Bruno Serrou : Olivier Baumont, comment l'enfant que vous étiez a-t-il choisi le clavecin pour s'exprimer?
Olivier Baumont : En entendant cet instrument en concert, tout simplement, dans le Concerto pour clavecin en ré mineur BWV 1052 de Jean-Sébastien Bach. Ce fut le coup de foudre, pour Bach et pour le clavecin. J'ai eu aussi la chance de naître dans une famille de lettrés qui ont toujours été passionnés d'histoire. Je pense en effet que, à la différence d'autres instruments, on choisit le clavecin par passion pour les deux grands siècles qui le concernent, les XVIIe et XVIIIe, le “Grand siècle” et “le Siècle des Lumières” Je crois avoir toujours eu le goût des vieilles pierres et de l'histoire.
B. S.: Où avez-vous commencé l'étude du clavecin?
O. B.: À Annecy, où je suis né, et où j'ai passé ma jeunesse, jusqu'à mon bac, que j'ai eu à dix-huit ans, avant de me rendre à Paris. La classe de clavecin du conservatoire d'Annecy était tenue par Georges Kiss, qui a été mon premier professeur d'instrument. Il prenait les enfants très jeunes, alors qu'à l'époque, en 1971-1973, il paraissait incroyable de les faire commencer par le clavecin, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Outre Bach et ce concerto, un film m'a incité à choisir le clavecin, et à lui vouer ma vie, c'est Barry Lindon de Stanley Kubrick qui m'a été une vraie révélation vers quatorze ou quinze ans. Plus tard, j'enregistrais pour l'un de mes disques Haendel chez Erato la fameuse sarabande, grand moment d'émotion pour moi. Je me suis toujours consacré au clavecin, dénominateur commun de l'ensemble de mes activités. Je n'ai pas ressenti le besoin d'avoir mon propre ensemble baroque, contrairement à beaucoup de clavecinistes. D'abord parce qu'il s'en trouve de très bons sur la place de Paris et ailleurs, et que je ne voyais pas ce que je pourrais ajouter avec un ensemble de plus. En outre, les musiciens baroques font tous plus ou moins tous les ensembles existants, où l'on retrouve souvent les mêmes. J'ai pour ma part voulu développer l'aspect soliste de l'instrument, ce que les clavecinistes n'ont pas toujours le temps de travailler, soit parce qu'ils font beaucoup de continuo ou parce qu'ils dirigent. Dans ma discographie, qui compte plus de quarante enregistrements, l'on ne trouve presque exclusivement que des pages solos, exception faite de deux ou trois disques de musique de chambre. J'insiste aussi sur l'écriture. J'écris les textes de mes pochettes de disques, et même un petit livre sur Couperin pour la collection Découvertes des Editions Gallimard, mais toujours avec l'objectif de faire connaître davantage l'instrument.
B. S. : Toujours dans le lien historique?
O. B.: Oui. Enfin, c'est de la musicologie vue par un interprète. Les gens baptisent musicologue un peu tout le monde et n'importe qui, du moins en France. Musicologue est un métier très précis qui induit des diplômes universitaires, or dès que quelqu'un écrit un livre, on lui attribue ce titre. Je suis pour ma part un interprète qui cherche, et, dans le cadre de mes recherches, il se trouve forcément des aspects musicologiques indispensables pour travailler certains répertoires.
B. S. : Est-ce la quête «d'authenticité» qui a précipité cette recherche?
O. B. : Peut-être que l'apport des musiciens baroques a été capital dans la conception de la musique aujourd'hui, du passé comme du présent. Mais je ne veux surtout pas être un ayatollah en ce sens que je n'apprécie pas particulièrement l'assurance du bon droit absolu de certains baroques. Il y a des musiciens exceptionnels qui n'ont pas cette démarche-là et qui ont eu des parcours artistiques d'une telle richesse que l'on ne se pose même pas avec eux la question de l'authenticité. Mais si j'ai choisi cette démarche, c'est parce que je pense qu'un instrument a été conçu pour faire sonner telle musique, et que telle musique a été écrite pour faire sonner tel instrument. Alors bien sûr on peut s'écarter de cette démarche et en avoir d'autres tout aussi extraordinaires et passionnantes, comme celle de Glenn Gould et de bien d'autres. Ce qui m'intéresse dans la musique est de trouver l'adéquation la plus proche possible entre un son et une musique. Après, l'authenticité c'est beaucoup les maisons de disques, les médias et le public qui ont repris ce concept. Un musicien ne dira jamais qu'il joue authentique, c'est impensable. Ce que nous voulons seulement dire est que nous essayons de placer le plus possible l'œuvre dans les conditions sonores qu'elle a pu connaître en son temps. C'est en tout cas une démarche qui m'intéresse pour le diapason, pour l'accord, pour le lieu. Je considère que l'on ne peut donner un récital de clavecin Salle Pleyel parce que ce lieu n'est pas du tout adéquat. Je suis donc aussi sensible aux acoustiques, à la fois pour enregistrer et pour les concerts.
B. S. : Les pièces pour clavecin ont été écrites pour l'antichambre des châteaux.
O. B. : Oui, en partie, et je m'attache aussi au type d'instrument que les compositeurs ont pu connaître. La question de Haendel par exemple est intéressante parce que, sorte de globe trotter du XVIIIIe siècle, ce compositeur a voyagé partout en Europe, et a donc joué tout ce qui se faisait de mieux en matière de facture instrumentale en son temps. Il a joué des clavecins allemands, flamands, italiens, anglais, et, éventuellement français, bien qu'il ne se soit pas rendu en France mais il aurait pu en connaître quelque part. La diversité des clavecins est considérable, et Haendel en a connu beaucoup. Il suffit d'enregistrer ses pièces de clavecin sur divers instruments pour témoigner à travers eux de ses nombreux voyages. Et je considère comme un apport pour la musique que de jouer certaines pièces sur un clavecin italien, d'autres sur un clavecin allemand, d'autres encore sur un anglais.
B. S. : Les clavecins qui ont survécu aux révolutions et aux guerres sont-ils toujours jouables, ou est-ce pour la plupart des copies, des reconstitutions? En ce cas, peut-on être sûr du son?
