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François Buhler 2015-2025

Du nouveau concernant John Field (1/3)

John Field vers 1835, gravure non datée de Carl Ferdinand Meyer (ou Mayer) (Nuremberg, 21 mai 1798-Nuremberg, 21 mai 1868), d’après la gravure très ressemblante réalisée vers 1820 par Anton Wachsmann (v. 1765 en Silésie - Berlin, v. 1836).

Partie 2 ; partie 3

John Field (Dublin, 26 juillet 1782, Moscou, 11/23 janvier 1837), « l’Irlandais russe », comme on l’appelle parfois, est généralement considéré avant tout comme le créateur du nocturne bien qu’il ne soit ni le premier ni le seul à composer dans ce style, et au sens moderne du terme seulement, dans le style pianistique considéré comme chopinien. Les nocturnes existent en effet déjà aux xviiie et début du xixe siècles mais sont des pièces musicales relativement brèves en plusieurs mouvements proches de la cassation et de la sérénade instrumentale et destinées à être jouées en extérieur, tandis qu’il s’agit chez Field d’un genre de musique pour piano solo. Le mot « sérénade », dit-on, évoque le soir comme le « nocturne » la nuit ou « l’aubade » l’aurore, mais il ne faut pas se laisser piéger par la terminologie : à l’origine, le nocturne n’est pas toujours, comme on le croit généralement, une pièce qui se joue la nuit ou évoque le calme de la nuit et qui tire de cette acception toutes ses principales caractéristiques, mais qui peut simplement être destinée à être interprétée un peu plus tard le soir que la sérénade (pas après minuit sauf cas particulier1), ou même qui n’est jouée que lors d’une soirée particulière puis est mise de côté, c’est-à-dire dont l’existence ne dure qu’une seule « nuit », (une seule soirée). Du reste, il est aussi erroné de prétendre que la sérénade est en premier lieu un morceau de musique qui se joue le soir. Étymologiquement la serenata vient du mot sereno et signifie une musique jouée par temps serein, donc en plein air et dans ce cas l’associer au crépuscule pose problème. On trouve à l’époque2 toutes sortes de définitions du nocturne et de la sérénade qui se fondent sur la terminologie et augmentent ainsi encore la confusion. Castil-Blaze commence la sienne dans son Dictionnaire de musique moderne de 1821, époque-clé pour le nocturne, par « morceau de musique destiné à être exécuté de nuit en sérénade » alors qu’il est indispensable d’analyser les œuvres d’abord et de n’en venir à la terminologie qu’ensuite. Ce n’est qu’en procédant de cette manière et dans cet ordre qu’il sera possible d’en tirer des conclusions sensées. À quoi avons-nous à faire dans la seconde moitié du xviiie, chez Mozart, par exemple ? En considérant sa production sous ce titre on constate que le terme, sous sa forme italienne de notturno, lui a d’abord servi à désigner des pièces vocales avec ou sans accompagnement. Voilà qui est bien gênant à expliquer pour les tenants d’une origine purement instrumentale. Quant aux nocturnes instrumentaux, mis à part le fameux Notturno K. 286 en Ré pour quatre ensembles de cors et de cordes en trois mouvements de tempo très modéré qui date soit de la fin de 1776 soit du début de 1777 et porte comme autre nom Sérénade no 8 K. 286, il existe une autre pièce où ces termes sont mélangés, la Serenata notturna no 6 K. 239 (le titre est de Leopold Mozart) pour quatuor à cordes et orchestre (en fait un second quatuor à cordes), aussi en Ré, aussi en trois mouvements, aussi composée en janvier 1776, une partition simple, mais qui, pour plaisanter un peu, comprend tout de même quelques traits rapides exigeant des violonistes solistes d’être encore bien réveillés à cette heure prétendument tardive pour ne pas rater leur affaire ! Et pour poursuivre la plaisanterie sur ceux qui s’accrochent encore, comme à une bouée de sauvetage, à la terminologie en musique avec l’espoir insensé de ne pas s’y noyer, rappelons que le nocturne généralement affublé du numéro 18, jugé pourtant à l’époque comme un « nocturne caractéristique », porte comme en-tête sur la partition le mot « Midi » car il ne s’agit pas d’un nocturne, mais du Divertissement avec quatuor no 13 ! Et qu’en est-il des fameux « 8 Nocturnes » Hob II : 25–32 de Haydn composés pour le roi de Naples Ferdinand IV vers 1788-1790 et révisés en 1792, soit quand Field avait une dizaine d’années au plus tard ? À part leur titre, ils n’ont strictement rien à voir avec le genre, la forme ou l’esprit du nocturne de Field puisqu’il s’agit de divertissements instrumentaux en plusieurs mouvements pour un large effectif4, et totalement dénués de l’atmosphère du nocturne évoquant le calme de la nuit, même s’il est en effet probable que, puisque la musique en est si belle qu’on ne risque pas de s’endormir en l’écoutant, cela ferait certainement plaisir à chacun de les entendre interprétés en sérénade et aux flambeaux le soir, même tard, dans la cour d’un château royal.

