6. Le dernier concert à Paris et l’annonce du départ ; 7. Le piano Pleyel du dernier concert à Paris ; Sommaire.
On me demande de toutes parts si je donnerai bientôt un concert. J’en douteI.
Ces propos de Chopin à sa famille datent de décembre 1845. On le sait, Chopin a toujours été très réticent à donner des concerts publics. Son dernier concert date de février 1842 !
Un grand nombre de témoignages d’élèves pendant l’hiver 1847-48 mentionnent que Chopin est de plus en plus souffrant, enseignant souvent depuis un divan dans son cabinet.
Il est alors étonnant que les biographes de Chopin ne se soient pas plus posé de questions sur les motivations qui ont poussé Chopin à accepter un dernier concert en France le 16 février 1848. Le compositeur-pianiste mentionne à sa famille :
Pleyel, Perthuis, Léo et Albrecht m’ont persuadé de donner un concert… On s’inscrit déjà pour un deuxième que je ne donnerai sans doute pas car celui-ci déjà m’ennuie2.
Mes amis sont venus me voir un matin pour me déclarer que je devais absolument en donner un [concert]. Ils ont ajouté que je n’aurais à m’occuper de rien si ce n’est que de m’asseoir au piano et de jouer3.
Soucieux comme à son habitude de ne pas provoquer de cancans, Chopin ne mentionne pas Jane parmi les amis : c’est une élève, une femme. Celle-ci est très soucieuse que le concert se passe au mieux :
Elle [Jane] prie donc Mme Rich d’appuyer sa requête concernant le concert de mercredi. Elle demande principalement : que Chopin se fasse envoyer chez lui le piano sur lequel il jouera ; que la chambre attenante à la salle de concert soit chauffée ; et enfin que l’on aère la salle dans les intervalles où Chopin ne serait pas sur l’estrade4.
La Révolution éclate à Paris quelques jours après le concert. La situation devient précaire alors pour de nombreux commerces, en particulier pour la firme Pleyel qui, dès mars 1848 ne produit presque plus de pianos tellement les ventes sont faibles. Les aristocrates fuient la capitale et les pianistes se retrouvent presque sans ressources. Beaucoup d’artistes se déplacent en Angleterre où la situation politique est plus calme. Cela a fait dire à beaucoup de biographes de Chopin que cette Révolution est la cause du voyage de Chopin à Londres.
C’est oublier qu’à quatre reprises dans la correspondance du pianiste, il est indiqué que ce voyage était prévu avant le concert du 16 février, donc avant la Révolution !
Lettre de George Sand à son fils Maurice du 7 février :
Les journaux disent que Chopin va donner un concert avant son départ. Sais-tu où il va ? Est-ce à Varsovie, ou simplement à Nérac. Tu sauras cela au square [d’Orléans]5.
Lettre du Marquis de Custine à Chopin avant le concert :
Que veut dire ce départ qu’on nous annonce ? où allez-vous donc ?6
Lettre de Chopin à sa famille du 11 février qu’on a mentionnée :
Si vous vous mettez en route, je ferai de même, car je doute que je pourrais supporter de nouveau un été semblable au dernier que je viens de passer à Paris. Si Dieu nous donne la santé, nous nous reverrons, et nous causerons, et nous nous embrasserons. Je vous en dirai davantage après le concert7.
La maman de Chopin lui écrit le 5 mars :
Le Courrier avait annoncé que tu allais donner un concert et qu’aussitôt après, tu quitterais Paris. Et nos conjectures d’aller leur train : où va-t-il aller ? En Hollande, disent les uns. En Allemagne, disaient d’autres ; d’autres encore à Pétersbourg et nous qui désirons tant de voir : peut-être chez nous8.
Il en ressort que le voyage de Chopin était annoncé avant son concert et qu’il aura lieu un peu après celui-ci. L’annonce, semble-t-il discrète de ce départ, liée à l’incertitude de la destination, vient peut-être du fait qu’on voulait cacher ce départ mais qu’il y a eu une fuite. Pure hypothèse.
On remarquera aussi l’envie de Chopin de rejoindre sa famille dans un lieu intermédiaire, avant de rejoindre la destination gardée à ce moment secrète. On relèvera une même intention de sa part, non réalisée, l’année précédente :
Si l’un de vous avait l’intention de voyager cette année, peut-être irais-je l’attendre sur les bords du Rhin9.
Chopin s’est ennuyé à Paris l’été 1847. Il avait l’habitude d’aller dans le Berry. Il mentionne donc à sa famille son désir de passer l’été 1848 ailleurs qu’à Paris ce qui signifie un voyage de plusieurs mois.