O. B. : Ces questions reviennent souvent. Beaucoup de clavecins anciens ont survécu et ont été fort bien restaurés. Certains instruments n'ont pas été touchés, et n'ont donc absolument pas été abîmés, si bien qu'ils sont dans un état incroyable, ayant miraculeusement échappé aux guerres et à toutes les révolutions jusqu'au XXIe siècle. Ce qui est une grande chance pour nous. D'autres instruments ne sont plus jouables, et, surtout, seraient dangereux à faire jouer parce que la caisse n'est plus assez solide, et si l'on se mettait à tendre les cordes, cela menacerait l'instrument. Ces clavecins ne sont pas morts, contrairement à ce que l'on pense, mais ils vont servir à la copie. Ce qui permet de réaliser des instruments intéressants; on fait des plans, et l'on reproduit.
B. S. : Malgré les efforts faits pour retrouver les mêmes bois, les mêmes qualités de peintures, peut-on à être sûr qu'ils sonnaient vraiment comme on les entend aujourd'hui?
O. B. : Ce que je peux dire est que, d'une part, chaque clavecin sonne différemment, même deux clavecins de Blanchet du XVIIIe siècle. Chaque instrument est un individu en soi, la facture étant artisanale. Chaque son est unique. Les facteurs d'aujourd'hui retrouvent une pratique, une façon de travailler qui, comme pour nous autres, interprètes, nécessite recherche, études des documents anciens, et humilité. Il est même des facteurs qui refont les outils utilisés autrefois par les facteurs de clavecins. Les instruments sont construits aujourd'hui de façon traditionnelle, conforme à ce que l'on faisait dans les Flandres au XVIIe siècle ou en France au XVIIIe, par exemple. Après, c'est une question de dons. Il est des facteurs qui ont des sons tout à fait exceptionnels. Je pense à Anthony Sidey ou à Reinhardt von Nagel. Du premier, j'ai un clavicorde et du second un clavecin français. Je pense que l'un et l'autre n'acceptent pas le terme de copie, mais plutôt celui de clavecin de facture traditionnelle.
B. S. : Vous dites jouer les musiques des XVIIe et XVIIIe siècles, deux siècles importants pour les instruments à clavier.
O. B.: Oui, principalement, toute fin XVIe, et essentiellement XVIIe-XVIIIe.
B. S. : En deux siècles et demi, le clavecin évolue considérablement, au moins autant que le piano depuis son apparition au XVIIIe siècle.
O. B. : Oui, et cela présente beaucoup d'intérêt. Comme je le dis à mes élèves du Conservatoire, on apprend énormément en travaillant le clavier ancien. La main doit se former à divers types de claviers. Lorsque l'on joue un instrument italien du XVIIe siècle, les réflexes ne peuvent être les mêmes, pour la résonance de l'instrument comme pour le discours, pour la rhétorique, que quand on joue une pièce française de la fin du XVIIIe sur un grand clavecin français. L'intérêt de travailler un répertoire sur un instrument qui lui convient est que la main s'installe progressivement chez elle. Au début, on n'est pas très familiarisé au clavier, comme dans un appartement que l'on ne connaît pas bien, puis, soudain, la main apprivoise le clavier et effectivement s'installe. Ce qui est magnifique est qu'au bout d'un moment l'adéquation se fait absolue entre la main et le clavier que l'on joue. C'est plus périlleux bien sûr pour la carrière, tant on sait que la vie de concertiste conduit à disposer au hasard de plus ou moins bons instruments que l'on est bien obligé de jouer. Mais pour un enregistrement, j'ai toujours fait le maximum pour être au plus près de la facture qu'a pu connaître le compositeur.
B. S. : Jouez-vous le virginal, le clavicorde?
O. B. : Bien sûr. J'aime particulièrement le clavicorde. Je joue également de l'orgue. Je viens de publier deux disques chez Tempérament de Radio France consacrés à l'œuvre complète pour clavier de Louis-Claude Daquin (1694-1772). On ne connaît de ce compositeur que le Coucou et l'Hirondelle et quelques Noëls d'orgue, et l'on a malheureusement perdu quatre vingt dix pour cent de sa production. Daquin était une sorte de prodige qui a fait une carrière de virtuose dans le Paris des années 1750. Considérant sa date de naissance, il a traversé tout le siècle des Lumières, mais il ne nous reste hélas qu'un très beau livre de pièces de clavecin publié en 1735, soit deux ans après la mort de Couperin, un livre de Noëls paru en 1757, et un petit air à boire. Dans le cadre des disques que je lui ai consacrés, j'ai enregistré certaines pièces dans une version instrumentée, comme le suggère Daquin lui-même, que j'ai réalisé avec la Symphonie du Marais et Hugo Reyne. La dernière suite de clavecin, par exemple, se termine sur les Plaisirs de la chasse, ce qui n'est pas très amusant à jouer au clavecin seul. C'est du do majeur du début à la fin! Alors que lorsque l'on orchestre ces pages avec des cors de chasse, des violons, etc., le tout prend une allure extraordinaire.
B. S. : Avez-vous adapté ces pièces conformément aux sonorités de l'époque?
O. B. : Oui, car Daquin écrit dans sa préface que Les Plaisirs de la chasse est un divertissement qui convient aux cors de chasse, violons, hautbois, bassons, etc. Nous avons ainsi les indications nécessaires à l'orchestration, et il nous suffit d'y puiser. Pour les Noëls, nous avons douze morceaux pour orgue, mais Daquin dit aussi que certains peuvent convenir aux hautbois, violons, et autres instruments. Avec Hugo Reyne, nous avons tout d'abord joué les œuvres sans fixer l'orchestration, puis il est devenu évident que telle partie était destinée à tel instrument, et telle partie à tel autre. Dans un cadre stylistique précis, les compositeurs du passé offrent une liberté réelle, surtout en musique française.
B. S. : Est-ce comparable à la liberté des musiques médiévales et Renaissance?
O. B. : Je pense que chaque époque laisse une certaine liberté à l'interprète, mais avec des différences. Le XIXe siècle laisse aussi des libertés à l'interprète, mais autres que celles du baroque. Je pense qu'il y a toujours une marge, simplement il faut connaître les bornes de ladite marge. Comme le dit Achille Talon, “même les bornes ont des limites” (rires).
