Œuvres pour piano - œuvres de chambre - œuvres concertantes - œuvres symphoniques.
« Je veux saisir le Destin à la gueule ; il ne réussira pas à me courber tout à fait… » Avec quelques autres, ce simple bout de phrase, tiré d’une lettre de 1801 adressée par Beethoven à son ami d’enfance Wegeler, n’a pas peu contribué à l’auréoler d’une image de « Titan de la musique », celle d’un créateur perpétuellement en lutte, avec une énergie farouche et presque surhumaine, face à un destin trop souvent hostile.
Petit-fils et fils de musiciens d’origine hollandaise au service de l’électeur de Cologne, Ludwig montre très tôt des dispositions exceptionnelles pour la musique, mais « sa première éducation musicale, incohérente, brutale et morose par la faute de son père, aurait pu le dégoûter à tout jamais de la musique ; [de plus], son instruction générale sera à peu près nulle et dès l’âge de onze ans on lui fera abandonner toute scolarité suivie. »1 Surtout, il va devoir entrer très jeune dans le monde des adultes : son père sombrant progressivement dans l’alcoolisme et n’assumant plus ses obligations de façon régulière, voici le jeune musicien — entre treize et quatorze ans — titulaire d’une charge, rémunérée en partie par prélèvement sur le salaire paternel. « Il va cumuler les fonctions d’organiste adjoint, de répétiteur (clavi-cembaliste) au théâtre et de musicien d’orchestre. Pour équilibrer le budget familial, il récupère de son mieux, malgré l’aversion qu’il éprouve pour l’enseignement, les élèves de son père. Le voici déjà avec les charges d’un chef de famille… »2 « Ces charges, ces responsabilités assumées si tôt furent peut-être plus importantes encore dans la formation de son caractère que dans sa formation musicale. Dès maintenant se dessine la figure de Beethoven luttant : luttant pour sa subsistance, pour celle de sa famille, luttant pour sa dignité sociale, luttant pour préserver, dans un intérieur de triste gêne, ses moments de rêve, de pensée profonde à la fenêtre de sa mansarde. Déjà se devine ce personnage à la fois plein d’élans de cœur, du besoin d’exprimer, de communiquer, et raidi dans une susceptibilité fière, naïve et maladroite, parfois agressive, qui souvent transforme en heurts ses contacts avec le monde. »3
Heureusement, en 1782, deux rencontres essentielles vont apporter au jeune Ludwig leur lot de lumière pour les dix années qu’il lui reste à vivre à Bonn. Par son ami Wegeler, il se trouve introduit dans la famille von Breuning, un milieu cultivé et détendu où, tout en découvrant Goethe et Schiller, il va être accueilli et traité comme un enfant de la maison, au point que, jusqu’à son départ pour Vienne, celle-ci restera son foyer d’élection. Et c’est la rencontre avec un musicien, Neefe, qui va être son véritable premier maître, lui apporter un enseignement enrichissant et stimulant, l’initier aux sonates de Carl Philipp Emanuel Bach et au Clavier bien tempéré, faire éditer ses premières œuvres et faire de lui son auxiliaire au théâtre de la cour, lui permettant ainsi de se familiariser avec l’orchestre et son répertoire.
