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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte : V. Le temps de mozart et de Haydn en Autriche.

La musique instrumentale de Joseph Haydn

Tout vrai mélomane devrait, chaque matin, remercier Dieu d'avoir arrêté à temps la main de ce chirurgien qui, grâce à une opération légère, entendait permettre à l'enfant Haydn de conserver définitivement sa voix d'ange. Car, pour reprendre une notice d'un certain Framery diffusée en 1810, « l'Allemagne, l'Italie, l'Europe auraient eu un chanteur qui sans doute se serait distingué ; mais en acquérant ce talent éphémère, la république musicale aurait perdu un compositeur vigoureux, noble, fier et toujours aimable, qu'une imagination brûlante, inépuisable et variée a élevé au-dessus de tous ses rivaux. »1

Peut-être n'est-ce là que pure légende, mais cette anecdote vient utilement nous rappeler que l'enfant Haydn — celui que ses confrères allaient plus tard appeler affectueusement « papa Haydn » — n'avait rien d'un « fils à papa ». Né dans un petit village situé aux confins de la Hongrie, il était le fils d'un modeste charron dont les ambitions musicales se limitaient à une pratique assez rustique de la harpe. À l'âge de six ans, il quitte la maison familiale et va habiter une localité voisine chez un lointain parent qui, exerçant les fonctions de maître d'école et de chef de chœur, s'offre de lui apprendre les rudiments de la musique. Puis, en 1740, à l'âge de huit ans, le gamin est engagé comme petit chanteur à la cathédrale Saint-Étienne de Vienne. Pendant des années, il va vivre dans un univers concentrationnaire où les enfants sont exploités sans vergogne : ainsi son éducation générale sera largement sacrifiée ; quant à l'enseignement musical, il restera centré sur quelques disciplines immédiatement utiles (l'étude du chant, du violon et des instruments à clavier), et le jeune compositeur en herbe n'aura droit pratiquement à aucune formation théorique. La dure loi de la maîtrise s'appliquera jusqu'au bout, puisqu'en 1749, à sa mue, l'ancien petit chanteur va se trouver tout bonnement jeté à la rue, sans un sou en poche.

Après une nuit d'errance sur le pavé de Vienne, le jeune homme aura la bonne fortune de croiser un ancien camarade de la maîtrise qui, pour un temps, va lui concéder gentîment une petite mansarde. Peu à peu, il va assurer sa subsistance en jouant du violon dans des orchestres de rue, en donnant des leçons de clavecin ou d'accompagnement, puis en écrivant des arrangements ou des  partitions aisément exploitables. Bientôt il a assez d'argent pour acheter le fameux traité de Fux et les six premières sonates de C.P.E. Bach, des ouvrages essentiels qui lui permettent d'approfondir sa formation en autodidacte. Puis, ayant été conduit à déménager, il fait la connaissance d'un voisin bien en cour, le poète et librettiste Métastase, qui l'introduit auprès d'un grand professeur de chant, le compositeur Porpora. Celui-ci  l'engage comme accompagnateur et le prend comme élève, mais le traitera sans grand ménagement, montrant moins d'empressement à lui enseigner la composition qu'à lui faire cirer ses souliers. Néanmoins, le jeune Joseph va beaucoup apprendre à son contact, et surtout se trouver introduit dans une société aristocratique qui ne tardera pas à détecter ses talents de compositeur. Son premier grand mécène sera un passionné de musique de chambre, le baron K.J. von Fürnberg, qui l'invitera fréquemment dans sa résidence de campagne et s'en verra récompensé par la composition d'une première série de quatuors à cordes. C'est sur la re-commandation de ce même Fürnberg qu'en 1759, après dix ans de dure indépendance, Haydn décroche son premier emploi véritable au service du comte Morzin, en Bohème, et c'est chez celui-ci qu'il va attirer l'attention du prince Paul Anton Esterhazy, un des plus riches seigneurs de Hongrie. Ce dernier l'engagera en mai 1761 en qualité de vice-maître de chapelle, première étape d'un bail de très longue durée puisque notre musicien, devenu maître de chapelle en 1766, restera attaché à la famille Esterhazy jusqu'à ses vieux jours.

