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François Buhler 2015-2025

Du nouveau concernant John Field (2/3)

John Field vers 1835, gravure non datée de Carl Ferdinand Meyer (ou Mayer) (Nuremberg, 21 mai 1798-Nuremberg, 21 mai 1868), d’après la gravure très ressemblante réalisée vers 1820 par Anton Wachsmann (v. 1765 en Silésie - Berlin, v. 1836).

Partie 1 ; partie 3

Il est temps désormais de consacrer cet article à l’essentiel, à ce que les musicologues ont négligé jusqu’à présent faute des connaissances nécessaires. C’est non seulement la musique, mais la personnalité de Field qui sort du commun et qui, par son étrangeté, vaut la peine qu’on s’y arrête. Il y a tout d’abord ce que tout le monde connaît, cet alcoolisme qui semble remonter à sa jeunesse déjà. Il boit chaque jour dès le matin, boit la journée et boit le soir en société ou, s’il reste chez lui, passe ses soirées en tête à tête avec une bouteille et finit sa vie non seulement de façon très précoce rongé par son intempérance, mais physiquement méconnaissable. Dans son âge mûr, il dissimule une bouteille près de son piano lors de ses concerts. Cependant, en Russie, il vit dans une société où ce vice est assez courant pour ne pas être considéré comme tel et est même plus souvent encouragé que combattu. Beaucoup moins connue, il y a aussi son attitude, très caractéristique d’une grave affection psychiatrique, vis-à-vis de l’argent. Il demande aux nobles fortunés qui forment la majorité de ses élèves des sommes exorbitantes pour ses leçons, selon son élève Dubuk 25 roubles pour celles qu’il donne extra muros et de 10 à 15 pour les autres16, qui s’ajoutent à sa rétribution fixée à 500 roubles pour chacun de ses concerts privés dans les maisons de la noblesse où il est presque toujours accueilli avec une bouteille de champagne car il adore cette boisson et n’accepte rien d’autre même si, à d’autres occasions il ne dédaigne ni le cognac ni la vodka. Piggott a calculé à combien devaient se monter ses gains probables dus à son enseignement seul, soit environ 10 000 roubles par an, une somme faramineuse. Mais, n’ayant aucun sens de la gestion financière, il dilapide tout ce qu’il gagne pour son amusement et celui de ses amis et à cette occasion « fait tout en grand seigneur » comme le rapporte Dubuk à qui il arrive aussi de trouver de gros billets de banque oubliés parmi ses partitions puisqu’il les laisse traîner partout. Ses factures de restaurants, lorsqu’il y invite ses amis, atteignent des sommes astronomiques qu’il paie quand il est de nouveau en fonds. Nous y reviendrons. Et puis, il y a certaines excentricités qui, même dans une société relativement tolérante pour quelqu’un que l’on considère comme un génie, ne manquent pas de frapper les contemporains. Son appartement regorge du curiosités très chères et totalement dépareillées. Laissant la porte du logis ouverte pour ses élèves du matin, il est un jour réveillé par une jeune élève accompagnée de sa gouvernante qui commence à s’exercer sur son piano alors que lui dort encore dans la chambre voisine. Réveillé et irrité au-delà de toute mesure par les fautes qu’elle fait, il fait irruption devant elles en chemise et bonnet de nuit hors de lui-même de colère. Cela ne se fait pas, en principe, même si un tel événement qui, s’il ne se termine pas en quelque chose que les gens sans compréhension psychologique et sans intelligence considèrent comme plus grave, peut sembler plutôt amusant, est néanmoins très typique de la maladie dont nous parlons. Autre exemple : en 1805, lorsqu’il se rend à Riga, puis à Mittau, là où Louis xviii de France vit en exil17, il est l’invité du gouverneur Nikolaï Ivanovitch Arseniev puis du baron von Berner. Chez ce dernier, dans ce qui ressemble fort à un épisode maniaque, il propose subitement le mariage à la gouvernante française. Le texte du billet dans lequel il se déclare a été conservé. Le voici (nous en conservons aussi l’orthographe d’époque).

« Mademoiselle ! Je vous aime. Au mois de Mai, quand j’aurai deux mille ecux, je vous mariarai. Dites si vous voulez. F. »18

Or la demoiselle voulait bien. Et pourquoi n’aurait-elle pas voulu ? c’était déjà un homme célèbre, dont on pouvait prévoir sans grand risque de se tromper qu’il allait gagner des sommes folles. Le baron a donc fort à faire pour les persuader tous deux de renoncer à cette folie.