Au moins jusqu’en 1790, l’activité proprement créatrice de Beethoven ne marquera guère de développement spectaculaire, mais, dès 1785, ses dons sont remarqués par le chambellan du prince-électeur, le comte Waldstein, qui le prend sous sa protection et obtient en 1787 qu’on l’envoie en voyage d’études à Vienne, muni d’une recommandation auprès de Mozart. Le voyage ne donnera rien : la rencontre avec l’auteur de Don Giovanni ne semble guère avoir été fructueuse, et surtout notre jeune homme va très vite écourter son séjour pour rejoindre Bonn où sa mère vit ses derniers jours. « Ici, à Bonn, le Destin ne m’est pas favorable », écrit-il quelques mois plus tard, et, en effet, ses ambitions vont rester freinées quelques années encore. Pendant tout ce temps, il pourra au moins profiter de l’amicale complicité des Breuning, et fréquentera quelque temps l’université, ce qui lui permettra d’élargir sa culture littéraire et de vivre avec enthousiasme le bouillonnement des idées révolutionnaires qui agitent le vieux monde. Mais ce n’est qu’à vingt-deux ans que le musicien franchira un pas décisif : en juillet 1792, faisant étape à Bonn à son retour de Londres, Haydn, après s’être fait présenter une cantate composée par Beethoven, invite celui-ci à faire des « études suivies ». « Waldstein s’entremet de nouveau et obtient de l’électeur que Beethoven soit envoyé à Vienne pour y devenir l’élève de Haydn, avec le maintien de son traitement. En novembre 1792, Beethoven quitte Bonn, pensant y revenir dans quelques mois ou quelques années ; mais bientôt les armées de la Révolution chasseront l’électeur de sa principauté ; Beethoven ne reverra jamais notre père le Rhin et restera à Vienne jusqu’à sa mort. »4
« Recevez des mains de Haydn l’esprit de Mozart », avait écrit Waldstein au moment de son départ. Pendant le peu de temps que Haydn va consacrer à un grand garçon qui a encore beaucoup à apprendre, le maître va être « quelque peu effarouché par cet élève qui sacrifie les règles à sa fantaisie (conformément aux préceptes de Neefe) et fait passer dans sa musique ce que sa nature a de sombre et d’étrange. Mais Haydn pressent cette force bouillonnante et le surnom qu’il donne au jeune homme, notre grand Mogol, traduit bien l’attitude d’un vieux maître qui sent une époque finir avec lui. »5
De son côté, Beeethoven va trouver Haydn peu attentif et modérément impliqué dans son enseignement, de sorte qu’il va vite chercher un complément de formation auprès de plusieurs autres maîtres (Schenk, Krumpholz, Albrechtsberger, Salieri) qui n’apprécieront pas sans réserve cet élève opiniâtre et indiscipliné. Albrechtsberger ira même jusqu’à le qualifier « d’exalté libre penseur musical » et à prédire qu’il « ne fera jamais rien de propre ». Sans doute peut-on, avec Jean Massin6, se demander « si, en dépit d’une bonne volonté ardente, le génie propre de Beethoven n’était pas inadapté à tout enseignement de par son irréductible originalité ». Il n’en reste pas moins que cette ultime période de formation, qui s’achèvera en 1795 avec la publication des trois trios opus 1, aura porté ses fruits. Bien plus tard, Beethoven saura le reconnaître : « Lorsque je revis mes premiers manuscrits, quelques années après les avoir écrits, je me demandai si je n’étais pas fou de mettre dans un seul morceau de quoi en composer vingt. J’ai brûlé ces manuscrits, afin qu’on ne les voie jamais, et j’aurais commis bien des extravagances sans les bons conseils de papa Haydn et d’Albrechtsberger. »
Une fois à Vienne, le musicien va assez vite s’imposer comme pianiste virtuose et, plus encore, comme improvisateur, et, au fil de ses premiers opus publiés, sa réputation de compositeur va peu à peu s'affirmer. En vérité, « ces premières années viennoises sont les plus détendues de toute sa vie. Son père est mort peu après son départ (il fera venir ses deux frères à Vienne), son prince-archevêque est détrôné, il est libre, il trouve sa subsistance en donnant quelques leçons, en composant de petites choses (variations, danses), et grâce à l’appui, souvent même à l’hospitalité de quelques nobles. Car très vite, sur les recommandations de Waldstein, il s’est fait accueillir et fêter dans les milieux les plus aristocratiques de la capitale… »7 Un traitement plein d’égards, bien éloigné du statut de domestique que connurent Haydn et Mozart, mais « Beethoven, qui trouve ce respect tout naturel, garde toute sa liberté d’allures, une indépendance ombrageuse accentuée par son humeur souvent brusque, ses manières sans complaisance, son dialecte rhénan. »8
En tout cas, il semble apprécier à leur juste valeur ces années d’affirmation et de succès, celles des premières livraisons de sonates pour piano et des deux premiers concertos : « Mon art m’apporte amis et honneurs ; que puis-je désirer de plus ? » Et il est vrai qu’il est entouré d’amis véritables, en même temps que de tout un réseau d’admirateurs et d’admiratrices.