Désormais reclus à Eisenstadt, à la frontière austro-hongroise, et soumis à un contrat draconien qui ne sera assoupli que beaucoup plus tard, Haydn va bientôt servir un nouveau prince, Nicolas Esterhazy, qui succède à son frère Paul Anton en 1762. Ce Nicolas allait « rapidement mériter le surnom de Nicolas-le-Magnifique. Le château d'Eisenstadt ne lui suffit bientôt plus, et il s'en fit construire un autre, splendide et que les contemporains devaient comparer à Versailles, dans la plaine hongroise à l'extrémité sud du lac de Neusiedl. Dès 1766, ce nouveau château était appelé Eszterhaza. Haydn et ses musiciens s'y installèrent définitivement en 1769. […] Pendant plus de vingt ans, concerts, représentations d'opéras, représentations théâtrales (Haydn put voir des pièces de Shakespeare), fêtes et illuminations s'y succédèrent sans relâche, l'été surtout, car en principe, le prince et sa suite passaient les semaines d'hiver à Vienne. »2 Ces séjours à Vienne, le musicien les trouvera souvent bien brefs, mais, au moins pendant un temps, il reconnaîtra que cet isolement avait aussi ses avantages : « A la tête d'un orchestre, je pouvais […] me livrer à toutes  les audaces. Coupé du monde, je n'avais personne pour m'importuner, et ne pus que devenir original. » Et en effet, c'est là qu'il fit des avancées décisives dans ses expérimentations de compositeur, notamment dans ses grands domaines de prédilection (symphonies, quatuors, sonates).

Longtemps, la vie de Haydn à Eszterhaza se confondit avec l'histoire de ses œuvres et l'accomplissement de multiples tâches artistiques et administratives. Il se trouvait à la tête d'une troupe de chanteurs et d'instrumentistes de très grand talent, mais parfois turbulents ou indisciplinés. Pétitions, querelles, requêtes et cas litigieux étaient monnaie courante, et Haydn servit presque toujours d'intermédiaire entre l'intéressé (ou les intéressés) et le prince. Dans cette perspective, le célèbre épisode de la symphonie des Adieux (novembre 1772), à la fin de laquelle les instrumentistes s'en vont les uns après les autres, et ainsi écrite, semble-t-il, pour protester contre une saison qui n'en finissait pas, n'apparaît que comme une péripétie parmi d'autres. » 3 Comme pour ajouter encore aux tracas quotidiens, notre homme avait à supporter une épouse autoritaire et acariâtre dont il disait : « Elle n'a aucune qualité, et il lui est complètement indifférent que son mari soit cordonnier ou artiste. » On comprend donc qu'il ait pu trouver quelque réconfort dans la longue et tendre liaison qu'il allait avoir avec Luigia Polzelli, une jeune chanteuse arrivée à Eszteraza en décembre 1779.

Au cours de ces années Eszteraza, Haydn composa une quantité impressionnante de partitions couvrant à peu près tous les genres, y compris l'opéra et les ouvrages religieux, parmi lesquelles un lot imposant de pièces pour le baryton, l'instrument favori du prince. Durant près de vingt ans, son contrat lui fit obligation d'écrire sur le champ toute composition demandée par son maître, de ne communiquer en aucun cas sa musique à l'extérieur et de ne rien composer pour autrui sans autorisation expresse du prince. A partir de 1779, il bénéficiera heureusement d'un régime plus libéral qui lui permettra de nouer de fructueuses relations avec divers éditeurs, d'autant plus fructueuses d'ailleurs qu'il lui arrivera d' « oublier » consciencieusement les clauses d'exclusivité consenties à tel ou tel d'entre eux. Ainsi il pourra aisément honorer des commandes extérieures comme celles qui allaient nous donner ses Symphonies parisiennes ou les Sept Paroles du Christ. Mais sa musique et son nom s'étaient répandus depuis fort longtemps en Europe : dès 1764, des œuvres de lui avaient été éditées à Paris, sans doute à son insu, et, chose incroyable pour un musicien si étroitement corseté, sa notoriété ne fit que croître au fil des années, pour devenir immense dans les années 1780. A titre d'exemple, il fut de très loin le musicien le plus joué au Concert spirituel ces années-là, chaque programme de concert ou presque y comportant une ou deux de ses symphonies…

Un tournant majeur allait intervenir en 1790 avec la mort du prince Nicolas : son fils et successeur Paul Anton, qui n'avait aucune passion pour la musique, ne garda  que la musique militaire et licencia l'orchestre et la Chapelle, mais il eut le bon goût de conserver à Haydn son titre et sa pension, tout en lui accordant une totale liberté de fait. Une aubaine pour le musicien qui, depuis des années, aspirait à vivre à Vienne, au contact de personnes qui lui étaient particulièrement chères, parmi lesquelles Mozart. Mais il s'y était à peine installé qu'il succomba au chant des sirènes du grand impresario londonien Salomon, dont les arguments sonnants et trébuchants eurent raison des supplications de Mozart et de quelques autres amis qui s'étaient employés à dissuader Haydn de se lancer dans une telle aventure. En décembre 1790, le voilà donc parti pour un premier voyage à Londres où il restera jusqu'à juillet 1792, avant d'y retourner pour un second séjour prolongé en 1794-1795. Il y connut un véritable triomphe, et les honneurs auxquels il eut droit durent amuser au plus au point cet homme plein d'humour qui avait gardé les pieds sur terre et savait se souvenir qu'il était parti de rien. Détail historique entre tous : au retour du premier voyage, alors qu'il faisait étape à Bad Godesberg, on lui présenta un jeune musicien qu'il allait peu après prendre temporairement comme élève : un certain Beethoven.