B. S. : Combien possédez-vous d'instruments?
O. B. : J'en ai quatre. Trois chez moi, et un chez mes parents, à Annecy. Je possède un grand instrument français d'après un original de Blanchet de 1703 qui se trouve au château de Thoiry. Mon instrument a été réalisé en 1999 par Reinhardt von Nagel. J'ai également un clavicorde d'Anthony Seidey construit en 1995. Je l'aime beaucoup. Alors que je l'utilisais pour l'un de mes disques Bach, j'en suis tombé amoureux au point de ne plus le quitter en dehors des prises. Je n'arrêtais pas de le jouer. Et l'équipe d'Erato me disait “Mais achète-le, tu verras, il sera bien chez toi”. Je leur répondais “Vous êtes bien gentils, mais il est cher!”. J'ai fait mes comptes toute la nuit qui a suivi, et je l'ai acheté le lendemain. Je viens d'acquérir un très beau piano ancien. Un anglais qui date de 1794-1798, fabriqué par Longman & Broderie, association de facteurs très célèbre à l'époque, Haydn leur avait acheté un piano. Il s'agit d'un instrument carré, restauré voilà une quinzaine d'années et que j'ai chez moi depuis trois mois.
B. S.: Vous seriez-vous donc mis au piano?
O. B. : Oui, pour le plaisir. Mais j'ai enregistré un court moment de piano dans le cadre de l'un de mes disques de Balbastre, où j'avais des Noëls à l'orgue, au clavecin et au pianoforte. Mais mon pianoforte est chez moi pour le bonheur de faire un peu de quatre mains, notamment des transcriptions de l'époque des symphonies de Mozart ou des quatuors de Haydn, etc. A mes heures perdues, je déchiffre toutes les œuvres pour piano de Haydn, tant cette musique est extraordinaire. Le Musée instrumental possède un clavecin de ce même facteur. Si bien que je pourrais envisager un enregistrement réunissant les deux instruments, ce qui serait très intéressant, d'autant qu'ils sont de la même époque. Par exemple des œuvres de Jean-Chrétien Bach, qui a été l'un des premiers musiciens à jouer du pianoforte à Londres, et qui est étonnamment méconnu, en tout cas sous-estimé, que l'on a tendance à considérer avec condescendante, alors qu'il est un très grand auteur. Sa musique religieuse et ses opéras sont magnifiques. J'ai envie de réaliser un disque Jean-Chrétien Bach, moitié clavecin moitié piano. Mais j'ai cent projets de disques! (rires)
B. S. : Quelles sont les différences entre les clavecins à un clavier et ceux à deux claviers? Quel est l'intérêt de ces derniers?
O. B. : C'est une question de répertoire et de facture. Globalement, il faut savoir qu'un clavecin à un clavier par rapport à un clavecin à deux claviers n'est pas comme un piano droit et un piano de concert. Un instrument à un clavier n'est pas moins bien qu'un instrument à deux. Ils sont uniquement conçus pour des répertoires distincts. L'Italie, par exemple, n'a pratiquement pas clavecin à deux claviers. Les clavecins italiens ont été conçus pour jouer notamment Frescobaldi, musicien qui exalte des sonorités extrêmement riches. Les deux jeux de huit pieds (le pied étant la mesure utilisée avant l'avènement du système métrique) sont si opulents sur toutes les zones du clavier, c'est-à-dire extrêmement typés entre grave, médium et aigu, que, avec un seul clavier, les couleurs sont variées. L'on ne s'ennuie pas une seconde, et l'on ne ressent pas la nécessité d'un second clavier. Un bon claveciniste peut faire un récital entier sur un clavecin à un clavier sans que le public ressente une quelconque lassitude. Sinon, ce n'est pas la faute de l'instrument mais celle du programme et, éventuellement, celle de l'interprète. J'aime les instruments à un clavier que je trouve très confortables et agréables pour la main. Mais on trouve en Flandres des instruments à deux claviers, qui, au début de leur facture, n'étaient pas accordés à l'unisson, mais à des hauteurs différentes. En France, les deux claviers, que l'on trouve sur le grand clavecin XVIIIe, répondent à un répertoire précis, et l'on peut fort bien, de temps à autre, faire des registrations au sein d'un même morceau ou entre deux pièces qui se succèdent. Je pense que la registration, au clavecin, comme le dit très bien Leonhardt, “vient en jouant”, c'est-à-dire que l'on ne peut rien fixer, la registration faisant partie de la liberté de l'interprétation, de l'instant. Selon que l'on dispose d'un clavecin plus ou moins sonore, que l'on est dans une salle plus ou moins grande, il faut avoir la souplesse d'esprit de changer de registration. L'idée qui doit nous gouverner est qu'une pièce a un son, un caractère global, et à l'intérieur de ce caractère, de ce son, on peut varier à l'infini par le toucher. Dans les Suites de danses, par exemple, j'insiste pour cette sorte de mosaïque de gestes chorégraphiques: nous avons allemande, courante, sarabande, gavotte, gigue, chaconne, etc. C'est très important de ne pas trop registrer à l'intérieur d'une même pièce, mais au contraire faire en sorte que chacune ait un son qui lui soit propre, car cela permet d'obtenir comme un kaléidoscope qui accentue les différences rythmiques et de couleurs entre les danses. Alors que si vous registrez plus ou moins dans toutes les pièces, il n'y a aucune différence entre les morceaux. Mieux vaut qu'il y ait une pièce, une danse, un son, un geste chorégraphique et un geste rhétorique.