Ce n’est donc qu’avec le temps, et toujours avec retard sur l’évolution du genre et de la forme que la terminologie se fixe. Ce n’est que l’année même où Field termine sa production que Karl Czerny reprend la définition « exécuté de nuit » de Castil-Blaze dans son École de composition pratique de 1834, mais en mêlant aussi déjà sa voix dans une autre définition à celles de son époque, par exemple à celle du 13 août de la même année de Gottfried Wilhelm Fink qui définit déjà le nocturne dans l’Allgemeine Musikalische Zeitung comme la « rêverie d’une âme », définition procédant logiquement de l’évocation du calme de la nuit, qui sera reprise par Liszt en 1859 et qui est encore actuelle puisque, influencé par Field et le romantisme, tout le monde semble s’accorder à penser aujourd’hui que le nocturne ne peut être qu’un morceau chargé d’exprimer des sentiments tels que le regret, la nostalgie, la tristesse, le souvenir, le désir, la « mélancolie rêveuse » (Spohr), l’« émotion raffinée » (Liszt)… Nous voilà donc face à des définitions passablement divergentes dès l’origine, ce qui devrait empêcher de poser comme prémisse d’un raisonnement analytique, ce que beaucoup ont pourtant fait et continuent de faire, que le nocturne est un morceau qui se joue la nuit et d’en tirer ensuite des considérations aussi invraisemblablement stupides que « puisqu’on n’y voit pas la nuit, il est normal que la forme n’en soit pas clairement perceptible » ; ou, comme Castil-Blaze par exemple, que « le nocturne étant fait pour ajouter aux charmes d’une belle nuit et non pour en troubler la tranquillité […] » etc., et d’en faire ensuite dériver « le caractère ». Quelle démarche intellectuelle, misère… Qui sait, on arrivera peut-être à une telle conclusion à la fin d’une analyse correctement menée même si cela nous étonnerait prodigieusement, mais, logiquement, il est absurde de poser la conclusion comme donnée d’un problème à résoudre et de redécouvrir ensuite ce qu’on a soi-même introduit à la fois triomphalement et avec étonnement dans ce pseudo-raisonnement en s’exclamant « tenez, vous voyez, c’était bien là, j’avais raison dès le début ! ». Se fonder sur la terminologie pour en tirer les caractéristiques des nocturnes, ou de quoi que ce soit d’autre, en musique ou dans n’importe quelle autre branche de l’art ou du savoir, est en analyse comparable au travail d’un aveugle errant dans un tunnel par une nuit sans lune5.

D’autre part, s’il paraît normal de nos jours de commencer un article sur Field par ses nocturnes6 parce que c’est ce qui est principalement resté de sa production, il faut être conscient que l’anachronisme d’une telle démarche risque de fausser considérablement la réalité historique, autant la vision que l’on a du compositeur que celle de son époque. Car, en conformité avec l’histoire, nous n’hésitons pas à l’affirmer, du vivant de Field, ce sont surtout ses concertos qui l’ont rendu célèbre. Les premiers nocturnes de Field pour piano solo en un seul mouvement ont pourtant été très appréciés de l’aristocratie, mais il y a diverses raisons à cela et non seulement leur excellence et il faudrait les passer toutes en revue avant de conclure a priori et sans analyse comme beaucoup le font encore. Parmi les plus évidentes, on peut penser que c’était surtout parce qu’ils émanaient du même compositeur que celui qui les éblouissait par sa virtuosité dans ses concertos et accessoirement aussi parce qu’il s’agissait de morceaux de salon plus simples techniquement que les meilleurs d’entre eux pouvaient jouer en société pour se faire valoir auprès de leurs pairs et non parce qu’ils établissaient un nouveau genre et une nouvelle forme appelés à un grand avenir puisque ceci ne se saura que plus tard. Ce n’est qu’après une analyse historique correctement menée que l’on pourra considérer en effet qu’ils contribuent de son vivant déjà à l’immense popularité du compositeur qui résiste pendant plusieurs décennies à l’érosion du temps, et qu’une fois devenus les œuvres préférées du public et des musiciens russes, ils le deviennent aussi en Occident grâce à divers facteurs, ses succès précédents, ses tournées, l’édition relativement précoce de Breitkopf dès 1815, etc. Puis, bien entendu, l’histoire ne s’arrêtant jamais, la roue tourne lorsqu’apparaît Chopin et l’on oublie Field. Mais aujourd’hui, même si la richesse de l’inventivité du compositeur et les innovations que Field apporte au jeu pianistique et à l’établissement de la pièce de caractère pour piano indépendante comme genre solo légitime pour le concert sont, dès la mort du compositeur et même légèrement avant, largement et injustement éclipsées par les réalisations de ses successeurs, on peut toujours, à côté de leur valeur intrinsèque, considérer les nocturnes de Field comme étant à l’origine de nombreuses œuvres de compositeurs romantiques tels que Mendelssohn, Schumann, Liszt et Grieg et de nombreux autres auteurs de la fin du xixe siècle qui ont pris ses compositions comme modèles pour leurs propres œuvres, s’appuyant sur ses techniques et les prolongeant volontairement ou en s’en inspirant sans toutefois qu’ils s’en rendent toujours pleinement compte ou le sachent.

Précurseur musical de l’époque romantique, John Field est, dans le domaine du nocturne et pas uniquement de la pièce de caractère, le premier compositeur important d’une lignée de pianistes romantiques qui commence avec lui et, dans la vision simplificatrice que nous avons choisi d’en garder, s’achève avec Frédéric Chopin. Né dans une famille protestante à Dublin, en Irlande, le 26 juillet 1782, John Field est le fils aîné de Robert Field, un violoniste qui jouait dans les théâtres dublinois et de Grace Field née Marsh qui, d’après l’historien controversé pour l’exactitude de ses informations William Henry Grattan Flood, pratiquait la composition. Enfant prodige, il apprend les rudiments de la musique avec son père et son grand-père, John Field, organiste d’église. Même si aucun analyste ne semble s’en être jamais soucié puisque le fils génial a attiré tous les regards, après John les Field ont d’autres enfants (le lecteur verra plus loin à quel point ceci est important) et à mesure que la famille s’agrandit, le lieu de résidence change. Robert naît en 1784 à Aungier Street ; Isaac et Robert Mark viennent au monde à Golden Lane en 1785 et 1786 ; Ann et Grace Marsh à Chancery Lane en 1788 et 1790 ; et Grace en 1791 à Camden Street. C’est de cette dernière adresse que part la famille pour l’Angleterre à l’automne 1793. Les noms et dates de naissance sont tout ce que l’on sait des frères et sœurs de John. Il n’y a guère de renseignements non plus sur la petite enfance de ce dernier. À 9 ans, il étudie pendant un an avec le compositeur Tommaso Giordani (Naples, entre 1730 et 1733, ou en 1744 – Dublin, début 1806) qui parraine ses premières représentations publiques à Dublin lors de trois « Concerts spirituels » salués par la presse locale aux Rotunda Assembly Rooms, Rutland Square, en mars et avril 1792. Au concert du 24 mars, il joue au « Grand Piano Forte le concerto pour harpe de Madame Krumpholz ». Dans sa critique du 27 mars, le Dublin Evening Post note de plus que sa « performance était véritablement étonnante pour un enfant de cet âge, d’une précision et d’une exécution bien au-delà de ce qu’on aurait pu attendre. »