À partir de 1795, Haydn eut comme port d'attache sa maison des faubourgs de Vienne. Jusqu'en 1803, il se remit au service des Esterhazy  suite à l'arrivée d'un nouveau prince, Nicolas II. Mais celui-ci ne requit sa présence à Eisenstadt que pendant les mois d'été et ne lui demanda qu'une nouvelle messe chaque année. Le vieux maître, qui était définitivement considéré et fêté comme le plus grand compositeur vivant, put donc largement composer ce qu'il voulait : ce seront notamment ses derniers quatuors, ses deux grands oratorios (La création et Les saisons) ainsi que l'hymne autrichien Gott, erhalte Franz der Kaiser. Pendant des années, il dirigea souvent ses œuvres et connut encore d'immenses succès publics. Mais, après 1803, son état de santé allait lui interdire toute activité créatrice. Il « ne quitta pour ainsi dire plus sa maison de Gumpendorf […], et cette maison se transforma en lieu de pèlerinage… Il parut en public pour la dernière fois le 27 mars 1808, lors d'une mémorable exécution de La création dirigée par Salieri et à l'issue de laquelle Beethoven lui baisa publiquement les mains, et mourut dans sa maison le 31 mai 1809, quelques jours après la seconde occupation de Vienne par Napoléon, évènement qui, semble-t-il, ne fut pas sans hâter sa fin. »4

La biographie de cet homme à la vie parfaitement règlée, qui sut de surcroit remarquablement gérer ses affaires, s'épargnant ainsi les affres que Mozart eut à connaître dans ses dernières années, pouvait difficilement susciter la passion. Par malheur pour lui, il en a été un peu de même de son œuvre qui, pour un grand public trop longtemps conditionné par les débordements expressifs de l'ère romantique, est restée trop exclusivement perçue comme un monument de musique pure. « Haydn ne créa pas le quatuor à cordes, encore moins la symphonie, mais le premier, leur donna leurs lettres de noblesse, les porta au plus haut niveau. Le premier également, il se servit génialement de la forme sonate, et en exploita, avec des ressources inépuisables, toutes les virtualités dialectiques, tant sur le plan du travail thématique que des relations tonales. Par là, il enseigna une nouvelle façon de penser en musique, et sur ce plan, Beethoven fut non seulement son plus grand, mais son unique disciple. […] À sa pensée rapide, concentrée, procédant par ellipses, synthèse extraordinaire de contraction et d'expansion, d'essence épique, il dut ses triomphes dans le quatuor à cordes, la symphonie, l'oratorio. »5 Il reste que, pour certains auditeurs, cette sujétion volontaire de Haydn à la forme, et la primauté qu'il donne à l'organisation des données par l'esprit, peuvent engendrer une suspicion de sécheresse, loin de cette sensibilité à fleur de peau si présente chez Mozart. Or, comme le relevait déjà Goethe après cinquante ans ou presque de pratique et d'audition des œuvres de Haydn, l'art du musicien est fait de diverses caractéristiques « inconcevables sans une profonde chaleur humaine : tempérament, sensibilité, esprit, humour, spontanéité, douceur, force, enfin les deux signes mêmes du génie, naïveté et ironie ». Haydn, c'est aussi cela : « Dans la langue qui correspondait à son être profond, [son art] a exprimé les valeurs incomparables qui étaient en lui. Il a, pour reprendre Goethe, exprimé l'âme libre, claire et chaste de Haydn. »6 Et cette humanité profonde de sa musique n'échappa pas non plus à Mozart qui dit un jour : « Personne ne peut autant que Haydn provoquer plaisanterie et choc, rire ou véritable émotion ».

Œuvres pour clavier

Œuvres Chambristes

Œuvres concertantes

Œuvre symphonique

 

1. Barbaud Pierre, Haydn. « Solfèges », Éditions du Seuil, Paris 1957, p. 28.

2. Vignal Marc, Joseph Haydn. Dans Jean et Brigitte Massin, (direction), « Histoire de la musique occidentale », Fayard, Paris 2003, p. 598

3. Ibidem, p. 599.

4. Ibidem, p.604.

5. Ibidem, p.605.

6. Barbaud Pierre, op. cit., p. 152.


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