musicologie
Alain Kohler, septembre 2024

De quelques pianos autour de Jane Stirling, élève de Chopin

1. Résumé ; 2. Notes sur Jane Stirling et sa famille ; sommaire

Jane Stirling

Jane Stirling (1804-1859), élève de Frédéric Chopin (1810-1849) depuis 1842, joua un rôle prépondérant dans les deux dernières années de vie de son maître en remplaçant en quelque sorte George Sand. Mais, à la différence de la romancière qui proposait au compositeur des séjours estivaux plutôt tranquilles dans le Berry, Jane Stirling organisa un voyage mouvementé en Grande-Bretagne d’avril à novembre 1848 fait de nombreux concerts et déplacements. Par une étude des archives Pleyel1, du journal de Fanny Erskine et de la correspondance, il est mis en évidence que Jane prépara ce voyage par la commande anticipée de deux pianos à queue de Pleyel et par la planification du concert du 16 février 1848 à Paris.

En Grande-Bretagne Chopin bénéficia d’excellents pianos grâce à la prévenance de son élève et d’Henri Fowler Broadwood. Des mouvements de pianos en Écosse et leur mise à disposition ou non de Chopin dans quatre lieux sont analysés. Quelques mystères demeurent, en particulier la localisation actuelle de deux pianos Broadwood. L’étude montre également une facette de Jane Stirling moins connue, celle d’une femme déterminée, moderne. Devenue inconsolable suite au décès de son idole, elle s’entoura d’amis de Chopin et… de pianos utilisés par le génial compositeur.

Notes sur Jane Stirling et sa famille

Jane Wilhelmina Stirling est née en 1804 à Kippenross près de Dunblane en Écosse. C’est la fille cadette d’une famille de 6 filles et 7 garçons.

Son père, John Stirling de Kippendavie (1742-1816), hérita en 1776 à la mort de son frère le domaine de Kippendavie puis acquiert aussi vers 1800 le domaine de Kippenross. John est un très riche commerçant2 qui possède une plantation de sucre en Jamaïque et fait partie de la compagnie Stirling Gordon & Co.

Deux fils de John, Charles et William, membres de cette compagnie, reçurent entre 1835 et 1837 une grosse somme d’argent3 en compensation de la perte de leur propriété suite à l’abolition de l’esclavage en 1833. Charles a pu ainsi acheter le domaine de Gargunnock repris à sa mort en 1839 par sa femme Christiane.

La sœur aînée Ann (1783-1851) épouse en 1809 le richissime industriel Ludovic Houstoun4 (1780-1862), propriétaire du domaine de Johnstone Castle à Glasgow. Ann et sa petite sœur Jane, 21 ans plus jeune, entretiendront toute leur vie des tendres relations.

L’année 1816 fut entachée, pour la jeune Jane âgée de 12 ans, de trois deuils :  son frère aîné Patrick, son père John et son beau-frère James Erskine, mari de sa sœur Katherine (1791-1868). Quatre ans plus tard, c’est la maman de Jane qui s’en va et sa sœur Mary.

Dès cette période, la très religieuse Katherine, ayant eu la douleur de perdre ses quatre enfants en bas âge, ne désirant plus se remarier, sentit qu’il était de son devoir de s’occuper de sa petite sœur Jane. Il était d’ailleurs habituel que les femmes sans enfant s’occupent des personnes seules ou ayant perdu un proche. C’est en partie pour cette raison que Jane et Katherine iront assez souvent à Calder House visiter leur vieux beau-frère James Sandilands (1770-1862), dixième lord Torphichen, veuf de Margaret Douglas Stirling (1784-1836).

Jane et Katherine seront pratiquement toujours ensemble dans tous leurs nombreux déplacements, presque comme des sœurs jumelles. Il y avait cependant des différences entre elles, en particulier un écart de treize ans, ce qui a impliqué un contrôle certain de Katherine sur sa petite sœur qui restera célibataire.

Il semblerait qu’un cousin de Jane, l’écrivain théologien Thomas Erskine (1788-1870), ait joué un rôle important dans sa vie. Assez rapidement, il trouva que Jane ne ressemblait guère aux autres femmes, qu’elle était plus attirée par les voyages que par la couture. Il a joué quelque peu le rôle d’un père spirituel et invita plusieurs fois les deux sœurs Katherine et Jane chez lui à Linlathen House. Il voulait promouvoir l’Église épiscopale en Europe, et se déplaçait beaucoup. Il invita donc les deux sœurs une première fois à Paris en 1826. Ce fut le début, en particulier pour Jane, d’un amour pour la capitale française.