B. S. : Le clavecin serait-il proche de l'orgue?
O. B.: D'une certaine façon. Car il y a une énorme différence entre un orgue italien du XVIIe siècle et un grand Cavaillé-Coll du XIXe. Ce n'est plus du tout le même instrument! Et l'on peut raisonnablement dire aussi qu'entre un virginal de la fin du XVIe siècle et un grand clavecin anglais de la fin du XVIIIe sur lequel jouait Haydn quand il était à Londres, il n'y a aucun rapport. C'est en cela que lorsque je dis que quand on apprend le clavier ancien, il faut avoir la souplesse, la technique au sens le plus large du terme pour pouvoir passer d'un instrument à un autre, les touches étant parfois beaucoup plus petites, d'autres plus grandes, d'où des ornements qui n'ont rien à voir entre eux. Combien ai-je vu de gens travaillant des œuvres de Frescobaldi sur un clavecin français du XVIIIe qui ne les inspirait pas parce que le son n'est pas fait pour cette musique! Si bien que lorsqu'ils en viennent à une copie de clavecin italien XVIIe, les choses se mettent en place d'elles-mêmes tant le son est adapté à la musique.
B. S. : Les reproches généralement formulés contre les clavecins auxquels il manquerait des aptitudes à la nuance, à la couleur, seraient donc fallacieux alors qu'en fait, la palette serait encore plus large et ouverte que celle du piano. Le toucher du clavier du clavecin serait-il plus complexe?
O. B. : Il présente en effet un défi. Côté nuances, au clavecin, les gens entendent souvent ce qu'il n'y a pas, mais n'entendent pas ce qu'il y a. Or, le clavecin est un monde extraordinaire de nuances infinies. Il suffit d'écouter les concours du Conservatoire de Paris: dix clavecinistes se présentent sur le même instrument, et vous avez dix clavecins différents. Ce qui démontre combien le son de cet instrument est extrêmement varié, et combien la qualité du toucher pour un claveciniste est capitale. Ecoutez donc l'extraordinaire beauté du toucher de Gustav Leonhardt, et de bien d'autres…
B. S. : Jusqu'à quelle époque l'accord mésotonique est-il utilisé?
O. S. : Le mésotonique est l'un des accords principaux du XVIIe siècle. La grande majorité des pièces écrites au XVIIe peuvent être jouées sur cet accord. Pour en revenir aux nuances, le clavecin est un monde infini en ce domaine, mais il faut savoir l'entendre. Les instrumentistes eux-mêmes font des progrès de toucher et de variété de sonorités quand ils entendent les différences qu'ils réussissent à réaliser sans avoir toujours conscience de les émettre. Ce qui m'intéresse dans le clavecin, c'est que l'on a affaire à un instrument trompe-l'oreille, comme on a le trompe-l'œil en peinture. C'est-à-dire que nous passons notre temps à créer des dynamiques par un jeu d'articulations très précis, de rapports de silences et de sons entre les différentes notes ou l'on surlie les notes, ou au contraire on lie deux notes entre elles, on les tient ensemble, ou bien encore on les articule. La plume du clavecin est une matière vivante qui réagit, et l'on peut avec le toucher faire de vrais forte et de vrais piani. Bien sûr, les nuances dynamiques ne sont pas aussi importantes que sur un violon, une voix ou un piano. Les nuances du clavecin sont aussi plus “horizontales” que “verticales”. Ainsi, un clavecin est beaucoup plus contrasté dans les différentes zones du clavier qu'un piano moderne qui, au contraire, recherche davantage l'équilibre sur toute la longueur du clavier. Les clavecins, quelle que soit l'école, sont plus contrastés entre les registres grave, médian et aigu. Et ce n'est pas pour rien que la pratique du contrepoint de la fugue et de la musique polyphonique se soit interrompue dans l'histoire du clavier à peu près au moment où disparaît l'emploi du clavecin. Sinon, pourquoi dans une fugue de Bach, presque sans rien faire, les quatre voix sonnent naturellement au clavecin avec chacune leurs couleurs, alors qu'au piano on ressent comme une déception contrapuntique, les quatre voix sonnant de façon un peu trop similaire? Tant et si bien que, pour palier cette déception due au clavier trop égal, le pianiste se sent obligé de créer des dynamiques, donc cette fois “verticales” et non plus “horizontales”, qui n'ont pas toujours lieu d'être dans un discours contrapuntique. Le clavecin a des propres au langage contrapuntique, qui était naturel aux compositeurs de l'époque. Mais les nuances “verticales” que l'on trouve sur le piano sont bel et bien présentes sur le clavecin, mais de façon moins prégnante et immédiate.
B. S. : Combien le clavier du clavecin compte-t-il d'octaves?
O. B.: Cela dépend du siècle et de la facture, mais généralement de quatre à cinq octaves. L'on a pourtant le sentiment de registres plus larges et clairement définis qu'avec les huit octaves et demi du piano.
B. S. : Comme vous, quantité de clavecinistes jouent aussi de l'orgue. En quoi les deux instruments sont-ils proches?
O. B.: Un claveciniste se doit de travailler l'orgue parce que le répertoire est commun, surtout au XVIIe siècle, mais aussi parfois au XVIIIe. Autrefois, les organistes étaient toujours clavecinistes, et réciproquement. Ils avaient tous un poste d'organiste. Y compris Rameau, par exemple. Surtout connu par ses opéras et ses pièces pour clavecin, il a aussi été organiste pratiquement toute sa vie, alors que l'on n'a pas une seule pièce d'orgue de lui. A fortiori Couperin, qui était à Saint-Gervais, et évidemment Bach. Au XVIIe siècle également, pour interpréter Frescobaldi il faut à la fois jouer les orgues et les clavecins italiens. On découvre autant sur les deux instruments, particulièrement un langage, un vocabulaire, une grammaire, une sensibilité, une “mise en parole”, une mise en scène de la musique, ce qui s'acquiert sur les deux instruments. Bien sûr on se spécialise plus ou moins, pour ma part je ne me permettrai pas de me considérer comme un organiste face à des musiciens qui consacrent leur vie à l'orgue, mais j'aime jouer les deux instruments.
