15. Annexe I, la gestion des pianos par PleyeI ; 16. Annexe II : Le piano Pleyel du dernier concert à Paris ; Sommaire.
Il [le piano à queue] est ensuite garni de ses pieds, puis verni, muni de ses pédales et de ses bronzes et livré à l’acheteur, qui, presque toujours, l’a commandé d’avance1.
Cette règle de commander presque toujours à l’avance concerne les pianos à queue. Pour les pianos carrés et droits, il y avait davantage la possibilité de choisir le piano directement au magasin.
Une lecture des registres de fabrication met en évidence que les lancements des caisses se faisaient habituellement par lots de 6, 8, 12, 16, 18 ou 24 pianos (parfois même plus), un lot étant constitué d’essences variées mais chacune en nombre pair. Comme exemple le lot ci-joint de 8 pianos à queue est constitué de 4 pianos en acajou moucheté, 2 en acajou chenillé et 2 en acajou flammé. Cela signifie sans aucun doute que Pleyel, par son expérience, évaluait d’abord le nombre et le type de pianos qu’il fallait fabriquer et qu’il envoyait quelques fois par semaine aux ateliers de construction, rue des Récollets, les listes des pianos à réaliser par les caissiers2.
Dans ces listes envoyées, il ne s’agissait donc pas habituellement de commandes directes : celles-ci concernaient uniquement les rares pianos de prestige comme certains pianos de concert et les pianos « sur mesure »3.
En général, le client choisissait sur catalogue et/ou à l’aide de quelques pianos en stock le type de piano à queue avec le placage souhaité et avec au besoin des souhaits particuliers. Pleyel pouvait alors faire venir aux ateliers de montage, rue Rochechouart, le piano désiré à partir des caisses en stock à la rue des Récollets. Ce processus avait l’avantage de ne pas trop faire attendre le client, le montage se réalisant ensuite habituellement entre 3 et 6 semaines. Une fois le piano terminé, il était mis rapidement au magasin.
Il arrivait parfois que le temps de fabrication d’un piano était très long. Cela signifiait que Pleyel ne trouvait pas de client. Cette situation arrivait le plus souvent avec des pianos hauts de gamme comme les pianos petit patron en palissandre. Probablement que Pleyel était un peu trop optimiste dans la capacité de vendre de tels pianos. C’est notamment le cas en 1847 : on constate un pic de vente/location pour l’année comptable 1846/47 et Pleyel pouvait légitimement lancer beaucoup de pianos en automne 1846. Malheureusement pour lui, les ventes de pianos à queue sont en baisse dès le premier semestre de 1847, baisse qui ne fit que se renforcer par la suite. C’est assez frappant dans la période nous intéressant de l’automne 1847 : en deux ans, le nombre annuel de pianos à queue vendus et loués a passé de 234 à 145 exemplaires4.
La liste ci-après présente les pianos à queue petit patron en palissandre et courbaril mis au magasin entre avril 1847 et mars 1848. Les prix vont de 2 000 à 2 300 francs alors que le prix de base d’un piano à queue petit patron en acajou est de 1 800 francs. Pour les pianos mis au magasin après octobre 1847, les caisses, lancées à la fin 1846 ou au début 1847, ont attendu de très longs mois avant d’être transférées aux ateliers de montage où les pianos sont terminés dans les délais normaux de quelques semaines. Il est quasi certain que ces pianos ont été commandés juste un peu avant leur opération de tablage.
C’est le cas en particulier du Pleyel n° 13819 qui sera mis à disposition de Chopin en janvier 1848 : les premières opérations à la rue Rochechouart se font à la fin novembre. Or quelques jours avant, Jane payait son Pleyel n° 13823 et… très certainement commandait, de connivence avec Lady et Miss Trotter, un beau piano pour Chopin en vue de son séjour à Londres quelques mois plus tard !
Pianos à queue petit patron haut de gamme mis au magasin entre avril 1847 et mars 1848
Légende :
4e colonne : durée en mois depuis le lancement de la caisse jusqu’à l’opération de tablage
7e colonne : durée en semaines pour les opérations dans les ateliers de la rue Rochechouart
9e colonne : durée en semaines entre un piano terminé et sa mise au magasin
12e colonne : durée en mois entre la mise au magasin et le paiement du piano (vente).
Une analyse fine de la gestion des pianos à queue par Pleyel met en évidence que la plupart des pianos mis au magasin étaient très rapidement payés : c’est plutôt normal car ils étaient commandés à l’avance. Et il fallait éviter une accumulation de pianos dans le magasin. On trouve des exceptions en particulier pour des clients à l’étranger : c’est le cas par exemple du piano à queue n° 13716, délivré à Mme Adam Potocka, resté 6 mois dans le magasin. Cela étant, une fois payé le 7 février 1848, ce piano est immédiatement envoyé (le 10 février selon les propos de Chopin).