Le départ de Paris, prévu très vraisemblablement vers la mi-mars, est reporté à cause de l’insécurité et des dégradations liées à la Révolution : beaucoup d’installations ferroviaires sont détruites autour de Paris. Le chaos régnant en Europe douche également les espoirs de Chopin de voir sa famille.
Le départ de Chopin pour Londres via Boulogne le 20 avril ne tient peut-être pas du hasard : le dernier tronçon ferroviaire de 14 km entre Neufchâtel et Boulogne est inauguré le 17 avril, reliant Paris à la Manche10.
Un tel voyage demande passablement d’argent. D’autant plus que cela prendra du temps à Chopin de se faire une clientèle à Londres. Les revenus de ses leçons à Paris lui permettent de vivre mais un concert est idéal pour se constituer une jolie économie. Lors de son concert à la salle Pleyel de 1841, il reçut plus de 6 000 francs, ce qui avait choqué George Sand :
Chopin s’est mis en mesure de chômer tout l’été, en donnant un concert où, en deux heures et deux coups de main, il a mis dans sa poche 6 000 et quelques centaines de francs, au milieu des bravos, des bis, des trépignements des plus jolies femmes de Paris. Le scélérat !11
Cette somme représente environ l’équivalent de 300 heures de cours donnés à ses élèves ! La recette du concert de 1848 s’est montée à aussi pratiquement 6 000 francs. Avec une telle somme, Chopin avait une réserve pour plusieurs mois.
Si beaucoup de pianistes sont allés à Londres parce qu’ils n’avaient quasiment plus de gagne-pain suite à la fuite des aristocrates après la Révolution, il n’en demeure pas moins que la décision pour Chopin d’aller en Angleterre est antérieure à cette Révolution. Et le concert donné le 16 février 1848 a avant tout été donné pour procurer à Chopin l’argent nécessaire à son voyage. C’est dans ce sens qu’on peut comprendre les propos de Chopin à sa famille quand il dit que ses amis sont venus le voir pour lui déclarer qu’il devait absolument donner un concert.
Il est difficile ne pas voir Jane Stirling à la manœuvre et l’idée du concert vient certainement d’elle pour assurer une aisance financière à son protégé au début de son séjour londonien.
Le hasard a voulu que beaucoup d’artistes partent en Grande-Bretagne suite à la Révolution en Europe mais le voyage de Chopin dans ce pays avait été prévu par Jane quelques mois plus tôt ! Il est sûr que sans l’initiative de Jane, Chopin aurait suivi le mouvement et se serait aussi rendu à Londres après la Révolution, mais probablement pas en Ecosse…
Un peu avant son concert du 16 février 1848, Chopin a joué sur trois pianos à queue Pleyel dont nous connaissons le numéro de série : le no 13214 dans son appartement de mars ou mai 1847 à janvier-février 1848, le no 13823 de Jane Stirling et vraisemblablement le no 13819 mis au magasin le 13 janvier 1848.
En date du 11 février 1848, Chopin écrit à sa famille concernant son proche concert :
Ils [mes amis] ont ajouté que je n’aurais à m’occuper de rien si ce n’est que de m’asseoir au piano et de jouer… Pleyel qui me taquine toujours à propos de ma bêtise, va pour m’encourager à jouer, faire garnir l’escalier de fleurs. Je serai presque comme chez moi et mes yeux rencontreront surtout des visages amis. J’ai ici le piano sur lequel je jouerai… je dois dès aujourd’hui me mettre à jouer, ne serait-ce que par acquis de conscience, car il me semble que je joue plus mal que je n’ai jamais joué12.
Les amis de Chopin veulent donc le mettre dans les meilleures dispositions. En particulier le piano pour le concert lui est fourni dans son appartement pour qu’il puisse s’y entraîner. Il s’agit à l’évidence d’un nouveau piano (le « j’ai ici » va dans ce sens). Le « dès aujourd’hui » indique vraisemblablement que ce piano vient de lui être livré. On notera que Chopin parle du concert mais pas du piano dans une lettre à sa sœur du 10 février. On sait aussi que Chopin est passé ce 10 février chez Pleyel :
Hier j’ai signé l’envoi et fait expédier à Cracovie un très beau piano de Pleyel pour Madame Adam Potocka13.