Elle y rencontra notamment la duchesse de Broglie, grande amie de Thomas Erskine. À la mort de cette dernière en 1838, Thomas écrit à Jane :

Vous aurez reçu la nouvelle de la mort de Madame de Broglie… vous la connaissiez, vous l’aimiez et elle vous aimait.5

Celui-ci dira plus tard de ses deux dames qu’elles étaient les deux femmes les plus remarquables qu’il ait jamais rencontrées6.

Thomas Erskine a souligné, dans sa vision d’un calvinisme révisé, le côté aimant de la nature de Dieu. Cette vision, partagée par la duchesse de Broglie, a certainement influencé Jane toute sa vie. A sa mort, Thomas dit d’elle :

… vous pourrez apprécier la pureté et la beauté de ce courant d’amour qui a coulé toute sa vie. Je ne pense pas avoir jamais connu quelqu’un qui semblait plus complètement abandonné et dévoué de tout son être pour le bien des autres7.

On devine une petite différence dans l’hommage suivant consacré à sa sœur Katherine, certainement plus restée fidèle à un calvinisme traditionnel :

Tous ceux qui l’ont connue la regretteront en tant que témoin de Dieu et aide de leur foi… C’était une femme admirable, fidèle et diligente dans tous ses devoirs, et infatigable dans ses efforts pour aider ceux qui avaient besoin de son aide8.

Il apparaît ainsi clairement que les deux sœurs ont toute leur vie fait preuve d’attention, de générosité envers les autres tout en préférant rester dans l’anonymat. Cependant, il arrivait que leur excès d’amabilité ne plaise pas à tout le monde. On les appelait « les Saintes de Kippenross »9. Solange Clésinger, dans ses mémoires, abonde dans ce sens :

On rencontrait, aux heures des leçons chez le Maître [Chopin], deux longues personnes, de taille et d’origine écossaises, maigres, pâles, sans âge, graves, vêtues du noir, ne souriant jamais. Sous ces enveloppes un peu lugubres, gisaient deux cœurs élevés, généreux, dévoués10.

Il ne fait pas de doute non plus, vue la grande aisance financière de leur famille, qu’elles ont bénéficié toute leur vie de sommes d’argent importantes.

plume 6 Alain Kohler
septembre 2024

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1. Résumé ; 2. Notes sur Jane Stirling et sa famille ; 3. Les débuts de Jane Stirling avec Chopin ; 4. Les pianos de Jane Stirling ; 5. Le journal de Fanny Erskine ; 6. Le dernier concert à Paris et l’annonce du départ ; 7. Le piano Pleyel du dernier concert à Paris ; 8. Londres et préparatifs pour l’Écosse ; 9. Le piano Broadwood à Calder House ; 10. Thomas Tellefsen ; 11. L’énigme du piano à Glasgow ; 12. Le piano Broadwood à Gargunnock ; 13. Le piano Erard no 713 à Keir House ; 14. Épilogue ; 15. Annexe I, la gestion des pianos par Pleyel ; 16. Annexe II : Le piano Pleyel du dernier concert à Paris

Notes

1. Archives du musée de la philharmonie (consulté régulièrement depuis 2012)

2. À sa mort, John Stirling laisse un patrimoine de 146 063 £, ce qui est une somme énorme : autour de 100 millions de £ actuelles ! Legacies of British Slavery (consulté le 19 février 2024).

3. Soit un peu plus de 10'000 £ : environ 7 millions de £ actuelles. Legacies of British Slavery (consulté le 19 février 2024).

4. Celui-ci hérita de son père de 30'000 Livres, soit près de 21 millions de £ actuelles, liées aux activités de mines de charbon, usines de chaux, filatures de coton.  Glasgow museum (consulté le 20 février 2024). En 1861 il exploite 49 hectares avec 531 ouvriers.  Il s'agit manifestement d'un employeur important dans la région.

5. ERSKINE Thomas of Linlathen, Letters, edited by William Hanna, Edinburgh, David Douglas, 1884. Lettre de Thomas Erskine à Jane Stirling du 7 octobre 1838, p. 221-222.

6. ERSKINE p. 9-10.

7. ERSKINE, p. 336-37, lettre de Thomas Erskine à Mrs Schwabe du 14 février 1859 suite à la mort de Jane.

8. ERSKINE, p. 484, lettres de Thomas Erskine à deux amis suite à la mort de Katherine Erskine.

9. BONE Audrey Evelyn, Jane Wilhelmina Stirling 1804-1859, 1960, p. 52.

10. CLESINGER Solange, Frédéric Chopin Souvenirs inédits. Publiés par Jean-Jacques Eigeldinger dans la Revue musicale de Suisse romande, xxxi/5 (1978), pp. 224-238.  
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