Après un court séjour à Bath, la famille Field déménage donc en 1793 à Londres, soit pour améliorer la situation du père, soit pour lancer le fils dans une carrière musicale, vraisemblablement pour les deux raisons à la fois. Ce n’est qu’à ce moment que commence l’histoire connue de John Field qui prend alors — et encore n’est-on pas tout à fait sûr de cela — des leçons de violon auprès de Johann Peter Salomon, l’ami de Haydn et de Beethoven, un violoniste, compositeur, chef d’orchestre et organisateur de concerts qui avait beaucoup d’influence dans cette ville, puis, en août 1793, entre en apprentissage à Londres auprès du compositeur, pianiste, facteur de pianos et éditeur italien Muzio Clementi (Rome, 23 janvier 1752 - Evesham, 10 mars 1832) pour sept ans, moyennant 100 guinées. C’est là un excellent choix, très probablement meilleur que Dussek, Gyrowetz ou Cramer, et une grande chance pour le jeune homme car Clementi est l’un des pianistes les plus brillants de cette époque (ses contemporains l’appellent « le père de la musique pour piano » et les Français « le pape des musiciens ») et un pédagogue réputé, fondateur de l’école londonienne de piano qui a eu comme autres élèves Cramer, Berger, Moscheles et Kalkbrenner. De plus il est éditeur, voilà une perspective bien alléchante pour un jeune homme qui se sent déjà une vocation de compositeur. Robert Field père profite aussi de ce déménagement pour rejoindre l’orchestre du Haymarket Theatre. La première apparition publique de John en Angleterre a lieu à la London Tavern le 12 décembre 1793, où il joue « une leçon sur le nouveau piano-forte à queue » lors d’un concert caritatif sous le patronage du prince de Galles. Il interprète également un concerto de Dussek lors d’un concert caritatif en 1794. Cette année-là, Haydn l’entend en concert, probablement au mois de mai aux concerts Barthelmon à Londres et note dans son journal : « Field, un jeune garçon qui joue extrêmement bien du pianoforte ». Cependant, de manière générale, Clementi l’empêche de se produire en public, du moins pour son propre compte car il espère bien profiter d’abord du talent du jeune homme pour le sien. Un auteur de l’époque ira jusqu’à dire, en exagérant probablement beaucoup, que Field est pour lui « plus un esclave qu’un apprenti ». On peut donc supposer, même s’il faut rester prudent puisqu’on n’a pas la preuve de ceci, que pour des motifs intéressés et sous prétexte d’apprentissage Clementi le place provisoirement sous l’éteignoir : en effet, Field n’apparaît plus en public de 1795 au début de l’année 1799.

En échange de son apprentissage de la technique pianistique et de la composition, Field doit, comme Johann Baptist Cramer avait dû le faire avant lui, travailler comme vendeur-démonstrateur dans l’entrepôt de pianos de Clementi qui fait partie de la firme Longman & Broderip fondée en 1767, lesquels ne sont pas seulement facteurs d’instruments, mais aussi éditeurs. Son talent précoce de compositeur est également mis à profit par Clementi qui publie plusieurs de ses pièces pour piano de manière anonyme. Peu après la dissolution de l’entreprise pour insolvabilité en 17987, le 7 février 1799, débute enfin la carrière professionnelle de Field comme pianiste et compositeur avec l’interprétation de son Concerto pour piano no 1 au King's Theatre. Cette première apparition publique en son nom est certainement aussi en lien avec le fait que son apprentissage auprès de Clementi est sur le point de se terminer. Pendant les deux années suivantes, Field peut enfin voler de ses propres ailes, même s’il est désormais l’employé de Clementi et non plus son apprenti. Il est immédiatement très demandé comme pianiste de concert, mais reste encore sous la coupe de son patron. Ses trois Sonates pour piano opus 1 (H 8) sont publiées en 1801 et dédiées à Clementi dont elles portent la marque évidente.

En 1802 Clementi emmène Field pour une longue tournée en Europe pour présenter ses nouveaux pianos. Ils arrivent au début du mois d’août à Paris (où John fait sensation en jouant entre autres des fugues de Bach et de la musique de Händel, des compositeurs encore inconnus dans la capitale), puis se rendent à Vienne grâce à un sauf-conduit de Napoléon, alors premier consul et, dès 1803, à Saint-Pétersbourg où ils descendent à l’Hôtel de Paris, leur résidence pendant plusieurs mois. Pendant le séjour à Vienne, Field, poussé par Clementi, prend quelques leçons auprès de Johann Georg Albrechtsberger (Klosterneuburg, 3 février 1736, Vienne, 7 mars 1809), l’ami de Haydn et de Mozart, et le professeur de Beethoven en 1794-1795. Clementi avait initialement prévu de le laisser à Vienne continuer ses études avec lui, mais Field, peut-être parce qu’il n’a aucun moyen immédiat de subsistance dans cette ville, persuade (ou peut-être supplie) son maître de l’emmener avec lui à Saint-Pétersbourg. Il est possible que Clementi ait profité de la situation car il le traite durement pendant une grande partie de cette tournée, alors qu’il n’est pourtant plus son apprenti, ne lui laissant même pas assez d’argent pour s’acheter des vêtements convenables. Ce fait frappe Ludwig Spohr, qui l’attribue à « la remarquable avarice du riche Clementi » ; lorsqu’il rencontre Field lors de ses débuts à Saint-Pétersbourg, celui-ci lui fait l’impression d’un « garçon maladroit qui ne connaissait aucune autre langue que l’anglais et ne portait qu’un simple costume mal ajusté ».

Cette impression est ainsi développée dans un passage de son autobiographie :

Je me souviens encore de la silhouette pâle et dégingandée de ce jeune homme que je n’ai jamais revu depuis. Lorsque Field, ses vêtements devenus trop petits pour lui, s’installa au piano, étendit les bras sur le clavier, de sorte que les manches se rétrécirent presque jusqu’aux coudes, toute sa silhouette parut gauche et raide au plus haut point ; mais dès que son instrumentation touchante commença, tout le reste fut oublié, et on devint tout ouïe. Malheureusement, je ne pus exprimer mon émotion et ma gratitude au jeune homme autrement que par une pression silencieuse de la main, car il ne parlait pas d’autre langue que sa langue maternelle.

