Marie-Nicole Lemieux. Photographie © Geneviève Lesieur.
« C’est là que je me voyais couché lorsque tu t’approcherais de moi pour la dernière fois et lorsque, ouvertement, devant tous, tu prendrais ma tête dans tes bras pour recevoir mon âme dans un dernier baiser » (« Fragments du Journal de Richard Wagner pour Mathilde Wesendonck » in Guy de Pourtalès, Wagner, Histoire d’un artiste, Éditions revue et augmentée, NRF, Gallimard, 1976, p. 235).
Les Wesendonck-Lieder qui ouvraient, dimanche 12 janvier à l’auditorium Rainier III, le concert « Chère famille » — ironie du titre pour ces amours illégitimes entre Richard Wagner et Mathilde Wesendonck — sont chez le maître de Leipzig des chants d’amours destinés à accompagner la mort, « sa rêverie la plus douce ». Des cinq poèmes donnés par celle qu’il nommait « sa page blanche » et dont deux contiennent les premières esquisses de Tristan und Isolde (Traüme au deuxième acte et Im Treibhaus, introduction du troisième), Richard Wagner lui confiait dans une lettre du 9 octobre 1858 : « je n’ai jamais rien fait de meilleur que ces Lieder et bien peu de mes œuvres seulement pourront les égaler ». Nous sommes donc dans le registre absolu de l’intime, de l’obscur : Mathilde Wesendonck n’appelait-elle pas Richard Wagner « l’homme du crépuscule » ? L’interprétation attendue de la mezzo-soprano Marie-Nicole Lemieux, qu’un confrère avisé nomme « notre mezzo canadienne nationale » et dont il a décrit avec humour certains traits saillants lors d’une Italienne à Alger au TCE, nous aura laissé sur notre faim. Certes, la ligne de chant est superbement travaillée, les aigus amples, le timbre éclatant. Mais l’énergie de son tempérament, son inextinguible exaltation dont la chanteuse lyrique n’est pas avare de manifestations intempestives, l’auront in fine desservie : Marie-Nicole Lemieux hystérise Schmerzen (Douleurs) là où ceux-ci exigeraient de la profondeur et de la retenue, elle projette Im Treibhaus (Dans la serre) là où il conviendrait de réfréner l’extériorisation et de privilégier le confidentiel. Sans doute aussi une histoire de langue : là où la langue allemande qui « a toujours pour origine un effort musculaire qui l’engage au plus profond du corps », « subit », la langue française « agit » (Georges-Arthur Goldschmidt, Quand Freud voit la mer, Freud et la langue allemande, Buchet/Chastel, 1988, pp. 21 et 39). Dirigés par Eliahu Inbal qui nous avait déjà ébloui en octobre 2018 dans Das Lied von der Erde, les instrumentistes de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo étaient très inspirés : Thierry Amadi au violoncelle pour le dialogue avec Der Engel, Matthieu Petitjean et son hautbois qui clôt Stehe Still (Arrête-toi) et l’altiste François Méreaux pour les très métaphoriques « Arme Pflanze » de Im Treibhaus.
En seconde partie, une phalange monégasque au grand complet nous a fait découvrir — et encore plus admirer — la Sinfonia Domestica opus 53 de Richard Strauss. Cette fois-ci, la morale est sauve puisque le compositeur, qui a dédicacé cette œuvre à son épouse et à son fils, a souhaité en 1903 mettre en musique son bonheur familial et ce, après avoir épousé en 1894 la soprano Pauline de Ahna. Cette fille de général était connue pour ses extravagances et ses gaffes : « de ma femme, on pourrait faire dix pièces » expliquait-il enjoué « au cours de cinquante années de vie commune où ils s’aimèrent profondément » (Lucien Rebatet, Une histoire de la musique, Des origines à nos jours, Robert Laffont, Coll. « Bouquins », 1969, p. 533). Entre nos oreilles sollicitées par de fugaces réminiscences — ici un accord de Der Rosenkavalier (1909), là un autre peut-être de Till Eulenspiegel (1895) — s’entrecroisent par pupitres interposés six mouvements reliés, ascendants et descendants, de puissance puis d’apaisement : encore le auf und ab et le hin und her qui rythment la respiration de la langue allemande et de sa poésie (G.-A. Goldschmidt, op. cit. , p. 21). Et d’où surgissent des scènes inimitables, vivantes et truculentes de la vie d’une maisonnée: le violon solo de Liza Kerob joue les caprices de madame, la clarinette de Véronique Audart entame un dialogue des plus ludiques avec le hautbois de Matthieu Petitjean, deux tutti sont précédés par des cuivres aux rutilantes sonorités (Patrick Peignier au cor, Matthias Persson à la trompette, Jean-Yves Monier…). Mais chut ! Nous sommes déjà dans la chambre du couple où il s’en passe de belles : « Das weibliche Motiv in sehr aufgeregter Figuration; das männliche sich schnell beruhigend » note le compositeur à l’attention des musiciens ! Un finale très lumineux traduit cette explosion de vie où les cris et les disputes du ménage le cèdent facilement au bonheur familial retrouvé. Happy End assuré ! Ainsi que les ovations pour cette prestation exceptionnelle de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo pour la nouvelle année 2020.
Monaco, le 13 janvier 2020
Jean-Luc Vannier
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Mercredi 15 Janvier, 2020 1:28