musicologie

15 février 2023 — Jean-Marc Warszawski

Olivier Baumont à la recherche du clavecin dans le temps perdu

Un clavecin pour Marcel Proust, Olivier Baumont (clavecin), avec le renfort d'Ingrid Perruche (soprano), Pierre-Éric Nimylowicz (violon), Nivolas Mackowiak (clavecin), œuvres d’Eugène Anthione, Johann Sebastian Bach, Jacques Champion Sieur de La Chapelle, François Couperin, Reynaldo Hahn, Leontzi Honauer, Jules Massenet, Jean-Philippe Rameau, Maurice Ravel, Domenico Scarlatti. Encelade 2022 (ECL 2204).

Enregistré au studio Saquenza, à Montreuil, 11-13 juillet 2022.

Les musiciens de la musique ancienne, c’est-à-dire d’avant le xixe siècle, sont atteints du virus historiciste. Après bien des années, ils ont compris qu’on ne pouvait pas reproduire le passé. Ils se sont alors réfugiés derrière le concept de « historiquement informé » qui ne tient pas plus la route. En réalité, ils sont inspirés par ce qu’ils imaginent du passé, se basant sur des témoins et vestiges, mais un passé fictif. Il en ressort, il faut le dire, une muséographie, plutôt une muséosonnie un peu lassante. Mais le niveau et ferveur musicaux des meilleurs, dont Olivier Baumont, savent transformer les partitions anciennes en de bons grands moments de plaisir musical contemporain. En fait, avec les avant-gardistes ou contemporanéistes, ils ont mis fin au règne, qui semblait être une fin de l’histoire, des postures et factures « idéales » instrumentistes, issues du romantisme et de la normalisation entre autres de l’enseignement, pour aborder et expérimenter la question de la recherche et de l’adéquation entre interprétation et partition (ou type et genre de musique).

Même s’il reconnaît dans le livret, qu’il a lui-même rédigé, la curiosité que peut susciter le projet de lier clavecin, musique ancienne, Marcel Proust et œuvre, Olivier Baumont ne résiste pas au virus historiciste. Comme pour justifier son imagination et sa fantaisie d’artiste qui n’en ont pas besoin, justification qui est de fait l’œuvre qu’elles produisent.

À l’origine serait donc une phrase d’Anna de Noailles rendant hommage à son ami Marcel Proust : Si riche d’instinct et de culture, possédant le mécanisme intellectuel le plus délicat et le plus ample, joueur de pur clavecin et maître de l’orchestration retentissante (Souvenir du cœur, dans « hommage à Marcel Proust », La nouvelle revue française (112), NRF, Paris, janvier 1923, p. 13-21.

Olivier Baumont met cette phrase en relation avec une des définitions du mot « clavecin » au troisième tome du Nouveau Larousse illustré, édité entre 1897 et 1904 : Poétique. S’est dit de l’ensemble des moyens d’un poète de l’étendue de son génie : « Il y a dans mon clavecin poétique des jeux de flûte et de tonnerre ». (Ducis). » Cette citation est reprise d’une lettre du poète Jean-François Ducis adressée à Bernardin de Saint-Pierre, vulgarisée dans divers « portraits littéraires » de célébrités rédigés par Sainte-Beuve dans les années 1860 : Il y a dans mon clavecin poétique des jeux de flûte et de tonnerre ; comment cela va-t-il ensemble ? Je n’en sais trop rien ; mais cela est ainsi. Le Larousse ajoute : Fig. Instrument, moyen d’action : L’homme insensible est un clavecin sans cordes (Boiste.Citation reprise cette fois du Dictionnaire universel de la langue française de Pierre Claude Victoire Boiste édité à partir de 1800, mais cette sentence n’apparaît que dans les nombreuses éditons suivantes.

Olivier Baumont fait le joint entre ces deux citations par une pirouette littéraire anodine, pourtant une injure à l’esprit historien : « Anna de Noailles devait connaître cette définition ». Non seulement l’historien bannit ce genre de probabilité fictive, mais on peut penser que l’écrivaine au bavardage légendaire et à l’esprit vif n’avait pas besoin d’un dictionnaire pour broder une telle analogie, laquelle ne recoupe pas vraiment la définition du Larousse. En effet, elle compare l’habileté ou la richesse artistique de Marcel Proust, capable à la fois de s’exprimer délicatement (la mécanique du clavecin) et aussi avec ampleur (un orchestre). Il ne s’agit pas là de son supposé « clavecin poétique ».

Le Larousse fait aussi mention du Clavecin oculaire, sorte d’instrument à touches, imaginé pour produire sur les yeux, au moyen de couleurs que l’exécutant combinait, des sensations analogues à celles que les instruments de musique produisent sur l’oreille. On se dit là qu’il faut faire un peu attention, que c’est du wikipédisme avant l’heure (ou de l'encyclopédisme genre xiIie siècle trardif), où l'on ramasse tout sans grande discrimination, en ne comprenant pas trop ce qu’on écrit, ni s'il s'agit d'un terme courant ou d'une utilisation littéraire rare. Un tel instrument est évidemment invraisemblable. Il a été projeté par les fantaisies du père Louis-Bertrand Castel dans la première moitié du xviiie siècle, et provoqua de gentilles moqueries des encyclopédistes..

Au-delà la fièvre historiciste, Olivier Baumont explique comment il a organisé son récital, qui n’est pas un clavecin chez ou de, mais pour Marcel Proust, et là c’est plutôt habile et érudit, en fouillant la biographie de l’auteur, qui a entre autres assisté à des concerts de clavecin chez Winnaretta Singer des machines à coudre devenue princesse de Polignac et sans aucun doute impératrice du mécénat, qui connaissait également La grande Wanda Landowska. Il a également fouillé l’œuvre littéraire et ses personnages pour y trouver bien des prétextes à y poser ses deux clavecins et son virginal.

Au bout du bout, Marcel Proust ou pas, on n’en attend pas moins d’Olivier Baumont, c’est un très beau récital, un bon programme, incisif, plein de plaisir, d’entrain, de clavecin poétique selon Larousse selon Jean-François Ducis. Avec du connu ou surconnu, comme Les Barricades mistérieuses de François Couperin qui furent jouées chez les Polignac, les compositeurs qui ont fait la gloire de l’instrument, comme Jean-Philippe Rameau, Johann Sebastian Bach, Domenico Scarlatti, Jacques Champion de Chambonnières, et des moins attendus comme Jules Massenet, Eugène Anthiome, Maurice Ravel avec une des Deux épigrammes de Clément Marot, « D’Anne jouant de l’espinette », où en plus de la soprano Ingrid Perruche, Olivier Baumont a dû faire appel à une troisième main (Nicolas Mackowiak), aussi une Andante de Leontzi Honauer, avec le violoniste Pierre-Éric Nimylowycz.

En plus de l’art accompli du claveciniste, la qualité, la beauté sonore, on peut même parler de virtuosité sonore, a en soi attiré notre écoute. Cela tient bien entendu à l’interprétation, au choix des instruments, à leur réglage (Patrick Yègre), mais aussi à l’ingénieur du son, Thomas Vingtrinier qui a décidément la renommée de ses réalisations.

Eugène Enthiome (1836-1916), Toccata, plage 11 (extrait).

Voir : Le clavecin dans tous ses états : entretien avec Olivier Baumont, claveciniste (Bruno Serrou, 2003).

Georg Philipp Telemann, Œuvres pour clavier (2012).

« Ah Dieu ! que la guerre est jolie… » : Louis xiv, Turenne et d’Artagnan (2022)

 Jean-Marc Warszawski
15 février 2023


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