Pleyel lui a peut-être annoncé ce jour-là qu’il mettait à disposition dans son appartement le piano qu’il utilisera pour le concert. Jane Stirling n’est évidemment pas étrangère à cela car en date du 13 février elle prie Mme Rich d’appuyer sa requête concernant le concert de mercredi. Elle demande que Chopin se fasse envoyer chez lui le piano sur lequel il jouera. Jane indique par-là que le piano ne devait être prêté à Chopin que quelques jours avant son concert. Elle n’était pas à Paris ce 13 février et ne savait pas que le piano avait déjà été livré chez Chopin en date du 10 ou 11 février.
Ces éléments font que le no 13214 qui était dans l’appartement de Chopin depuis le printemps 1847 n’est pas le piano du dernier concert de Chopin à Paris.
On l’a vu, Jane a acheté le beau piano petit patron no 13823 le 15 novembre 1847. Chopin y a joué dessus plusieurs fois dessus lors de soirées relatées dans le journal de Fanny Erskine. Jane n’aurait-elle pas voulu que son piano soit utilisé par Chopin pour son concert ?14 Il y aurait fallu que Mme Rich s’occupe elle-même de régler des modalités de transport du no 13823 en l’absence de Jane ! Et comment la discrète Jane aurait-elle pu avoir l’audace d’imposer son propre piano, qui plus est un piano à queue petit patron ?! C’était une affaire d’hommes entre Chopin et Pleyel.
Jane a simplement proposé (« la requête ») à Pleyel qu’il serait bon que Chopin puisse s’entraîner chez lui sur le piano qu’il utilisera à son concert. N’étant pas à Paris quelques jours avant le concert, elle veut s’assurer que sa requête soit réalisée et elle le fait par l’intermédiaire de son amie Mme Rich. Le no 13823 est assurément resté dans l’appartement de Jane…
Plus intéressantes sont deux dates dans le registre comptable de 1847-48 : le no 13819 terminé début janvier, est mis au magasin le 13 janvier, et le no 13214, dans l’appartement de Chopin, est mis en location en février. Dès lors il est assez logique de penser que c’est le no 13819 qui a été livré le 10 ou 11 février chez Chopin et qu’il servira de piano de concert. En tout cas, la coïncidence temporelle est quasi parfaite. C’est ce qui a fait dire à plusieurs spécialistes15 que le no 13819 est presque certainement le piano joué par Chopin lors de son concert du 16 février.
Mais il faut parfois se méfier des coïncidences. Rappelons que ce piano à queue petit patron n’a pas été choisi en janvier mais a été de toute évidence commandé fin novembre 1847. Aurait-il alors été commandé pour le concert de Chopin puis mis à disposition du maître alors qu’il y avait assez de pianos de concert en circulation [voir l’annexe II ] ?
Une analyse fine de la gestion des pianos à queue par Pleyel met en évidence que la plupart des pianos mis au magasin étaient très rapidement payés : c’est plutôt normal car ils étaient commandés à l’avance.
Pour les pianos mis gratuitement à disposition d’artistes, il n’y avait pas besoin d’attendre qu’ils soient payés ! Pleyel, très soucieux d’éviter que des pianos ne soient pas utilisés, les fournissait très rapidement aux pianistes, c’est ce que montre l’analyse des archives [voir l’annexe II ].
Autrement dit, ce piano mis au magasin le 13 janvier n’avait aucune raison d’attendre le 10 février pour passer dans l’appartement de Chopin !
Ce même 13 janvier a eu lieu une soirée chez Jane avec « un petit groupe de privilégiés » selon les termes de Fanny Erskine. La bonne humeur régnait, Chopin se laissant même à faire des « lapins sur le mur ». Le 6 décembre on avait fêté chez Jane son nouveau Pleyel. Ne pourrait-on pas y voir ici une fête de l’arrivée du piano no 13819 chez Chopin et corollairement la promesse d’un voyage à Londres avec plus tard la vente de ce piano aux Trotter ?
Jane pouvait s’occuper maintenant de la préparation du concert du 16 février pour permettre à Chopin d’avoir une réserve d’argent pour le voyage. Un autre piano donc que le no 13819 sera amené quelques jours le 10 ou 11 février dans l’appartement de Chopin. Que le maître en dispose de deux pianos à queue pendant cinq jours ne pose pas de problème particulier car son salon était très spacieux (il en aura trois dans son salon à Londres). Et si Jane Stirling a demandé qu’on lui livre ce piano pour s’entraîner dessus, c’est probablement parce que Chopin n’était pas très familier avec… un piano de concert !