B. S.: La registration des deux instruments est-elle comparable?
O. B. : Comme la facture de clavecin, l'orgue français n'a rien à voir avec l'allemand, par exemple. Ce sont deux instruments différents, et la registration est beaucoup plus importante à l'orgue qu'au clavecin. Un bon claveciniste doit pouvoir faire un récital complet sur un seul jeu, la variété de son toucher permettant à l'auditeur et à lui-même de ne ressentir aucune lassitude. A l'orgue, les choses sont extrêmement codifiées, surtout en musique française. Dans les suites pour orgue, notamment, pour les fugues qui doivent se faire sur les anches ou pour les tierces en tailles, les registrations sont très précises et codées. Ce qui l'est moins au clavecin. A l'orgue, qui a beaucoup plus de possibilités et de variétés de jeux, il est indispensable de connaître la composition précise de l'orgue, que ce soit avant un disque ou avant un concert, pour décider à chaque prestation des registrations très particulières que l'on va utiliser. L'on fait même appel à des tireurs de jeux pour changer les registrations. Le clavecin est bien moins compliqué, la couleur se trouvant aussi à l'intérieur d'un même jeu.
B. S. : Est-il possible de jouer indifféremment des œuvres pour clavecin à l'orgue?
O. B. : Souvent. Chez Froberger et Frescobaldi, par exemple, il se trouve des œuvres communes aux deux instruments, tant elles fonctionnent bien au clavecin comme à l'orgue. On a cela en musique italienne comme en musique allemande, plutôt XVIIe siècle. Mais au XVIIIe, la plupart des orgues britanniques n'avaient pas de pédalier, c'est pourquoi les concertos de Haendel, par exemple, se jouent indifféremment à l'orgue et au clavecin. On sait que Haendel donnait ces concertos à l'entracte de ses oratorios, ce qui induit qu'il les jouait souvent à l'orgue, alors qu'ils sont aussi édités pour le clavecin. Pourquoi donc faudrait-il se priver du clavecin? De ce fait, les clavecinistes doivent donc apprendre les claviers anciens dans leur globalité, clavicorde, clavecin, orgue, éventuellement forte-piano pour la musique plus tardive, et il nous faut avoir l'aptitude d'une main – et les pieds, si l'on fait de l'orgue – qui puisse techniquement s'adapter aux instruments joués. Nous partons de la musique à interpréter pour trouver l'instrument adéquat plutôt que de donner toutes les œuvres sur un instrument prédéterminé.
B. S.: Vous évoquez le forte-piano, l'apparition de cet instrument, face au clavecin, a-t-elle suscité la “révolution” que l'on dit?
O. B. : Cela dépend de ce que l'on nomme “révolution”.D'abord cela ne s'est pas fait en une fois. Les premiers forte-piano datent tout de même de la fin du XVIIe tout début du XVIIIe, certainement en Italie. L'instrument a eu du mal à s'imposer tout d'abord. Le pianoforte et le clavecin ont coexisté, sans que le premier puisse rivaliser avec le second, avant que n'intervienne un changement de société avec la Révolution française, à laquelle il convient d'associer l'Indépendance des Etats-Unis, qui l'a précédée. A l'époque souffle un grand vent de liberté, et il est vraisemblablement que le pianoforte correspondait à une nouvelle façon de concevoir la musique, l'apparition d'une nouvelle conception des sentiments – mais il n'y a pas de progrès en art, non seulement en matière de composition mais aussi d'interprétation, et d'organologie. Un instrument du XVIe siècle n'est pas moins bon qu'un autre du XVIIIe, nous sommes enfin d'accord sur cette question, et il s'agit seulement du fait que des modifications de sensibilité, d'esthétique correspondant à un bouleversement plus vaste de société. Je pense que l'incroyable changement de société qui s'est opéré à la fin du XVIIIe siècle a fait que le clavecin est devenu un instrument complètement encré dans les XVIIe et XVIIIe siècles, le “Grand Siècle” et le “Siècle des Lumières”, alors que le pianoforte allait vers un autre siècle, qui s'exprimait différemment. C'est à ce moment-là que l'on perd la pratique courante de la musique contrapuntique au clavier. Et il est intéressant de constater que l'on se tourne alors vers une autre musique, avec davantage de mélodie accompagnée. Nikolaus Harnoncourt dit à propos de ce changement que “la musique d'avant 1800 parle, et celle d'après 1800 peint”. Jusqu'à une date avancée on considère la musique comme un langage fait de figures extrêmement précises et organisée comme un discours de la rhétorique classique, concept caractéristique du “Grand Siècle” et du “Siècle des Lumières”. Après, on passe à une musique autre, qui, effectivement, est plutôt une peinture de sentiments qu'un discours des sentiments.
B. S. : Il se trouve un compositeur qui a traversé le XVIIIe siècle quasi entier, qui va faire passer la musique du verbe sinon à l'image du moins à la couleur, à la palette sonore, c'est Joseph Haydn.
O. B.:Il est en effet né en 1732, un an avant la mort de François Couperin. Quantité de ses œuvres sont écrites dans le langage baroque et rococo, et il introduit le XIXe siècle, après avoir été l'un des initiateurs du classicisme viennois. Sa création (sans jeu de mots!) se transforme complètement au cours des années. C'est magnifique de voir cela. Mais il n'est pas le seul. Des auteurs traversent ainsi un siècle entier, témoins de modifications des sensibilités et qui sont soit légèrement en avance quand ils naissent tôt dans leur siècle soit un peu archaïques quand ils naissent tard. On peut dire que Bach en 1750 composait comme plus personne ne le faisait en ce temps-là. Né en 1685, il n'a cessé de cultiver un langage qui reste souvent celui du XVIIe ou du début XVIIIe. Mais personne n'a jamais écrit comme lui.
B. S. : Pas même Haendel?
O. B. : On peut dire Haendel, d'une certaine façon. C'est la même génération. Scarlatti aussi a continué sa façon de faire.
B. S. : Monteverdi et Haydn sont en revanche en avance sur leur temps.
O. B. : C'est certain, mais ce n'est qu'un constat esthétique qui n'a rien à voir avec les qualités artistiques.
B. S. Evoquons un peu plus Jean-Sébastien Bach, qui de tous les compositeurs que vous avez travaillés est celui dont vous ne pouvez vous passer. Vous l'avez découvert seul, mais aussi avec l'un de vos maîtres, Kenneth Gilbert?