Pour les pianos mis gratuitement à disposition d’artistes, il n’y avait pas besoin d’attendre qu’ils soient payés ! Pleyel, très soucieux d’éviter que des pianos ne soient pas utilisés, pouvaient donc les fournir très rapidement aux pianistes. Les pianos à queue attestés avoir été mis à disposition de Chopin en sont une très bonne illustration :
Paris 1839-1841 : n° 7267 au magasin début octobre, Chopin à Paris le 12 octobre
Nohant 1841 : n° 8724 au magasin en juin, Chopin à Nohant le 18 juin
Nohant 1841 : n° 8741 au magasin début août, livré à Nohant le 9 août
Nohant 1843 : n° 9968 terminé au 13 mai, Chopin à Nohant le 22 mai
Paris 1844 : n° 11265 au magasin début décembre, Chopin à Paris le 29 novembre
Paris 1845 : n° 12360 au magasin début décembre, Chopin à Paris le 28 novembre
Nohant 1846 : n° 12881 au magasin le 8 mai, Sand à Nohant le 7 mai, Chopin le 27 mai
Les deux pianos n° 10039 et n° 11527 avec un délai de 4 mois, respectivement 3 mois, entre l’entrée au magasin et la mise à disposition semblent deux exceptions. En réalité, on remarque qu’ils sont mis à disposition d’autres pianistes (Goria pour le n° 11527) avant d’être prêtés à Chopin.
On pourrait aussi rajouter le piano n° 13214, au magasin le 1er mars 1847, est mis à disposition de Chopin certainement très rapidement5 : les pianos de la même série à savoir les n° 13215, 13217 et 13219 sont immédiatement vendus après avoir été mis au magasin fin février/début mars.
Le Pleyel n° 13819, sans aucun doute commandé par Jane à la fin novembre 1847 et mis au magasin le 13 janvier 1848 n’est ainsi vraisemblablement pas resté un mois dans ce magasin avant d’être mis à disposition de Chopin au square d’Orléans. Il a peut-être été même livré le jour même : on se rappelle que Chopin et ses « amis anglais » étaient bien joyeux chez Jane et Katherine le 13 janvier… Le piano livré le 10 ou 11 février chez Chopin sur lequel il jouera lors de son concert n’était alors pas le n° 13819.
À la rigueur on pourrait retenir le piano n° 10039 ayant été mis à disposition de Chopin pendant l’hiver 1843-44 puis placé dans le salon d’Auguste Léo. De type B, il a une taille intermédiaire entre un petit patron et un piano de concert. Il avait l’avantage d’être connu de Chopin car il devait le jouer lorsqu’il fréquentait le salon des Léo. Mais était-il raisonnable « d’extirper » ce piano de ce salon privé ?
En effet Pleyel n’avait pas de difficulté à fournir un piano de concert à Chopin car il y en avait beaucoup en « circulation ». Ci-après la liste de ces pianos, classés selon leur entrée au magasin, n’étant ni vendus ni loués le 16 février 1848. Ce qui frappe est que la plupart de ces pianos, contrairement aux petits patrons, sont vendus ou loués plusieurs mois après leur rentrée au magasin : ils étaient à l’évidence mis à disposition de pianistes, de salles ou salons.
Quels candidats favoris pourraient se dégager de cette longue liste ?
Pleyel n’aurait-il pas choisi le plus beau piano ? Serait-ce par exemple le n° 13143 au prix de 3 300 francs ? Ce piano fut à disposition de Delessert dès février 1847. Il s’agit certainement de Gabriel Delessert et de sa femme Valentine, née de Laborde, qui tenaient à Passy un salon très prisé des artistes romantiques. Gabriel Delessert, préfet de police à Paris, dut s’exiler en Angleterre trois jours après la Révolution du 24 février et rejoignit le roi Louis-Philippe à Claremont. On peut facilement comprendre que ce piano retourna dans le magasin Pleyel pour ensuite être expédié début avril à New York6.
Serait-ce alors le n° 13710, au prix de 3 200 francs dont la date de vente au 18 février, deux jours après le concert, interpelle ? En fait ce piano avait été commandé bien avant par un certain Woodbury (possiblement le compositeur de musique religieuse Isaac Baker Woodbury) à New York grâce à l’intermédiaire de Julien Fontana. Le paiement s’est fait bien après l’entrée au magasin comme cela arrivait parfois pour des commandes depuis l’étranger. Il faut aussi relever qu’il était prévu que Chopin donne un deuxième concert au début mars (qui n’a pas eu lieu à cause de la Révolution) : il serait curieux de vendre le piano entre deux concerts.
