connaissent des transformations mélodiques, des permutations harmoniques infinitésimales mais incessantes et perceptibles, reflétant toute la gamme des modalités expressives, depuis la déploration funèbre jusqu’à l’apaisement consolateur, voire à l’exaltation mystique. »87

En écoutant ce morceau, « plutôt que le sentiment d’une série d’évènements temporels, définis dans leur apparence et dans leur durée, on a celui d’une pulsation continue, qui n’a pas plus de raison de finir que de commencer. »88 C’est « probablement le plus beau mouvement lent de sonate jamais écrit. Son expression tourmentée, appassionato e con molto sentimento, atteint une grandeur, une noblesse qui lui donnent sa portée universelle : aucune musique n’est plus bouleversante dans ses accents humains, mais aucune n’est moins confession, moins enchaînée à un moi sentimental. Immense phrase, souffle ininterrompu, l’Adagio est la variation perpétuelle d’une seule hantise, il reflète à l’infini un seul visage musical. »89

Après ces moments d’éternité, « un mystérieux et inattendu Largo fait office de transition à la fois improvisée et rigoureusement construite, […] multipliant en très peu d’espace des différences de tempos et de tonalités. Emergeant lentement de l’informel, la musique, en quelques mesures, se dégage de ces profondeurs silencieuses, s’élève, s’anime, se concentre en un bref fugato avant d’exploser en un prestissimo débouchant sur l’Allegro risoluto de la fugue à trois voix […]. Couronnement polyphonique de l’opus 106 et semblant à elle seule une œuvre complète et indépendante, la fugue finale est un drame de langages, de structures, rempli d’artifices contrapuntiques savants qui doivent renforcer l’élan agressif et rebelle du mouvement, dont l’implacable progression vient à bout d’obstacles immenses. »90

Comme si Beethoven, dans un élan d’énergie vitale hors du commun, entendait marquer le triomphe de la volonté sur la douleur et les tourments dont le mouvement précédent était imprégné.

Ludwig van Beethoven, Sonate opus 106 en si bémol majeur « Hammerklavier », par Sviatoslav Richter (enregistrement en public, Prague 1975.

plumeMichel Rusquet
29 septembre
2019

Les sonates pour piano : Opus 2, nos 1, 2, 3 - Opus 7 - Opus 10 - Opus 13 - Opus 14 - Opus 22 - Opus 26 - Opus 27 - Opus 28 - Opus 31 - Opus 49 - Opus 53 - Opus 54 - Opus 57 - Opus 79 - Opus 81a - Opus 90 - les cinq dernières sonates (opus 101, 106, 109, 110, 111).

Notes

82. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (238), décembre 1999.

83. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 358.

84.Szersnovicz Patrick, op. cit.

85. Ibid.

86. Tranchefort François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998, p. 128.

87. Szersnovicz Patrick, op. cit.

88. Sacre Guy, op. cit., p. 360.

89. Boucourechliev André, Beethoven, « Solfèges », Éditions du Seuil, Paris 1963, p. 69.

90. Szersnovicz Patrick, op. cit.

rectangle acturectangle biorectangle texterectangle encyclo


À propos - contact | S'abonner au bulletin Biographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale | Colloques & conférences |  Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil, ☎ 06 06 61 73 41.

ISNN 2269-9910.

Mercredi 5 Octobre, 2022

bouquetin