O. B. : Certes, mais aussi avec beaucoup d'autres. Je l'ai découvert enfant, car, je vous le rappelle, c'est Bach qui m'a donné envie de faire du clavecin après avoir écouté le Concerto en ré mineur pour clavecin et cordes BWV. 1052. Je possédais un enregistrement que j'écoutais sans arrêt. Je ne me souviens pas avoir eu un moment de ma vie où je n'avais pas une œuvre de Bach en chantier. Ce qui est merveilleux, c'est que l'on grandit avec ce compositeur, on commence avec les petites pièces écrites pour ses propres enfants, on continue avec les Inventions, les Suites françaises, puis les grandes pièces de concert, le Concerto italien, la Fantaisie chromatique, les Variations Goldberg etc. Bach est un auteur que l'on n'a jamais fini de découvrir. Sa vision est si plurielle que j'ai appris sur Bach de quantité de gens, aussi bien de mes maîtres, que ce soit Huguette Dreyfus, Kenneth Gilbert ou Gustav Leonhardt (qui m'avait invité à assister à ses cours d'interprétation), mais aussi avec des musiciens avec qui je me suis contenté de parler, comme Blandine Verlet, Davitt Moroney, et avec les enregistrements de Scott Ross et Ralph Kirkpatrick. L'une des Fantaisie chromatique les plus fantastiques que je connaisse est celle d'Edwin Fischer, fantastique dans le sens du style fantasticus, c'est-à-dire de style libre,extravagant, improvisé. Pour moi, les deux plus belles Fantaisie chromarique sont signées Leonhardt, sur le Christian Zell (Hambourg, 1708), et Fischer dans un tout autre genre. J'ai aussi beaucoup appris de chanteurs, par les cantates. On ne dira jamais assez que ces dernières sont la clef de l'œuvre entier de Bach. Le sacré se retrouve chez lui jusque dans la musique profane. L'on y trouve des phrases entières qui sont de l'ordre du sacré, certaines fugues du Clavier bien tempéré sont plus intensément religieuses que des cantates dites religieuses dotées de rythmiques de danses profanes. Les interactions sont très nombreuses, sur l'articulation, les indications de phrasé portées sur les matériels des cantates, les rapports au texte, à l'instrumentation et au culte des différents dimanches de l'année sont une mine de renseignements pour la musique instrumentale.
B. S. : Chez Bach, l'on retrouve aussi des influences de musique française. Quelles sont-elles?
O. B. : Comme tous les compositeurs de son temps, les deux grands styles auxquels Bach a eu accès étaient les musiques italienne et française. Ce qui va bien plus loin qu'une simple opposition de styles, car il s'agit en vérité d'une opposition de sociétés, de visions de la vie. En France, on a une société complètement hiérarchique et pyramidale dont le point culminant est le règne du Roi Soleil. L'Italie, en revanche, n'était pas une entité, mais une série de provinces. Et l'on retrouve ces différences dans la musique, comme dans la langue où l'on décèle peu de similitude entre le français et l'italien. Comme tous les compositeurs de son temps, et a fortiori les allemands, que ce soit Telemann ou Haendel, Bach a réagi face à ces deux styles et y a puisé pour ses propres œuvres. La grande période à laquelle Bach s'intéresse à cela culmine en 1735, au moment où il publie à la fois le Concerto dans le goût italien et l' Ouverture dans le style français. Et j'aime le fait qu'il parle de goût pour l'Italie et de style, d'art pour la France. Le goût est quelque chose d'immédiatement physique, très terrien et matériel pour l'Italie, et évoque toutes les senteurs qui sont si géniales dans ce pays, alors que l'art français traduit l'idée chez Bach que la forme est aussi importante que le fond. Le Concerto italien et l' Ouverture à la française extraites du Klavierübung sont l'aboutissement d'un travail très long sur la musique française, d'une part à Lunebourg, où il a pu entendre des musiciens français, par le biais aussi de Georg Böhm qui a lui-même écrit des Suites pour clavecin très françaises. Bach a copié le livre pour orgue de Nicolas de Grigny, les Suites de François Dieupart, que je vais bientôt éditer en facsimile chez Minkof. Le manuscrit de Bach est complet, et il y a intégré une copie la Table d'ornements de d'Anglebert. Bach a connu la musique italienne par le biais de la ville d'Amsterdam, alors centre de l'édition, où ont été publiées quantité d'œuvres de Vivaldi, dont le fameux Estro armonico en 1711, véritable bouleversement pour la musique instrumentale, au même titre que l' Opus 5 de Corelli, qui se termine par “La Follia”, les sonates pour violon ayant été une révolution pour cet instrument. Tant et si bien que Bach a transcrit des concertos pour le clavecin. Il a appris le style italien en transcrivant d'abord des œuvres de Vivaldi, avant de concevoir son propre style italien dans le Concerto italien, puis dans d'autres œuvres, comme les Suites anglaises, où les préludes sont italiens, alors que les suites de danses sont beaucoup plus françaises. A l'issue de cette période, Bach a moins le souci stylistique France/Italie parce qu'il se concentre sur le contrepoint, et les grandes œuvres instrumentales des dix dernières années de sa vie sont les Goldberg, l'Offrande musicale, l'Art de la fugue où l'on trouve moins d'idiomes nationaux mais beaucoup plus d'urgence sur un plan contrapuntique.
B. S. : Puisant chez les autres, Bach a à son tour apporté à ses confrères.
O. B. : Oui, c'est là un véritable aller-retour! Je pense que, Bach ayant tellement apprivoisé les styles français et italien, lorsque les musiciens écrivent des pièces sous son influence, ils ne se rendent pas compte que le matériau provient d'abord de France ou d'Italie. Mais cela sonne tellement comme du Bach, que l'on se dit que c'est du style Bach. Le fait qu'il ait influencéà son tour, fait la beauté de la création artistique, avec l'aspect plus ou moins prédateur des compositeurs, qui prennent chez les autres, avant de devenir à leur tour les proies d'autres compositeurs.
B. S. : Sait-on pour quel clavecin Bach écrivait, était-il différent pour chaque cahier, où était-ce toujours pour son propre instrument?
