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Wien, 28 mai 2025, —— Jean-Luc Vannier.

Envoûtant Tannhäuser version de 1875 à la Staatsoper de Vienne

Clay Hilley (Tannhäuser) et Ekaterina Gubova (Venus). Photographie © Wiener Staatsoper - Michael Poehn.Clay Hilley (Tannhäuser) et Ekaterina Gubanova (Venus). Photographie © Wiener Staatsoper - Michael Poehn.

Richard Wagner se serait-il « vengé », dans la version viennoise du 22 novembre 1875, des restrictions parisiennes imposées en mars 1861 à son premier acte du Tannhäuser ? Rappelons qu’il voulait « développer considérablement la scène introductive du Venusberg, de façon à permettre au corps de ballet de s’y livrer sans retenue à tous les exercices chorégraphiques possibles » écrit-il dans « Ma vie ». Présentée dimanche 25 mai à l’Opéra d’État de Vienne dans une nouvelle mise en scène signée Lydia Steier, rendue notamment célèbre par une « Salomé » sanguinolente à Bastille en 2022, la Wiener Fassung de cette « grosse romantische Oper » qui inclut les tout derniers remaniements orchestraux du maître de Leipzig, développe une sexualisation haute en couleur du premier acte : inspirée du film américain Babylon (Damien Chazelle, 2022), l’atmosphère orgiaque débridée des années vingt — nous pourrions aussi penser au Cabaret de Bob Fosse en 1972 — est restituée de manière spectaculaire. Les décors de Momme Hinrichs dont les deux immenses escaliers entourent un portail — la Regisseurin a-t-elle eu pleinement conscience de cette vision suggestive ? — aiguisent le désir de les gravir tandis que les costumes flamboyants d’Alfred Mayerhofer surfent quelque part entre le Moulin rouge et le Kit Kat Club pour les artistes plus dénudés. Les danseurs de l’APE Connection — première Académie du « mouvement créatif » de Vienne — et ceux du Tanzensemble Tannhäuser s’en donnent à cœur — et à corps — joie. Inconvénient de cette superbe bacchanale déjantée, l’intimisme corrosif de la relation pulsionnelle entre Vénus et Tannhäuser lequel semble chercher une sortie dans la réalité avant de comprendre qu’elle se trouve en lui, se dilue un peu.

Tannhäuser. Photographie © Wiener Staatsoper - Michael Poehn.Tannhäuser. Photographie © Wiener Staatsoper - Michael Poehn.

Trouvaille en revanche astucieusement scénarisée : le retour du refoulé, véritable surgissement pulsionnel chaotique et parcellaire, interviendra subrepticement au deuxième acte où Tannhäuser, lors du tournoi des chanteurs, hallucine littéralement les hôtes du Venusberg et imprègne en conséquence son chant des voluptés charnelles de la grotte maudite. Sombre et pesant, le climat du troisième acte est marqué par la volonté de faire passer le message — « es braucht eine erkenntbare Botschaft, auch wenn diese in tollen Bildern gebracht wird » — d’une société dépressive car recroquevillée sur elle-même et obnubilée par l’écran et le « online » : « le théâtre a le devoir, explique Lydia Steier, de tenir un miroir devant la société (die Pflicht, der Gesellchaft einen Spiegel vorzuhalten). Nonobstant l’ultime rédemption du héros accompagnée d’une lumineuse apothéose orchestrale, la mise en scène confirme finalement ce pessimisme. Paradoxe supplémentaire, le travail de Lydia Steier n’exclut pas, à contretemps, des ponctuations ludiques destinées, peut-être, à renforcer le sentiment de dérision : les chasseurs qui rencontrent Tannhäuser sur les terres du Landgrave de Thuringe se trémoussent sur « Gegrüsst sein uns » tandis que les mimiques agitées et les dandinements d’Elisabeth — un brin hystéroïde — au début du second acte cadrent mal avec la pureté virginale de la Jungfrau prête au sacrifice. Notons in fine le clin d’œil de Lydia Steier au Tannhäuser de Tobias Kratzer à Bayreuth avec, en modèle réduit, un fourgon Citroën Type H — et non Volkswagen comme le prétend Momme Hinrichs ! — qu’un instrumentiste déguisé en clown chevauche pour annoncer, muni de son cor anglais, le printemps et soutenir le chant du pâtre !