« Mais l’euphorie […] va être troublée dès 1796. Il revient à peine d’heureuses tournées de concerts à Prague, Dresde, Leipzig et Berlin qu’il ressent les premières atteintes de la plus terrible infirmité imaginable pour un musicien : la surdité. […] [Et] la surdité naissante ne vient pas seule : une santé générale, relativement précaire jusque-là, va tendre désormais à empirer jusqu’à la fin de sa vie ; des maladies intestinales et respiratoires ne lui laisseront plus que des répits. »9
Longtemps, il gardera le secret sur son mal. « Ce n’est qu’en 1801 qu’il en fera confidence à deux de ses plus intimes amis. Et il faudra attendre 1806 […] pour que Beethoven assume pleinement le tragique de son infirmité et jette, en marge des esquisses du neuvième quatuor, cette phrase libératrice : « […] Ne garde plus le secret de ta surdité, même dans ton art ! »10 Au fur et à mesure de la progression de cette infirmité, qui le conduira bientôt à mettre fin à sa carrière de pianiste, et, bien plus tard, lui interdira de communiquer avec ses proches autrement que par écrit, il sera plus d’une fois plongé dans le plus profond désespoir et en proie à la tentation du suicide. Un des premiers témoignages – ô combien poignant – nous en est fourni par le fameux Testament de Heiligenstadt d’octobre 1802, cette lettre destinée à ses deux frères qu’il n’enverra jamais et qu’on retrouvera à sa mort, vingt-cinq ans plus tard. Un document où, déjà, il confie : « C’est l’art, et lui seul, qui m’a retenu. Ah ! il me paraissait impossible de quitter le monde avant d’avoir donné tout ce que je sentais germer en moi … »
Notons au passage avec Jean Massin que si « cette tragédie a toujours été vécue par Beethoven lui-même comme terrible sur le plan de la vie sociale, des relations amoureuses ou amicales et de sa carrière de virtuose, il ne l’a jamais ressentie comme une entrave sur le plan de sa création. Elle le condamnait à la solitude, mais, en dépit de sa soif de communion humaine et d’épanchements affectifs, il sentait qu’un certain type de solitude convenait à sa vocation. Et surtout Beethoven est, de sa première œuvre à la dernière et de plus en plus, un musicien dont la cérébralité l’emporte sur la sensualité des sons ; plus épris du chatoiement voluptueux des combinaisons sonores, Beethoven aurait peut-être été davantage entravé par la surdité pour continuer à composer. Mais chez lui l’œuvre se forge dans son cerveau et dans son cœur, au prix d’une longue recherche qui peut plus d’une fois se poursuivre pendant des années. Et, si cruel que ce soit à dire, il n’est pas impossible que la surdité, en le contraignant à plus de concentration encore, en accentuant cette cérébralité qui est la marque et la condition de son génie, ait été un secours plus qu’une difficulté pour son activité de créateur : la forge cérébrale n’était plus troublée par aucun parasite pour élaborer sa musique intime dans l’épaississement du silence extérieur. »11
Toujours est-il qu’à part les années 1813-1817, période de crise où sa production se raréfie, le compositeur redouble d’ardeur créatrice : les œuvres se succèdent, et la lenteur de leur élaboration ne fait que traduire — de nombreux cahiers d’esquisses en témoignent — un travail acharné dont le fruit va être cette « magistrale maîtrise d’architectures aussi cohérentes et inébranlables que complexes où la plus brève incidence, le plus minime détail ne sont jamais abandonnés au hasard. »12; au fil des années, la liberté du créateur se fait toujours plus audacieuse, évolution naturelle pour un musicien qui a proclamé assez tôt sa volonté d’avancer sur des « chemins nouveaux » et qui, dans ses dix dernières années, déclarera ouvertement son dédain pour le succès immédiat (« ça leur plaira plus tard »…) ; et cela ne l’empèche pas de connaître la gloire, fût-ce en partie grâce à une œuvre médiocre comme cette Bataille de Vittoria (ou Victoire de Wellington) de 1813. « L’Allemagne entière salue en lui son musicien national. Sa popularité s’accroît encore des cantates et autres compositions de circonstance qu’il écrira pour les victoires suprêmes des Alliés en 1814/1815. Au Congrès de Vienne, les souverains et les princes l’applaudissent flatteusement, cependant que les marchandes et les étudiants l’acclament dans la rue. »13