Clementi, dont on a dit, peut-être avec une certaine exagération tout de même, qu’il n’était qu’un « exploiteur », se montre aussi très dur avec son élève lorsqu’il se produit avec lui dans les mêmes programmes de concert en réclamant l’intégralité des cachets, considérant à l’évidence toujours Field comme un simple apprenti. C’est néanmoins en 1802 que Clementis Verlag publie des œuvres de Field sous son nom. Ceci a peut-être pu accroître le désir de Field de s’affranchir définitivement de lui. Quoi qu’il en soit, il est convenu que Field reste à Saint-Pétersbourg après le départ de Clementi en 1803. On ne sait si c’est Field qui voyait dans cet arrangement un moyen d’échapper à la domination de son ancien maître en s’assurant un revenu, ou Clementi qui cherchait ainsi à créer un nouveau marché pour la diffusion de ses publications et de ses pianos de facture anglaise. Le plus probable est qu’il s’agissait à la fois de l’une et l’autre raison. Toujours est-il que c’est Clementi qui présente John Field à ses premiers mécènes russes importants, le prince Demidov et le général Marklovski de Narva (en Estonie actuelle), chez qui Field vit pendant l’été et l’automne 1803 avant de trouver son propre logement l’hiver venu. En 1804 il fait ses débuts à Saint-Pétersbourg dans la maison du prince Golitsyne. Au mois de mars 1804, il joue son premier concerto pour piano à la Société philharmonique de Saint-Pétersbourg, fondée en 1802 sur la perspective Nevski, qui accueille au cours du xixe siècle des artistes étrangers aussi célèbres que Hector Berlioz, Franz Liszt, Clara et Robert Schumann, Richard Wagner, Antonin Dvořák, Pablo de Sarasate et Pauline Viardot. Il est aussi immédiatement reçu à bras ouverts par la haute société, de sorte que de nombreuses représentations suivent chez des aristocrates russes dans plusieurs grandes villes. Bientôt considéré comme le meilleur pianiste et professeur de la ville, il se fait rapidement de nombreux élèves fortunés qui lui assurent ses premiers revenus. Il décide alors de ne pas retourner dans son pays natal ou en Angleterre, mais de rester en Russie, ce qui ne l’empêche pas toutefois de partir en tournée, par exemple dans les pays baltes en 1805 où il se fait particulièrement remarquer dans la Lettonie actuelle à Riga et Mittau (ou Mitau), la capitale de la Courlande depuis qu’elle a été annexée par l’Empire russe en 1795 et qu’elle est devenue un haut lieu de l’aristocratie (la ville est renommée Jelgava en 1919 lorsque la Lettonie obtient l’indépendance). Il vit la plupart du temps chez ses mécènes, d’abord à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou. Il retourne même à Riga en janvier 1806 avant de rentrer à Moscou.

Le 31 mai 1810, une de ses élèves, Adélaïde Victoria Percheron de Mouchy, surnommée « Percherette », devient son épouse après avoir vraisemblablement été sa maîtresse depuis 1807. Adélaïde Percheron, née à Pondichéry, fille d’Adrien Louis Percheron, commissaire de guerre de la flotte française, a été décrite par l’actrice française Louise Fusil comme « une miniature bien proportionnée dans sa petite taille extrêmement gracieuse, dont la physionomie et les yeux à demi fermés annonçaient l’esprit et la malice d’un blue devel7 » (sic) [et qui] « possédait également un magnétisme de coquetterie qui attirait tous les hommes vers elle », mais en ajoutant que « malgré cela elle avait des principes très sévères8. » Elle « avait une dose d’originalité qui n’a pas laissé que d’être assez piquante, tant qu’elle a été accompagnée de cette grâce qui embellit la jeunesse, mais qui, lorsque nous ne sommes plus jeunes, est appelée minauderie, et plus tard grimaces, par ces mêmes adulateurs qui brisent l’idole qu’ils ont encensée9 ». Longtemps « écolière » de son mari, Percherette était une pianiste talentueuse qui a donné quelques concerts avec lui, notamment en 1821. Le 20 avril de cette année-là, elle le quitte pour toujours après leur concert, emmenant son enfant avec elle.

En 1812, Field quitte Moscou et s’installe de nouveau à Saint-Pétersbourg, où il reste près de dix ans, se produisant chaque année en concert public ainsi que dans les salons. C’est entre 1815 et 1819 qu’il faut placer la période la plus fructueuse de sa créativité. Nombre de ses nocturnes, concertos pour piano et autres œuvres sont publiés dès 1812 par Honoré-Joseph Dalmas de Saint-Pétersbourg, puis par Peters et, dès 1815, par Breitkopf & Härtel de Leipzig qui revient à l’appellation « romances », voire à d’autres encore comme « grande pastorale » en Mi en 1832 pour ce que Liszt rebaptisera « nocturne no 10 » dans l’édition Schubert de 1868. Voici le début de la lettre d’acceptation de Field à la proposition de Breitkopf :

 St Petersburg le 18/30 8bre (sic) 1815

J’ai reçue la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adrésser Messieurs, en date du 22 7bre N. S. et serait charme d’entre en liason avec une maison aussi connu et estimée que la vôtre. »10

En 1815 Field refuse le titre honorifique de « pianiste de cour » qui lui est proposé grâce aux bons offices du comte Orlov, mais on en ignore la raison.

Il a de nombreux étudiants, et non des moindres, en particulier Maria Szymanowska (Marianna Agata Wołowska), pianiste et compositrice née en Pologne ; Matveï Ivanovitch Bernard, pianiste, compositeur et fondateur de la plus grande société d’édition musicale de Russie, ainsi que son frère cadet Alexandre ; Alexeï Nikolaïevitch Verstovski qui aurait pu prétendre au titre de « père » de l’opéra russe que la postérité a finalement attribué à Glinka ; Karl Mayer, qui fut comme Field le professeur de Glinka ; Alexandre Lvovitch Gouriliov, le fameux compositeur de romances et collecteur de folklore russe sur lequel nous avons écrit le seul livre existant11 ; Mikhaïl Ivanovitch Glinka, âgé de 13 ans, pendant l’hiver 1817 (mais pour trois leçons seulement car Field retourne vivre à Moscou au printemps 1818) ; le Français Alexandre Villoing (Villuan en russe), le professeur des frères Nikolaï et Anton Rubinstein, alors encore enfants12 ; Nikolaï Petrovitch Devitte, harpiste et compositeur ; Anton Gerke, pianiste de la Cour et professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg ; Alexandre Ivanovitch Dubuk (Dubuc ou Dubuque), fils du marquis émigré Jean-Louis Berng-Dubuc de Brimeau qui fuit la France révolutionnaire et s’installe en Russie au début du xixe siècle, un des grands précurseurs de la romance russe auquel Field, étant donné son talent13, ne faisait pas payer les leçons qu’il lui donnait ; Antoni Grigorievitch de Kontski (aussi appelé Katski et surnommé « Chevalier »), le pianiste polonais globe-trotter ; ainsi que de nombreux mélomanes fortunés membres de l’aristocratie.