Le 16 février, le gratin de la noblesse et de l’aristocratie est convié à cet événement exceptionnel qui ne s’est plus réalisé depuis six ans : Chopin dans la salle Pleyel ! Tout le monde se met en quatre pour faire de ce concert un moment inoubliable. Comment pourrait-on imaginer qu’on mette dans cette salle un piano petit patron avant tout destiné aux salons ? En plus il était bien connu que Chopin ne jouait pas très fort… Beaucoup de pianistes moins prestigieux que Chopin ont bénéficié de pianos de concert, par exemple Émile Prudent, Joséphine Martin ou Ferdinand Waldmüller.
Lors du concert de Chopin du 26 avril 1841, Liszt fit le commentaire suivant :
Lundi dernier, à huit heures du soir, les salons de M. Pleyel étaient splendidement éclairés… Un grand piano à queue était ouvert sur une estrade ; on se pressait autour16.
Venant de Liszt, le « grand piano à queue » ne devait pas être un petit piano à queue !!
Les deux premières gravures connues de la salle Pleyel, rue Rochechouart, en 185517 et en 187018 montrent par ailleurs des pianos de concert.
En effet Pleyel n’avait pas de difficulté pour fournir un piano de concert à Chopin : beaucoup de ces pianos n’étaient ni vendus, ni loués. Il n’est pas possible de savoir quel piano utilisa Chopin, on peut juste émettre une petite préférence pour le piano à queue no 14508, tablé au 20 novembre, terminé un mois avant le concert, qui, assez curieusement, n’est pas mis au magasin directement mais seulement trois mois plus tard, ce qui pourrait suggérer qu’il ait transité par la salle de concert [voir l’annexe II ].
1. Résumé ; 2. Notes sur Jane Stirling et sa famille ; 3. Les débuts de Jane Stirling avec Chopin ; 4. Les pianos de Jane Stirling ; 5. Le journal de Fanny Erskine ; 6. Le dernier concert à Paris et l’annonce du départ ; 7. Le piano Pleyel du dernier concert à Paris ; 8. Londres et préparatifs pour l’Écosse ; 9. Le piano Broadwood à Calder House ; 10. Thomas Tellefsen ; 11. L’énigme du piano à Glasgow ; 12. Le piano Broadwood à Gargunnock ; 13. Le piano Erard no 713 à Keir House ; 14. Épilogue ; 15. Annexe I, la gestion des pianos par Pleyel ; 16. Annexe II : Le piano Pleyel du dernier concert à Paris2. CFC t. III, p. 319-20, lettre de Chopin à Louise Jendrzejewicz du 10 février 1848.
3 CFC t. III, p. 322, lettre de Chopin à sa famille du 11 février 1848.
4. KARLOWICZ p. 141, lettre de Jane Stirling à Mme Rich du 13 février 1848.
5. CFC t. III, p. 318, lettre de George Sand à Maurice Dudevant du 7 février 1848.
6. CFC t. III, p. 321, lettre du Marquis de Custine à Chopin avant le 16 février 1848.
7. CFC t. III, p. 323, lettre de Chopin à sa famille du 11 février 1848.
8. CFC t. III, p. 330, lettre de Justine Chopin à son fils du 5 mars 1848.
9. CFC t. III, p. 286, lettre de Chopin à sa famille du 8 juin 1847.
10. La ligne Paris-Dunkerque est inaugurée au mois d’août 1848 et la ligne Paris-Calais l’année suivante.
11. Correspondance George Sand, par George Lubin, Paris, Garnier frères, 1969, tome V, p. 290. Lettre de George Sand à Hippolyte Châtiron après le 26 avril 1841.
12. CFC, t. III, p. 322-23, lettre de Chopin à sa famille du 11 février 1848.
13. Ibid. p. 323.
14. C’est la proposition de JUDE Jean, dans son livre Camille Pleyel Frédéric Chopin les talents réunis, 2022, p. 492, mais il ne mentionne pas le passage suivant de Karlowicz : « elle prie Mary Rich d’appuyer sa requête ».
15. C’est l’avis d’Alec Cobbe, propriétaire de ce piano. COBBE Alec, Chopin’s Swansong, The Chopin Society, London in association with The Cobbe Collection Trust, 2010. Jean-Jacques Eigeldinger se montre un peu plus prudent en disant qu’« il n’est pas impensable que le no 13819 ait été celui du concert parisien du 16 février 1848 ». EIGELDINGER Jean-Jacques, Chopin et Pleyel, Fayard, 2010, p. 176.
16. Revue et Gazette musicale de Paris, dimanche 2 mai 1841.
17. L’Illustration journal universel du 9 juin 1855, p. 365.
18. Pleyel, Wolff & Cie – Facteurs de pianos, Adolphe Lainé, Paris, 1870, p. 7.
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Mardi 3 Septembre, 2024 1:38