O. S. : Plusieurs de ses instruments sont notoires. On connaît surtout beaucoup mieux la facture allemande qu'il y a une trentaine d'années, si bien que l'on sait désormais les types de facteurs qu'il a pu fréquenter. Et c'est important. On a trop tendance à écouter cette musique sur des clavecins français du XVIIIe, mais quand on la joue sur des clavecins allemands de la même époque, ce sont des instruments bien plus polyphoniques. Les clavecins français sont des instruments très ronds dans les basses, développant beaucoup d'harmoniques, alors que les instruments allemands sont plus équilibrés sur toute la longueur du clavier, les basses sont parfois un peu moins importantes que sur les français, mais l'aigu est plus présent, plus clair, si bien que, sans rien faire, la musique à quatre voix sonne magnifiquement avec le clavecin allemand, alors que les Français ne cherchaient pas la même chose. Le contrepoint de Couperin diffère de celui de Bach. Il est dans le style brisé qui fait sonner les notes les unes après les autres en les tenant toutes, ce qui permet d'obtenir un brouillard sonore, une sorte d'“impressionnisme” avant la lettre. Les instruments français renchérissent cette idée de résonance, ce répertoire étant largement fondé dessus.
B. S. : Pensez-vous que la Révolution française a été fatale au clavecin, instrument de l'aristocratie par excellence?
O. B.: Certes, les clavecins ont été brûlés, peut-être pas parce qu'ils étaient les symboles de l'aristocratie, mais plutôt pour une raison pratique. Lors d'un hiver particulièrement rude, le bois de chauffage a manqué au Conservatoire, ce qui a suscité la destruction des clavecins. Il n'est donc pas sûr que cet instrument a été le symbole de l'ancien régime. Ce qui est certain en revanche est que l'on n'hésitait pas à détruire le patrimoine,les biens qui avaient quarante ou cinquante ans ne présentant plus le moindre intérêt. Pensez qu'au XVIIIe siècle, un menuet de deux ans était considéré comme de la vieille musique et n'était plus joué. A l'exception de The Academy of Ancient Music de Peppush qui était particulière au début du XVIIIe, le fait de jouer de la musique ancienne était hors de l'esprit de l'homme des Lumières, l'historicisme étant né au siècle suivant. Les clavecins brûlés au début du XIXe est l'un des derniers avatars de l'idée que tout ce qui est vieux doit disparaître.
B. S. : Comment alors expliquer le fait que le clavecin ait disparu soudain?
O. B.: On ne peut pas dire qu'il ait disparu d'un coup. Les premières sonates de Beethoven sont éditées pour clavecin ou pianoforte jusque très tard, au moins la “Clair de lune”. Le clavecin était donc plus ou moins pratiqué au XIXe. Le clavicorde, aussi. Chopin en a joué. Il faut relativiser le “grand trou” du XIXe siècle, d'autant qu'on en rejoue très vite, avec les expériences de la Schola Cantorum à la fin du XIXe, entre autres. Louis Diémer, dans le cadre de l'Exposition universelle de 1889, a joué un clavecin Tasquin, qui se trouve aujourd'hui à Edinburgh, un clavecin ancien accordé un demi-ton plus bas que le diapason actuel et sur lequel il a joué du Dandrieu, du Rameau et du Couperin. Il ne faut donc surtout pas croire que l'on a tout réinventé sur la musique baroque au troisième tiers du XXe siècle!
B. S. : Créditer à Wanda Landowska la renaissance du clavecin est donc une erreur?
O. B. : Landowska n'était pas la première, et elle a conduit le clavecin dans une impasse, parce qu'elle a créé un instrument qui lui est propre. Louis Diémer était beaucoup plus proche de ce que l'on fait maintenant. Il jouait des instruments anciens, un demi-ton plus bas que la norme de son époque. Mais Diémer avait une personnalité certainement beaucoup moins intéressante que celle de Landowska, avec toutes ses invraisemblables extravagances qui font qu'elle était écoutée. La musicienne ne m'intéresse pas trop, mais sa personnalité oui. Cette façon de suivre son goût, complètement hors des modes, avec un sens de la théâtralité, de la mise en scène de sa carrière comme nul n'oserait plus le faire.
B. S. : Vous êtes aujourd'hui professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Avez-vous toujours enseigné?
O. B. : Oui. C'est naturel, chez moi. J'appartiens à une famille d'enseignants... Ils ne sont pas toujours musiciens, mais pédagogues. Leonhardt dit que les deux modes les plus nobles de transmission de la musique sont le concert et l'enseignement. Ce qui n'est pas gentil pour le disque.
B. S. : Le disque n'est en fait qu'un moment…
O. B. : J'aime enregistrer, mais je peux aussi admettre que ce soit considéré comme secondaire. Je ne peux néanmoins concevoir que l'on soit musicien et que l'on ne fasse qu'enseigner, sans jouer en public. Cela me paraît hallucinant, et je ne peux concevoir non plus que l'on soit musicien sans jamais enseigner. Je pense que la transmission de ce que l'on a à dire se fait à la fois par le truchement du concert, du disque et de l'enseignement. C'est la même activité.
B. S. : Vous êtes aussi un homme de radio.
O. B. : Oui j'aime la radio, ainsi que l'écriture, puisque je signe tous mes textes de pochettes de disques. Cela résulte en fait du même mouvement.
B. S. : Avant d'être nommé au CNSMDP en 2001, où enseigniez-vous?
O. B. : J'étais professeur au CNR de Rueil-Malmaison. J'ai eu d'autres postes auparavant. J'ai donné beaucoup de master classes, très souvent à l'étranger. J'aime aussi présenter dans un concert les œuvres que je joue, en fonction du public devant lequel je me trouve. Il m'arrive de jouer des pièces qui ne sont pas toujours évidentes, et il suffit de dire quelques mots qui guident le public avec une ou deux petites phrases, très simples, pour que l'auditeur s'installe confortablement dans l'atmosphère du programme. Comme devant un tableau dont on ne possède pas immédiatement le code, qu'un guide ou l'auteur dise une ou deux choses sur une partition n'enlève rien à la liberté de l'auditeur d'écouter ce qu'il veut. Il ne s'agit pas de lui imposer une écoute particulière, mais de lui signaler deux ou trois codes à détecter. J'aime l'enseignement, et le CNSMD est un lieu extraordinaire pour exercer cette activité. Y travailler est un vrai bonheur. D'abord parce que le niveau est très fort, les élèves sont souvent exceptionnels, les instruments aussi. Si les étudiants savent utiliser le CNSMD, ils peuvent faire un parcours remarquable.