Le premier enfant de John Field, Lev Ivanovitch Leonov (1813 ou 1815 - Saint-Pétersbourg vers 1872, qui adopte le nom de la chanteuse d’opéra qu’il épouse en 1836, Maria Karlovna Leonovna, et devient un ténor d’opéra et professeur de chant connu (même si les avis sur son talent divergent énormément), naît d’une liaison extraconjugale avec une Française, chanteuse d’opéra, « Mademoiselle Charpentier », vraisemblablement membre de la Compagnie d’opéra française en poste à Saint-Pétersbourg, dont il fait la connaissance en 1811 déjà. En 1817, Field est au sommet de sa gloire et de sa fortune en tant que compositeur et professeur, conservant donc une réputation presque intacte malgré ses écarts de comportement et disposant de revenus substantiels. Malgré sa liaison, malgré d’autres relations féminines dont, à part sa jeune élève et belle élève Agate Goedicke et quelques autres, on ne connait pas les noms, il vit toujours avec sa femme, qui donne naissance en 1819 à son fils légitime, Adrien Field, lequel devient pianiste comme son père, mais reste assez obscur pour qu’on hésite entre des dates aussi éloignées l’une de l’autre que 1851 et 1869 pour fixer sa mort. Mais elle en a assez des excès de son mari et lorsque l’enfant a un an et demi, elle fait ses valises, quitte son mari et s’installe comme professeur de piano à Smolensk, où elle vit dans une relative obscurité jusqu’à sa mort en 1869.

En 1821, Field s’installe à Moscou et, l’année suivante, il y rencontre le pianiste, violoniste et compositeur Johann Nepomuk Hummel (Presbourg, alors en Hongrie royale, aujourd’hui Bratislava en Slovaquie, 14 novembre 1778 - Weimar, 17 octobre 1837), un autre élève d’Albrechtsberger et de Clementi venu en tournée en Russie à l’invitation de la grande-duchesse Maria Pavlovna et à laquelle il donne des leçons de composition. Hummel sera à la fois son principal rival musical et un ami. Il existe une anecdote célèbre de leur rencontre, mais qui n’est peut-être qu’une légende, raison pour laquelle nous ne la rapportons pas ici. Il en existe aussi une autre, amusante, qui a davantage de chances d’être véridique : alors qu’ils jouaient ensemble la sonate en La bémol pour quatre mains de Hummel, Field lui crie en plein concert : « Ne tapez pas si fort ! » Les descriptions de son propre jeu qui vont suivre de la part de ses contemporains (et surtout l’analyse de ses œuvres qui témoignent suffisamment en elles-mêmes de la façon dont il jouait) rendent cette anecdote assez crédible, mais, bien entendu, elles ont aussi pu l’engendrer pour la même raison.

Field continue à se produire en concert et publie encore plusieurs œuvres jusqu’en 1823, l’année où il parraine des représentations de son fils Lev, l’enfant prodige qui montrait des capacités musicales hors du commun dès l’âge de 4 ans. Mais pendant cette période, sa composition décline et s’arrête au point qu’aucune œuvre importante ne voit le jour entre 1823 et 1832. C’est le grand trou noir de la vie de Field. Il est alcoolique depuis longtemps, son goût pour l’alcool, même sous ses formes les plus chères, le laisse ivre pendant des semaines et, durant cette période d’improductivité en tant que compositeur, sa dépendance devient accablante. Devenu l’objet de moqueries généralisées, il est surnommé « John l’Ivrogne » par nombre de ceux qui l’avaient autrefois admiré à Moscou. Une anecdote célèbre fait remonter son alcoolisme à 1810 au plus tard. On raconte que cette année-là, il ne se présente pas à un concert prévu pendant le Carême ; le gouverneur de Moscou envoie le chef de la police le chercher et demande qu’on l’amène à la salle de concert « quel que soit son état ». Celui-ci déniche Field dans un bar, entouré de ses compagnons de beuverie. Il le fait monter dans une voiture et le conduit précipitamment à la salle. Field trébuche jusqu’au piano et, oscillant légèrement, salue le public qui l’applaudit bruyamment ! Selon une autre version, lorsqu’il ne se présente pas à ce concert, les personnes qui se mettent à sa recherche le découvrent gisant dans la neige, déjà presque gelé.

Que cette anecdote, rapportée comme un fait avéré par Piggott, soit véridique ou non, sa santé, déjà bien mise à mal et qu’il continue à détruire par son intempérance s’aggrave considérablement lorsqu’on lui découvre un cancer du rectum. À l’automne 1831, Field retourne à Londres, accompagné de son fils Lev, où il subit une opération partiellement réussie. C’est pour lui l’occasion de revoir sa mère, mais pour peu de temps car elle décède en juillet 1832. Cette rencontre se passe de façon intéressante pour nous et prouve que Field ne l’avait jamais revue entre temps : en le voyant la mère de Field ne veut pas croire qu’il s’agit bien de lui car son apparence a tellement changé par suite de son intempérance qu’elle ne sera convaincue qu’il s’agit bien de son fils que lorsqu’il enlève sa chemise pour lui montrer la tache de naissance qu’elle connaît bien. Accueilli à Londres par tout le monde musical, il y donne plusieurs concerts, ainsi qu’à Manchester. Lors de son séjour en Angleterre, il rencontre quelques-unes des sommités musicales de son époque, tous déjà passablement plus jeunes que lui : Felix Mendelssohn, Ignaz Moscheles et William Sterndale Bennett. Cependant, l’accueil du public musical anglais est moins enthousiaste qu’il ne l’espérait vraisemblablement.