Le n° 14508 est intéressant à plus d’un titre. Comme le n° 13819, il est terminé au 8 janvier 1848. S’il fallait choisir le piano le plus récent, Pleyel aurait choisi celui-ci. Il y a une particularité assez rare : le délai entre la finition du piano et son entrée au magasin est de trois mois. Pour quasiment tous les pianos à queue petit patron, ce délai ne dépasse pas un mois. Il y a, comme on le voit sur la liste, quatre pianos de concert dont le délai dépasse deux mois. Ne pourrait-on donc pas imaginer que ce piano ait été installé quelques jours chez Chopin puis dans la salle de concert sans passer directement par le magasin ? Il est ensuite mis au magasin en avril. Le paiement est réalisé le 8 mai par le revendeur Ungar7 d’Odessa qui l’avait probablement commandé à l’avance à peu près en même temps qu’un autre piano de concert, le n° 13633, terminé en mars, mis au magasin aussi le 8 avril et payé un jour plus tôt. Pleyel se serait donné le droit d’utiliser ce piano n° 14508 commandé par Ungar juste le temps du concert du 16 février (et d’un deuxième concert finalement annulé). On remarque aussi que le tablage de ce piano s’est fait dans la semaine du 15 au 20 novembre et on se rappelle que Jane paya son piano le 15 novembre. Mais on n’ose quand même pas imaginer que Jane ait déjà voulu réserver un piano de concert pour son protégé…
Quoiqu’il en soit, Pleyel et Chopin n’avaient pas besoin de choisir un instrument flambant neuf. La salle Pleyel était à l’évidence équipé d’un piano de concert en permanence. Celui-ci pouvait très bien avoir été construit il y a plusieurs mois, ou même il y a deux ou trois ans. Les pianos Pleyel bénéficiaient en effet de la qualité de bien vieillir.
Il n’est ainsi pas possible malheureusement de savoir quel piano utilisa Chopin lors de son dernier concert à Paris, on peut juste émettre une petite préférence pour le piano de concert n° 14508.
1. Résumé ; 2. Notes sur Jane Stirling et sa famille ; 3. Les débuts de Jane Stirling avec Chopin ; 4. Les pianos de Jane Stirling ; 5. Le journal de Fanny Erskine ; 6. Le dernier concert à Paris et l’annonce du départ ; 7. Le piano Pleyel du dernier concert à Paris ; 8. Londres et préparatifs pour l’Écosse ; 9. Le piano Broadwood à Calder House ; 10. Thomas Tellefsen ; 11. L’énigme du piano à Glasgow ; 12. Le piano Broadwood à Gargunnock ; 13. Le piano Erard no 713 à Keir House ; 14. Épilogue ; 15. Annexe I, la gestion des pianos par Pleyel ; 16. Annexe II : Le piano Pleyel du dernier concert à Paris
1. L’Univers musical du jeudi 17 juillet 1862, p. 227. Nous sommes 15 ans plus tard mais il est peu probable que les techniques de vente aient fondamentalement changé.
2. Si les commandes concernaient déjà les caisses, il n’y aurait pas de raison à ce que les essences soient toujours représentées en nombre pair.
3. Le piano à queue n° 9116, grand patron B, est un bon exemple : il a été rajouté à une liste de 6 pianos à queue petit patron (lot inhabituel de 7 pianos) et son montage s’est fait très rapidement en deux semaines. Entre les n° 12'000 et n° 14'000, pour les pianos à queue il y eut 1 lot de 4 pianos, 18 lots de 8 pianos, 14 lots de 16 pianos, 1 lot de 24 pianos, 1 lot inhabituel de 14 pianos et 1 lot inhabituel de 10 pianos. Pour ce dernier, il s’explique par l’adjonction de deux pianos en courbaril, essence peu fréquente, manifestement commandés à ce stade : en particulier le n° 13716 pour la comtesse Potocka.
4. Ce comptage est proche de celui réalisé par Jean-Claude Battault. Pour plus de statistiques, lire : BATTAULT Jean-Claude, La manufacture Ignace Pleyel & Cie entre 1830 et 1850 dans « Chopin et son temps », Actes des Rencontres Internationales harmoniques, Lausanne, Peter Lang, 2010, p. 227-254.
5. On notera que le 1er mars est la date d’anniversaire de Chopin et que George Sand, sans doute avec Chopin, est passée en mars chez Pleyel pour louer son pianino n° 12829.
6. Il est à noter que suite à la crise liée à la Révolution, la maison Pleyel envoya en avril 1848 un nombre considérable de pianos aux Etats-Unis.
7. Le même jour le piano à queue petit patron (PP) n° 14546 est payé par Ungar. Celui-ci a acheté encore le PP n° 14627 et le piano de concert n° 14632 le 7 avril. Les PP n° 12677 et 13512 et trois pianos de concert, les n° 12673, 12674 et 13140, avaient déjà été commandés par ce même Ungar en 1846-47. Cela fait pas moins de cinq pianos de concert en deux ans : jolie clientèle à Odessa et « environs » !
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