Jean-Marc Warszawski, Paris, Conservatoire Rachmaninoff, 14 novembre 2025.

Le pianiste Julian Travelyan, dix ans après

Michel Dalberto et Julian Travelyan, Conservatoire Rachmaninoff Paris, 14 novembre 2025. Photographie © Musicologie.org.

Le 14 novembre dernier, le Conservatoire Rachmaninoff Paris et Michel Dalberto, dans le cadre de sa « carte blanche », conviaient le pianiste Julian Travelyan à se produire en récital.

Nous avons entendu, et vu par la même occasion, ou vice versa, Julian Travelyan il y a dix ans, dans un petit concours qui a peu duré, avec tout de même du beau monde au jury (Nikolaos Samaltanos, Nicolas Bacri, Michael Ertzscheid, Jean-Michel Bardez [président], Almira Emiri, Dimitri Tchesnokov, créateur du concours). Il était apparu sur scène très décontracté, voire un brin désinvolte, en tout cas sans maniérisme aucun devant l’instrument, mais une fois les mains au clavier, il a capté toutes les attentions et sa prestation a fait l’unanimité sans appel, dans un programme enchaînant les 5 Études en différents intervalles de Nikolaï Kapustin, la 7^e sonate de Viktor Ullmann, Miroirs de Maurice Ravel, et la 1^re de Dimitri Chostakovitch. Il fut gratifié d’un premier grand Prix, en fait Prix musicologie.org, par la dotation que nous avions laissée au libre usage du jury.

Six mois plus tard, fin octobre 2015, il remporta le 2^e grand Prix (pas de 1^er Prix attribué) au concours Long-Thibaud, avec le 3^e concerto de Béla Bartók.

Depuis ? Nous avons la nette impression d’avoir vieilli, mais ne généralisons pas. Quant à Julian Trevelyan, installé en France, mais toujours très british dans son costume prince de Galles, il a continué à grignoter les concours et s’est produit, a parfois enregistré, avec l’Orchestre de chambre de Paris, l’Orchestre de Toulouse, l’Orchestre de Picardie, l’Orchestre de la Suisse romande, le Tonhalle Zurich, le Royal Liverpool Philharmonic, l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg, l’Orchestre Symphonique de la Radio de Vienne, les London Mozart Players et le BBC National Orchestra of Wales (d'où le prince de Gales).

Julian Travelyan, Conservatoire Rachmaninoff Paris, 14 novembre 2025. Photographie © Musicologie.org.

Le programme était très bien construit : une première partie « pour le salon », selon le pianiste qui présente les œuvres sobrement, avec trois pièces petit format et grande musicalité de Gabriel Fauré : 3^e Romance sans paroles, 1^er nocturne, 1^re valse-caprice, une entrée en matière poétique, adaptée au lieu. Puis un intermède à quatre mains avec celles de Michel Dalberto, dans des extraits des 12 Jeux d’enfants de Georges Bizet, dont les célèbres opéras, Les Pêcheurs de perles, l’Arlésienne, Grisélidis, La Jolie fille de Perth (en tout une vingtaine d'opéras)… et surtout Carmen, oblitèrent ses nombreuses compositions pour le piano. Ces pièces de genre qui évoquent des jeux d’enfants, mais qui ne sont pas enfantines (« L’Escarpolette », « La Toupie », « Les Chevaux de bois », « Trompette et Tambour », « Petit mari petite femme », « Le Bal », etc.) sont de la joaillerie sonore. Enfin, une troisième partie nous plongeant dans un autre monde, peut-être pas tant que cela, si on se met à l’oreille les précisions de Vladimir Jankélévitch sur la poésie fauréenne : La musique de Fauré apaise le tumulte passionnel, mais elle est elle-même passionnée. Souvent austère et généralement déroutante, elle cherche parfois à déplaire, et il s’en faut donc de beaucoup qu’elle soit toute suavité. C’est tout de même un autre monde qui ne cache pas ses tourments avec le 5^e prélude, opus 32, de Sergueï Rachmaninoff et les variations et fugue de la 7^esonate de Viktor Ullmann, composée au ghetto de transit de Theresienstadt, deux mois avant d’être assassiné dans une chambre à gaz à Auschwitz.

La fin de ce récital est apothéotique avec une des plus belles pièces du répertoire romantique pour piano, la fantaisie opus 17 de Robert Schumann. Tourments d’amour pour Clara encore Wieck, un amour contrarié, peut-être à juste raison, par le père de la jeune virtuose qui n’était alors âgée que de seize ans (Schumann fut toutefois un tourmenté pathologique).

Nous sommes assez réservé sur les bienfaits musicaux des concours, ou à propos de ces émissions radiophoniques archaïques au cours desquels des journalistes décident de la meilleure interprétation de telle œuvre ou de tel passage d’œuvre. Cela nous conduit à une écoute mécanique ou parasitée par ce qu’on pourrait en dire. Il y a en effet tout un plan académiquement discutable, c’est ce qui se travaille dans les conservatoires.

Comme nous l’avons sorti de la boîte, profitons de Jankélévitch : il y a aussi ce charme ineffable, le je-ne-sais-quoi, qui emporte indiscutablement l’adhésion individuelle ou collective. C’est ce qui s’est passé il y a dix ans, quand l’adolescent décontracté sans aucun chiqué a emporté dès les premières mesures le grand Prix de ce « petit concours qui n’a pas duré ».

Dans le cadre de ce récital, nous avons noté qu’il n’a plus ce geste de triomphe marquant la fin des œuvres, un peu comme la mode chez les violonistes de brandir haut l’archet vers le ciel ou les cintres, mais laisse un temps silencieusement neutre au retour sur terre. Peut-être a-t-il aussi vieilli. Surtout, nous avons goûté son sens poétique dans Fauré, son à-propos, voire son groove, si on peut dire en musique classique, et dans la dernière partie, sa capacité à bouleverser son auditoire.

Jean-Marc Warszawski
24 novembre 2025

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil. ☎ 06 06 61 73 41.

ISSN 2269-9910

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