Les années 1832-1835 sont consacrées à un grand tour d’Europe. Après Londres et Manchester, il se produit à Paris, Bruxelles où il joue à la Cour de Léopold Ier le 11 mars 1832, retourne à Paris où, le 25 décembre 1832, il joue sa dernière œuvre majeure, le concerto pour piano no 7, à la salle du conservatoire. À Paris, l’accueil est à nouveau mitigé. Entre juin et septembre 1833 il donne des concerts à Toulouse, Marseille, Lyon et Genève. Franchissant ensuite le col du Simplon, il parvient à Milan où il donne le 29 novembre un concert avec le harpiste britannique Elias Parish-Alvars que Berlioz appelait « le Liszt de la harpe ». Poursuivant sa route vers le sud de la péninsule il arrive à Florence. Dans le même temps, sa santé se détériore sérieusement. Au printemps 1834, il est à Naples mais déjà trop malade pour jouer en public. Hospitalisé dans cette ville pendant neuf mois, il subit de nombreuses interventions chirurgicales. C’est finalement une famille d’aristocrates russes, la princesse Galitsyne et son mari le comte Rakhmanov, qui le sauve provisoirement de cette situation désespérée en lui apportant un soutien financier bien nécessaire et en le ramenant à Moscou en septembre 1835. Vu son état, la princesse décide de l’emmener tout d’abord à Ischia où il se rétablit suffisamment pour entreprendre l’épuisant voyage de retour. Ils s’arrêtent aussi en chemin où Field donne trois concerts à Vienne au mois d’août et où il est brièvement l’invité de Carl Czerny. De retour à Moscou, Field donne son dernier concert en mars 1836 et ne compose plus que quelques nocturnes supplémentaires et pièces de piano avant sa mort d’une pneumonie en 1837, à l’âge de 55 ans. Sa tombe se trouve au cimetière Vvedenskoïé de Moscou et il existe une liste de dons établie pour la construction d’un tombeau signée par des noms aussi prestigieux que le prince Gagarine, Boulgakov et Tolstoï.

Avant d’aborder la partie la plus nouvelle de notre exposé, ce que personne n’a encore écrit sur ce compositeur, voici quelques exemples musicaux traditionnels, mais de très grande qualité tirés des nocturnes de Field :

Le nocturne no 2 H 25 en do, publié par Dalmas en 1812, est basé sur sa romance en do qu’il a notablement simplifiée pour arriver à un dépouillement semblable à celui du nocturne no 1. Il s’agit comme dans le premier d’une œuvre monothématique, une forme que Field n’est pas encore prêt à abandonner même s’il a déjà dû le faire dans ses sonates écrites sous la férule de Clementi une dizaine d’années auparavant. Tout ce qui caractérisera les nocturnes suivants est déjà présent et c’est peut-être là la clé du succès qu’il remporte auprès des interprètes et des mélomanes : mouvement de tempo modéré (Moderato molto espressivo), lyrisme, rubato, facture simple, carrure stricte, peu de modulations, ne s’éloignant jamais des tons voisins, pédale abondante, passages décoratifs nés de l’improvisation ou en en reprenant le style, style de variation continue tenant encore lieu de développement, mélodie à la tessiture très développée ornée de magnifiques arabesques, sauts, utilisation de l’aigu du clavier, imitation de la voix humaine, diversité rythmique (hoquets très caractéristiques de sa manière à la main droite à partir des douze dernières mesures.)

Le no 4, souvent considéré comme le plus beau, est un poco adagio dédié à Madame de Rosenkampf de forme tripartite clairement ABA’ ; c’est d’ailleurs le premier à être écrit aussi clairement en forme ternaire  ; les sections en sont pourtant encore de longueur sensiblement égale mais la section médiane, très agitée, caractérisée par ses sextolets et harmoniquement complexe nous entraîne déjà très loin de notre point de départ. Structurellement, la pièce possède encore la merveilleuse liberté et inventivité que l’on trouve dans les œuvres précédant immédiatement l’avènement du bithématisme qui aura pour effet de rigidifier la forme, mais qui en possédait pourtant déjà la solide assise, comme chez Mozart ou chez le jeune Haydn. Le nocturne commence par le thème A en La (un très court motif dont on se demande qui, à part Field, aurait bien pu le choisir comme thème), passe d’une façon qui nous surprend aujourd’hui par un véritable élément thématique dans la même tonalité qui semble surgir de nulle part d’une simplicité aussi adorable qu’émouvante, B commençant par un rappel du même motif initial présenté en mineur (A’) qui mène cependant après deux mesures à un magnifique développement mélodique partant de Do, le relatif du ton homonyme, nous invitant ainsi à un merveilleux voyage harmonique aussi rapide que lointain conclu en rentrant sagement, par rétropédalage dirait-on, dans le ton initial. Un véritable bijou de liberté créatrice qui allie la plus grande simplicité et spontanéité à une forme pourtant bien carrée, et la profondeur à l’invincible charme qui est la marque la plus indéniable du compositeur !

C’est peut-être dans le cinquième nocturne, bien que pour des raisons très différentes des numéros 2 et 4 qui nous le suggèrent aussi, que l’on pense le plus au grand homme dont ces pièces annoncent la venue, Chopin ! Ce no 5 en Si bémol (H 37, 1817) demande une grande souplesse latérale du poignet gauche, légèreté et douceur de la même main, comme dans le no 2, peut-être plus facile à obtenir sur les pianos de l’époque, qui rappelle l’anecdote, vraie ou fausse, de la pièce de monnaie sur le dos de la main, ainsi qu’une parfaite précision dans le 4 contre 3, mais ceci, des exigences somme toute assez élémentaires pour tout bon pianiste et communes à tout le répertoire pour piano, constitue les seules difficultés réelles de cette charmante œuvrette dont la technique, plus simple que celle des no 2 et surtout no 4, était encore à la portée de beaucoup des élèves du maître et des musiciens amateurs fréquentant les salons de l’aristocratie.