Comme beaucoup de maniaco-dépressifs, Field se transforme souvent en boute-en-train irrésistible en société. Piggott l’appelle « un blagueur19 invétéré » qui aimait faire rire autour de lui malgré, ou peut-être aidé par une tendance marquée au bégaiement (à part sa langue maternelle, il s’exprimait seulement en français avec un fort accent irlandais, ne sachant que quelques mots d’allemand et ne s’étant jamais donné la peine d’apprendre un peu de russe). On a aussi souvent prétendu qu’il était très paresseux. Clementi parle d’ailleurs de lui comme d’un lazy dog et Louise Fusil, l’actrice déjà nommée (née Louise Liard, dite Fleury, Stuttgart, 1771 - Paris, 1848), déclare dans ses Souvenirs (1841-46) :

Fild (sic) ne travaillait que lorsqu’il y était forcé par l’approche de ses concerts (il ne jouait jamais que sa musique). Mais il fallait qu’il fût longtemps stimulé par ses amis avant pour se décider à se mettre à son piano et à travailler. Il commençait par se faireapporter un bol de grog, dont il faisait un assez fréquent usage (sans se griser, cependant), et il relevait ses manches. Alors ce n’était plus l’homme paresseux, c’était l’artiste, le compositeur inspiré. Il écrivait et jetait ses feuilles au vent […] et ses amis les recueillaient et les mettaient en ordre. Il fallait être habile pour déchiffrer ce qu’il notait car ce n’étaient que des traits à peine formés, mais ils en avaient l’habitude. À mesure qu’il avançait dans son œuvre, son génie s’échauffait à un tel point que ses copistes n’avaient presque plus la force de le suivre […] À trois ou quatre heures du matin, il tombait enfin épuisé sur son divan et s’endormait20. »

À ce point il faut déjà se retenir de sauter aux conclusions. C’est toujours faire sagement que de procéder ainsi, ceci d’autant plus que selon Majella Boland, la biographe contemporaine de Field, il faut considérer cette paresse supposée avec prudence car elle ne la juge pas suffisamment corroborée par d’autres semblables. Et puis, il ne faut pas oublier le fait sur lequel les historiens modernes s’accordent, même s’ils se trompent peut-être sur ce point précis, que les Souvenirs de Louise Fusil fourmillent tellement d’imprécisions, d’erreurs, voire de contre-vérités que chacune de ses anecdotes doit être confirmée par d’autres mémorialistes pour qu’on puisse y ajouter foi ; mais même s’il s’en faut d’un bon siècle et demi encore pour que Fusil ait pu le formuler en ces termes, on ne saurait mieux décrire qu’elle ne le fait le fameux « virage thymique » vécu par de nombreux artistes célèbres, c’est-à-dire le passage subit d’un état dépressif à un accès maniaque (ou l’inverse).

En dépit du fait que Fusil est probablement aussi fantaisiste dans ses Souvenirs que la plupart des mémorialistes, elle reste passionnante à lire car non seulement elle écrit de manière très imagée et vivante, mais donne quantité de renseignements dont la somme laisse malgré tout supposer que la personnalité de Field devait être passablement excentrique.

 [Field] aurait pu acquérir une grande fortune, s’il n’eût eu toute la singularité des artistes, et l’originalité que l’on rencontre souvent dans les personnes de sa nation ; il en portait le cachet, même dans ses compositions21.

[…] c’était bien de lui qu’on aurait pu dire "qu’il était le gentithomme (sic) le plus débraillé..." Distrait, indolent, paresseux, on ne concevait pas comment le génie avait pu se loger au milieu de tant de désordre. Son indolence et son insouciance étaient telles, que c’était pour lui un supplice d’aller dans le monde, où il fallait avoir um peu de tenue, à cette époque surtout, car les pantalons, les bottes, les cravates de couleur, ne se portaient que le matin, dans un très grand négligé, ou chez des amis. Lorsque Fild (sic) était forcé d’aller le soir dans un salon, soit pour un concert, soit pour entendre une écolière, il arrivait avec ses bas mal tirés ou mis à l’envers (comme le bon Lafontaine), une cravate blanche, dont les deux bouts menaçaient l’un la terre et l’autre le ciel ; son gilet boutonné de travers et son chapeau sur le haut de la tête, à la Colin ; mais on était tellement accoutumé à ses manières fantasques qu’on n’y prenait plus garde. Quoiqu’il eût mis ses leçons à un très haut prix, dans l’espoir qu’on y renoncerait, il n’en avait pas moins un grand nombre d’élèves22.

Lorsqu’il sortait le matin avec sa voiture (car il avait une voiture), il marchait à côté de son équipage, et son valet de chambre y montait jusqu’à ce qu’il plùt (sic) à monsieur de le remplacer ; alors Saint-Jean lui disait d’un air grave:

— Chez quelle écolière faut-il conduire monsieur ?