B. S. : Avez-vous des élèves étrangers?
O. B. : A la fois dans la classe du cycle normal, et par le plan Erasmus d'études qui nous permet de recevoir des étudiants européens pendant trois ou quatre mois, alors que certains de mes étudiants peuvent partir à Bâle, à Amsterdam, en Espagne ou ailleurs. Le CNSMD est pour un élève le passage à l'autonomie. Je ne suis pas un professeur qui impose sa façon de jouer, et si cela se passe ainsi c'est inconsciemment parce que l'influence est forcément là quand on enseigne, mais je pense que le plus beau cadeau que l'on puisse faire à un élève est qu'il se passe le plus vite possible de vous.
B. S. : Combien avez-vous d'élèves au CNSMD?
O. B. : J'ai douze heures de cours par semaine, donc douze élèves, plus une en classe de perfectionnement, et une qui viendra trois mois de Suède avec le plan d'étude Erasmus. Le cycle dure trois ou quatre ans, mais, sauf cas exceptionnels de maturité, je pousse mes élèves à rester quatre ans, parce que les années de conservatoire sont des années privilégiées que l'on ne retrouve jamais, et cela leur donne un an de plus de répertoire.
B. S. : Vous êtes aussi un boulimique de l'enregistrement…
O. B.> : J'en ai fait une quarantaine. J'aime les intégrales. Couperin est la plus importante, puisqu'elle compte dix disques chez Erato-Radio France. J'ai également réalisé l'intégrale Rameau, qui fait trois disques; je viens de graver l'intégrale Daquin qui en deux disques (Tempérament), Chambonnières paraît cet automne en deux disques, en coproduction avec le Centre de musique baroque de Versailles pour un petit label spécialisé dans le XVIIe siècle français, AS Musique, qui sort à l'occasion de mon récital à Paris le 15 octobre aux Invalides. Oui j'aime l'idée d'intégrale parce que cela permet d'avoir une vision complète d'un compositeur. Je pense que pour Couperin, par exemple, il y a une énorme différence entre jouer quelques Ordres et jouer les vingt-sept. Comme pour Mozart et ses vingt-sept concertos pour piano, quand on revient à un concerto particulier, la perception du compositeur est, je crois, forcément plus riche. On dit que les intégrales sont ennuyeuses pour le public, mais personne n'est obligé de tout écouter d'un coup.
B. S. : Aimant les intégrales et découvrir les divers aspects d'un compositeur, enregistrez-vous les œuvres dans l'ordre chronologique?
O. S.: Cela dépend. J'ai enregistré Couperin à rebours. J'ai commencé par le quatrième Livre publié trois ans avant sa mort en 1730, parce que je me sentais plus à l'aise avec les derniers recueils, leur côté journal intime et maladif, alors qu'avec les premiers, encore fortement marqués XVIIe siècle, avec ces grands Ordre encore louis-quatorzième, somptueux et denses, j'étais moins en confiance. En fait, j'aime entrer dans l'univers d'un compositeur à partir de ce qui m'intéresse le plus immédiatement, et petit à petit je creuse sa personnalité pour en dégager le cheminement et ce qui m'était tout d'abord apparu trop complexe. C'est pourquoi j'ai voulu écrire en même temps que j'enregistrais un livre sur Couperin, qui a été publié dans la collection “Découvertes” de chez Gallimard.
B. S. : Pourquoiavez-vous choisi le château de Champs-sur-Marne pour le Festival Couperin que vous dirigez?
O. B. : Je l'ai créé voilà cinq ans à la demande du Conseil général de Seine-et-Marne avec l'idée de bénéficier non seulement d'un patrimoine architectural, comme Vaux-le-Vicomte, Fontainebleau, mais aussi d'un patrimoine musical comme Couperin. Sa famille étant originaire de Chaumes-en-Brie, son père et ses deux oncles y sont nés, nous avons voulu organiser ce festival au château de Champs-sur-Marne, qui a appartenu à une élève de Couperin, la princesse de Conti, fille de Louis XIV et de la La Vallière, dédicataire des pièces pour clavecin de Jean-Henry d'Anglebert. Excellente claveciniste, elle a travaillé avec Couperin pendant un moment. Nous donnons deux types de concerts dans le cadre de ce festival qui se déroule sur deux grands week-ends fin juin et début juillet. La série “La Muse naissante”, titre d'une pièce pour clavecin de François Couperin, réservée aux jeunes solistes et qui se déroule dans le magnifique salon de musique au premier étage du château, et la série pour les musiciens plus confirmés qui est organisée dans la superbe orangerie du château construite fin du XVIIIe début XIXe siècle. On dirait Moulinsard, au point que l'on a l'impression de se rendre chez le capitaine Haddock (rires). Mais l'endroit est exceptionnel. Outre les musiques des XVIIe et XVIIIe siècles, nous donnons des créations contemporaines, que nous commandons, car j'entends que le répertoire pour clavecin perdure, et le meilleur moyen de s'en assurer est de passer des commandes à des compositeurs.
Propos recueillis par
Bruno Serrou
Paris, les 4 et 8 juillet 2003
Né en 1960, le claveciniste Olivier Baumont obtient à l'unanimité deux premiers prix de clavecin et de musique de chambre au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris en 1981 et 1982. Il travaille ensuite auprès de Huguette Dreyfus et de Kenneth Gilbert. Il est invité à plusieurs reprises par Gustave Leonhardt à ses cours d'interprétation à Cologne. Sollicité par les principaux festivals français, Olivier Baumont se produit également dans de nombreux pays européens, aux Etats-Unis, au Brésil et au Japon. En outre, il participe à de nombreuses émissions de radio et de télévision. Sa discographie, régulièrement saluée par la presse internationale, comprend une quarantaine d'enregistrements essentiellement en soliste. En septembre 2001, Olivier Baumont devient le professeur de clavecin au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris.
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