À ces nocturnes, que nous ne pouvons faire tous entendre, le minimum est d’opposer un mouvement de concerto au moins, et de profiter de cette occasion pour le faire pour d’autres raisons encore que celles que nous avons mentionnées en introduction et qui nous paraissent déjà suffisantes sur l’importance primordiale de ce genre pour s’imposer à cette époque des grands pianistes-compositeurs (ou même à n’importe quelle époque à partir de son invention puisque c’est pour cette raison qu’il a été créé). Sans vouloir insister encore lourdement sur le sujet, penser que l’on pouvait parvenir à ce résultat avec des petites pièces pour piano comme les nocturnes parce que c’est ce qui est resté de l’œuvre de Field est non seulement une vision anachronique de l’histoire, mais une absurdité. Nous choisissons comme unique exemple le premier mouvement, Allegro moderato, du concerto no 5 H 39 en Do.

C’est en 1817 que Field achève son extraordinaire cinquième concerto pour piano, intitulé « The Blazing Storm » (« L’incendie par l’orage » selon la traduction la plus usitée), qui prolonge la tradition des orages et tempêtes en musique inaugurée au xviie siècle par Lully surtout et qui fait fureur au xviiie dans la tragédie française. Il est écrit en réponse au concerto pour piano no 3 op. 33 de Daniel Steibelt de 1798 intitulé L’orage dont le finale est un rondo pastoral (rondeau-pastorale) au milieu duquel « est introduite une imitation d’orage » grâce aux effets imagés naïfs alors en vogue, c’est-à-dire dans ce cas aux traits conjoints rapides, tourbillons de septièmes diminuées et à l’utilisation généreuse du trémolo, l’une des spécialités de Steibelt. Ce dernier mouvement étant à dessin beaucoup plus charmant qu’impressionnant (peinture d’un locus amoenus), l’effet de coup de tonnerre dans un ciel bleu recherché par ce compositeur est très efficace bien qu’assez bref. Le « Concerto de la tempête » de Field, comme on l’appelle aussi parfois, est manifestement conçu pour surpasser celui de son collègue et y réussit pleinement car, davantage encore que celui de Steibelt, il regorge d’innovations et « d’effets spéciaux ». La musique d’orage (qui intervient chez Field au milieu du premier mouvement et fait appel à une virtuosité extrême) contient les effets habituels évoquant, disent alors naïvement certains, le tonnerre, les éclairs, la pluie et le vent, renforcés par l’utilisation d’un tam-tam (sorte de gong), certes encore absolument inédite dans un concerto pour piano, mais dont la fonction de représentation reste crédible dans un tel tableau, mais associée à des cloches dont les tenants de la musique d’éléments naturels devraient bien se demander quel rôle elles peuvent bien tenir dans une musique qui n’aurait pas pour but d’exprimer davantage que cela. La puissance de cette musique a, paraît-il, fait frémir le public russe, quelques années seulement après l’assaut donné à Moscou par Napoléon en 1812. Le premier mouvement contient également une autre innovation notable, une cadence accompagnée, mais c’est surtout la musique d’orage qui marque durablement l’auditeur.

John Field, Concerto pour piano no 5, « L’incendie par l’orage », 1er mouvement, Miceal O'Rourke (piano), the London Mozart Players, sous la direction de Matthias Bamert.
Daniel Steibelt, Concerto pour piano, opus 33, en mi majeur, « L'orage », 3. Rondo Pastorale, Ulster Orchestra, sous la direction de Howard Shelley, 2016.

Il n’est peut-être pas superflu de rappeler en passant qui était Daniel Steibelt (Berlin, 22 octobre 1765, Saint-Pétersbourg, 20 septembre 1823) avec qui Field continuera d’entretenir de bonnes relations (il jouait ses œuvres en concert, par exemple son Duo pour deux pianos avec son élève Jean Rheinhardt) même s’il écrase le concerto de son collègue par la puissance du sien. Directeur de l’Opéra français à Saint-Pétersbourg dès 1808, Steibelt est nommé Maître de chapelle de la Cour en 1816, prenant ainsi la succession de Boïeldieu. Pianiste remarquable, ayant sa place parmi les « grands gladiateurs du clavier » de son époque (entre autres Clementi, Dussek, Woelfl, Cramer et bien entendu John Field), Steibelt était néanmoins un gaffeur comme l’histoire en a peu connu et c’est surtout pour cela qu’il est resté dans l’histoire, bien davantage que pour ses compositions qui ne sont pourtant pas indignes d’intérêt. Il commence par se faire mettre à la porte par son père qui l’oblige à entrer dans l’armée prussienne, déserte et en conséquence se voit contraint de fuir le pays. Il vend comme neuves des partitions déjà publiées et à peine modifiées puis ose défier Beethoven dans un concours d’improvisation (en préparant la sienne à l’avance) et en paie le prix en se faisant humilier par lui. Mais sa pire gaffe est, après que l’armée napoléonienne est forcée de battre en retraite devant Moscou dès le 23 octobre 1812, de composer La destruction de Moscou, une fantaisie pour piano dans laquelle il fait entrer les Français dans la ville sur l’air de Malbrough-s’en-va-t-en-guerre puis se plaindre de leur défaite au son de la Marseillaise en mode mineur. Même s’il donne à sa pièce un titre plus diplomatique, « L’orage », en exploitant pour les besoins de la censure la tradition de la « peinture des éléments naturels » chacun comprend qu’il s’agit du grand incendie de Moscou qui éclate le jour même de la prise de la ville, le 14 septembre 1812, et qui en détruira la quasi-totalité (plus des deux tiers des maisons étaient encore entièrement en bois) pendant l’occupation par les Français, du pillage, de la tuerie et de toutes les formes les plus ignobles de barbarie qui s’ensuivent. Field fait preuve de plus d’intelligence. Il reprend le titre, mais en le modifiant, « L’incendie par l’orage », donnant par là une cause naturelle à cet effroyable événement en exploitant le fait personne ne sait de source sûre, même de nos jours, qui des Français ou des Russes a mis le feu (même si on se doute bien cependant que ce sont les Russes qui ont intentionnellement incendié leur ville après l’avoir vidée de la plupart de ses habitants dans le but de piéger Napoléon) et surtout, contrairement à Steibelt, évite de rappeler sa défaite à l’aristocratie russe (ceci d’autant que, en 1817, il y a déjà plusieurs années qu’elle s’est transformée en victoire avec l’anéantissement de la Grande Armée, également surtout par une cause naturelle, le grand hiver russe). Personne ne croit cependant à l’époque que c’est le tonnerre et les éclairs qui ont allumé l’incendie puisqu’il n’y en avait apparemment pas ce jour-là (en revanche le vent violent attisait les flammes) et ceci sans que personne ne s’interroge non plus sur la possibilité qu’un orage puisse allumer un incendie plutôt que de l’éteindre15 alors que c’est ce que laissent encore bêtement entendre bien des critiques modernes en situant ces œuvres uniquement dans la tradition des orages et tempêtes à la manière de Rameau, Marais et autres. Non, c’est bien le tocsin (les cloches ! mais entre autres effets seulement) et le crépitement des flammes que l’on entend çà et là chez Field, pas le sifflement du vent, et c’est bien de guerre, de pillage et de massacre dont il est question sous couvert d’éléments naturels dans ces deux œuvres et ainsi qu’il faut les comprendre et les écouter aujourd’hui, comme le faisaient les contemporains.