Le « Destin » lui reste cependant hostile : outre la surdité, ses ennuis de santé vont, avant de l’emporter, périodiquement lui faire vivre des épreuves très difficiles ; la quarantaine passée, lui qui, depuis si longtemps, dans sa quète éperdue pour une « immortelle bien-aimée », aspirait à fonder un foyer, doit se résoudre — douloureusement — à enterrer ses dernières illusions ; et à toute cette tragédie viendront s’ajouter, à partir de 1815, les interminables ennuis, les inextricables difficultés que va lui causer la tutelle de son neveu Karl, un enfant que Beethoven, avec tout l’acharnement dont il est capable, va vouloir arracher à l’influence d’une mère jugée trop frivole. Sans doute traumatisé par le duel dont il est l’objet entre sa mère et son oncle, le petit Karl « sera pour Beethoven une source continuelle de préoccupations, d’irritation et de déception, à la mesure d’une tendresse paternelle aussi maladroite qu’intense. Et, [détail non négligeable], avec lui, tous les embarras domestiques et ménagers envahissent l’existence quotidienne d’un musicien qui n’a jamais rien entendu à la vie pratique. »14
Sans doute a-t-on, jusqu’à l’excès, établi des liens étroits entre la vie et l’œuvre de Beethoven, au point qu’on a du mal à se défaire de la part de légende instillée ici et là par nombre de romanciers et d’hagiographes de tout poil. Ces débordements littéraires ont, il est vrai, contribué à lui conférer la place singulière qui est la sienne au panthéon des compositeurs, celle, comme l’écrivait Vuillermoz, « d’un souverain plébiscité et porté sur le trône par le consentement unanime des peuples. » Mais si cette place lui a été dévolue, c’est surtout que Beethoven, dernier « grand » parmi les classiques, a été le premier, non pas seulement à faire exploser les cadres formels de l’art classique hérité de Haydn et de Mozart, mais à s’adresser, au-delà du public d’un soir, à l’humanité tout entière, reflet, sans aucun doute, de sa fréquentation des grands poètes de son temps. « Quand il revendiquera pour lui l’appellation de Tondichter (poète des sons), Beethoven voudra marquer par là le lien entre son attention aux poètes de la parole et sa conception, toute romantique déjà, d'une musique qui rivalise avec la poésie verbale pour exprimer les sentiments et les aspirations du cœur humain. Si génialement doué qu’il se sache pour la musique, si impérieusement décidé qu’il se veuille à consacrer, voire à sacrifier toute sa vie à la musique, Beethoven ambitionnera toujours de faire de sa création musicale non pas une fin en soi mais le moyen d’une révélation à l’humanité des drames les plus intérieurs et des dynamismes les plus ardents. »15
N’en faisons pas pour autant le premier des romantiques. « Du romantisme il dépasse le culte du moi, l’exaltation, la contemplation, l’investigation de la personne propre. Quoi qu’on en ait dit, Beethoven ne s’attarde que fort peu sur lui-même, ne cherche point dans son propre personnage la source de son inspiration ; il ne se confesse pas, individu devenu centre du monde, mais parle au nom de tous : au particulier il substitue le général, au personnel l’universel, et à la contemplation passive – l’action. mais dans un langage, dans des formes qui, eux, sont personnels – uniques. […] Classique ou romantique ? A la jonction de deux univers spirituels, [sa musique] leur est irréductible à l’un comme à l’autre. Elle échappe à l’histoire : infiniment singulière, perpétuellement au présent, la musique de Beethoven est moderne. »16 De sa musique, il disait lui-même : « Venue du cœur, qu’elle aille au cœur », et, si de tous temps elle a suscité une telle adhésion du plus grand nombre, c’est sûrement qu’elle doit son impact « à la fusion indissoluble de la tendresse et de l’élan, de l’amour et de la force dans la souffrance comme dans la joie, de la bonté la plus profonde et de la plus indomptable liberté. »17
Michel Rusquet
5 septembre 2019
1. Massin Jean, Beethoven, dans « Histoire de la musique occidentale », Fayard, Paris 2003, p. 637.
2. Massin Jean, Ibid., p. 638.
3. Boucourechliev André, Beethoven, « Solfèges », Éditions du Seuil, Paris 1963, p. 130.
4. Massin Jean, op. cit., p. 64.
5. Boucourechliev André, op. cit., p. 138.
6. Massin Jean, op. cit., p. 640.
7. Ibid., p. 641.
8. Boucourechliev André, op. cit., p. 139.
9. Massin Jean, op. cit., p. 641.
10. Ibid., p. 642.
11. Ibid., p. 642.
12. Ibid., p. 646.
13. Ibid., p. 651.
14. Ibid., p. 653.
15. Ibid., p. 639.
16. Boucourechliev André, op. cit., p. 8.
17. Massin Jean, op. cit., p. 657.
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