Malin Byström (Elisabeth). Photographie © Wiener Staatsoper - Ashley Taylor.Malin Byström (Elisabeth). Photographie © Wiener Staatsoper - Ashley Taylor.

La direction musicale de l’Orchestre et des Chœurs de la Wiener Staatsoper par Philippe Jordan reçoit une ovation amplement méritée. Vienne aime son directeur musical et ce dernier le lui rend bien : les thèmes variés qui parcourent l’œuvre nous sont livrés dans l’ouverture avec cette exposition initiale andante maestoso du chœur des pèlerins auquel succède, sans transition, la vivacité du leitmotiv du Venusberg. Et l’excitation de l’Allegro nous rend impatient du lever de rideau. Autant de nuances et d’accentuations qui ne laissent aucun pupitre au bord du trafic orchestral. L’oscillation entre la jouissance extatique des corps et la sublimation mystique du divin est admirablement et musicalement traduite. La richesse de ce « foisonnement » wagnérien savamment organisé — Stilpluralität — inclut aussi, souligne le maestro dans un entretien, « un détail de l’ouverture qui ne figure à ce jour dans aucune édition imprimée : à la mesure 221, Wagner a expressément demandé, pendant les répétitions à Vienne, une modification de la séquence mélodique de la clarinette, ce que le chef d’orchestre Hans Richter a inscrit à la main dans le matériel d’exécution ». Nous sommes bien à Vienne !

Philippe Jordan ( Direction). Photographie © Peter Mayr.Philippe Jordan ( Direction). Photographie © Peter Mayr.

Faut-il être allemand pour chanter Wagner ? La question mérite d’être posée à la lumière de la distribution de ce Tannhäuser. Dans le rôle-titre, le ténor américain Clay Hilley maintient correctement une ligne de Heldentenor nourrie de quelques sublimes forte sur « Lass mich ziehn » à l’acte I ou bien encore sur « Erbarm dich mein… » à la fin de l’acte II, et ce, nonobstant une certaine ténuité vocale dont l’aspect positif permet d’accentuer la fragilité intrinsèque du personnage. Par contraste et par nécessité du rôle, la basse autrichienne Günther Groissbock campe un Landgraf Hermann vocalement plus structuré, sinon plus intense. Les deux voix féminines sont magnifiques — justesse de ton et brillance des aigus — mais ne nous semblent pas complètement « wagnériennes » : la mezzo-soprano russe Ekaterina Gubanova interprète une Vénus séductrice à souhait mais a tendance à avaler ses fins de phrase tandis que Malin Byström « arrondit », quant à elle, sa prononciation. La soprano lyrique suédoise est nettement plus convaincante dans sa prière « Allmächt’ge Jungfrau » au troisième acte. Martin Gantner (Wolfram von Eschenbach) nous envoûte avec son « O du, mein holder Abendstern… ». Saluons les autres chasseurs Daniel Jenz (Walther von der Vogelweide et Brighella dans Ariadne auf Naxos à Vienne), Simon Neal (Biterolf), Lukas Schmidt (Heinrich der Schreiber et Spoletta dans une Tosca viennoise), Marcus Pelz (Reinmar von Zweter). Belle prestation du pâtre par la soprano Ilia Staple.   

« Je ne peux résoudre aucun problème avec le théâtre », explique Lydia Steier dont l’un des ancêtres a réussi à fuir le nazisme et à se réfugier aux États-Unis. « Si je voulais le faire, je serais une politicienne. Pour moi, il s’agit d’un traitement respectueux et dynamique de notre époque, d’une relation critique avec notre monde, d’un questionnement. C’est ma mission ». Celle aussi de convaincre Tannhäuser, malgré son chant, que « Triebe » ne rime pas avec « Liebe ».

Jean-Luc Vannier
Wien, 28 mai 2025


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