Partie 2 ; partie 3

plume_07 François Buhler
25 mars 2015
Tous droits réservés
musicologie.org, juin 2025.

Notes

1. Certains musicologues se sont hasardés à fixer les heures respectives de la sérénade et du nocturne : vers 21 h pour la première, 23 h pour le second, ceci, faut-il croire, sans se soucier du fait que rien n’est plus trompeur en musique que la terminologie.

2. Aussi invraisemblable que cela paraisse, on trouve encore de telles erreurs de procédure à l’époque actuelle. Nous avons lu une étude sur les nocturnes de John Field écrite par une chercheuse suisse appuyée par son université et publiée dans une édition prétentieuse qui fait le compte de toutes les définitions les plus stupides du nocturne fondées sur la terminologie avant que celle-ci ne se fixe pour nous expliquer ce qu’est ce genre alors qu’il devrait être élémentaire même pour le parfait profane d’analyser les œuvres d’abord. Nous ne connaissons quant à nous aucun genre qui corresponde à sa terminologie initiale. C’est en réaction à de telles bêtises hélas partout répandues que nous écrivons cette introduction qui devrait être superflue et nous conseillerions à cette brave dame, à son professeur et à son éditeur de s’intéresser par exemple à l’histoire du mot « concerto ». Mais que feraient ces gens dans ce cas ? Ils iraient consulter la définition du concerto dans Wikipedia et liraient à la première ligne : « Le concerto est un genre musical instrumental composé de trois mouvements… » puis ils s’en serviraient pour expliquer le mot « concerto » utilisé par Monteverdi comme titre de son septième livre de madrigaux en 1619 sans jamais comprendre qu’il est parfaitement logique d’appeler concerto tout ce qui « concerte » avant que la terminologie ne fasse son choix entre les différentes possibilités ? Ah, sacro-sainte Bêtise, tu n’es jamais pire que lorsque tu deviens académique !

3. Ce « nocturne » est édité vers 1833 à Paris par Schlesinger avec la mention suivante : « Midi : Nocturne caractéristique », composé et exécuté à Paris par John Field de Saint-Pétersbourg. » L’œuvre, communément connue sous la dénomination « Midi » ou en anglais ‘Twelve O’Clock’ (H13a-r), existe en diverses formes et sous différents titres. Il en existe des versions pour piano solo ou pour piano et quatuor à cordes, etc. C’est la deuxième version qui porte l’en-tête « Le Midi ». Dans chaque pays les éditions mentionnent, en général en français : « Premier/ Divertissement/ Pour le Pianoforte/ avec Accompagnement/ de deux Violons Alto & Basse ad lib./ composé par/ J. Field », c’est-à-dire, selon la terminologie moderne, quintette pour piano et quatuor à cordes. Or, même cette terminologie actuelle est inadéquate puisque l’accompagnement n’est qu’optionnel et qu’il ne s’agit donc pas d’une œuvre de musique de chambre.

4. 2 lire organizzate (la lira organizzata est une sorte de vielle à roue munie de petits tuyaux d’orgue) remplaçables ad lib. par flûte et/ou hautbois), 2 cors, 2 violons, 2 altos, violoncelle et contrebasse ad lib. Cependant on trouve aussi 2 clarinettes (oui chalumeaux) dans les numéros 1, 2, 5 et 6).

5. Nous espérons qu’on nous pardonnera cette phrase qui peut sembler un peu agressive à l’égard des débutants en analyse, même poussés par des universitaires incompétents et des éditeurs irresponsables, mais ne l’est nullement. Nous espérons seulement faire une fois pour toutes la lumière sur cette question de la terminologie du nocturne avec l’espoir qu’elle soit désormais pour chacun « claire comme le jour » !

6. Comme le fait notre « chercheuse » suisse, autre erreur irritante parce que de niveau vraiment primaire !

7. Ceci ne signifie toutefois pas la fin de la société. Clementi s’associe alors avec John, le fils de James Longman, jusqu’en 1801 puis fonde sa propre entreprise qui durera jusqu’en 1816, date à laquelle elle sera reprise par Giles Longman et James Herron jusqu’en 1822.

8.  Louise Fusil, Souvenirs d’une Actrice, Paris, Dumont, 1841-46, tome II, chap. XIII, p. 207.

9. Id., p. 211. 

10. Ibid.

141. Patrick Piggott, The Life and Music of John Field, 1782-1837, Creator of the Nocturne. Faber & Faber, Londres, January 1st 1973, p. 46.

12. François Buhler, Prélude au siècle d’or de la poésie et de la musique russes. Chansons et romances d’Alexandre Gouriliov. Paris, Publibook, 2022.

12. Anton Rubinstein, d’abord élève de sa mère, n’avait que 9 ans quand cet enseignement commença en 1837. Deux ans plus tard Villoing l’emmena en tournée à travers l’Europe.

14. En 1886, Matveï Leontevitch Presman, l’élève de Dubuk, disait que « les doigts épais et en forme de concombre de ce vieil homme gras se déplaçaient avec une telle aisance et une telle précision que le vieil instrument brisé en mille morceaux chantait d’une manière incroyablement belle. »

15. Ceci n’indique en fait rien d’autre que « L’incendie par l’orage » est une traduction irréfléchie de « The Blazing Storm ».


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