— Où tu voudras, répondait-il en bégayant23.

Louise Fusil écrit aussi que « comme ils n’avaient jamais d’argent ni l’un ni l’autre », le mariage avec Percherette fut l’objet d’un pari entre Field et un de ses meilleurs amis, « le célèbre harpiste nommé Adams », pari auquel assistait, mais sans avoir sa chance dans cette aventure, le violoncelliste et compositeur Bernhard Romberg, cousin du violoniste et compositeur d’Andreas Jakob Romberg. Si Percherette échoit finalement à Field, ce n’est que grâce à la mort prématurée d’Adams. Toutefois, le fait qu’elle place ce mariage en septembre 1807 alors qu’il a eu lieu en 1810 témoigne bien de son peu de fiabilité.

Les bizarreries du caractère de Field ne s’arrêtent pas là ce qui amenuise toujours davantage la part de doute que l’on peut concevoir quant à de possibles troubles de l’humeur. Selon d’autres contemporains, Field est au minimum très insouciant, voire affiche un vrai mépris pour le code social, l’étiquette, les règles de comportement, les usages de la haute société aristocratique dans laquelle il vit. Les contemporains, qui ne savaient pas que les traits de caractère étranges qu’ils remarquaient chez lui correspondaient à une maladie psychiatrique que l’on connaît bien aujourd’hui, même si c’est depuis peu puisque les principales découvertes dans ce domaine ne datent que des années 1980, disaient qu’il avait un mode de vie « byronien », dissolu et souvent scandaleux mais en riaient plus souvent qu’ils ne se fâchaient. Field se fait remarquer non seulement par ses écarts en société, mais par une tenue vestimentaire qui laisse grandement à désirer. Ou il est tiré à quatre épingles ou, la plupart du temps, ébouriffé, négligé et même débraillé au point de porter souvent des chaussettes non seulement dépareillées, mais mal assorties avec le reste de son habit. D’autres personnes que Ludwig Spohr remarquent que, lorsqu’il tend les mains vers le clavier au début d’un concert, ses manches sont largement trop courtes et qu’il n’a pas l’air de s’en soucier le moins du monde. Il est donc possible que Spohr qui, de son propre aveu, n’a vu Field qu’une fois alors qu’il n’était encore que l’apprenti de Clementi, se soit trompé en attribuant à la ladrerie24 de ce dernier l’habillement misérable du jeune homme. La nouvelle interprétation que nous proposons, mais du bout des lèvres seulement, concernant la pingrerie de Clementi paraît d’autant plus vraisemblable que celui-ci, pour fêter la fin de l’apprentissage de son élève, commande à James Lonsdale et, semble-t-il (attention cependant, on n’en a pas la preuve), paie de sa poche le magnifique portrait de Field ci-dessous25 qui n’a sans doute que très peu de ressemblance avec son modèle.

John Field, par James Lonsdale.John Field, par James Lonsdale.

Il est possible aussi que, si l’on admet que Clementi avait un sens très développé des affaires, ce qui semble presque acquis, il ait simplement profité du fait que Field n’avait quant à lui aucun sens de l’argent et de la gestion de son avoir. Car on sait qu’une fois devenu riche il jette l’argent par les fenêtres, s’offre les havanes les plus chers et les allume parfois avec des billets de banque pour divertir la compagnie. Ceci est très typique de l’affection dont nous parlons ; ce qui l’est davantage encore est qu’il distribuait son argent, un critère solide et presque définitif. Il avait peut-être aussi des difficultés relationnelles, comme en témoignent d’une part le fait qu’on n’a découvert aucune relation suivie avec sa famille depuis son départ de Londres pour devenir l’apprenti de Clementi (restons prudents, il s’agit peut-être seulement d’un manque d’informations) et de l’autre l’échec de sa vie conjugale (un critère absolument insuffisant). Piggott raconte que le jour de son mariage déjà, il s’aperçoit pendant le touchant sermon de l’abbé Surugue sur l’harmonie du mariage qu’il a oublié de prendre l’alliance et l’argent nécessaire, fait heureusement sans conséquence puisque les invités pallient son étourderie, le chevalier d’Ysarn, ex-« protecteur » de Percherette, fournissant l’argent et un invité courant chercher la bague au domicile du jeune marié. Le fait n’en est pas moins assez étrange. Mais poursuivons : selon les frères Bernard, ses élèves, il a très tôt dans sa vie deux énormes chiens, Sacha et Voltater, qui mangent à table à ses côtés, et jusque dans son assiette, soit exactement comme Edvard Elgar plus tard avec ses chiens Marco et Mina après la mort de sa femme Alice qui faisait tout pour maintenir dans des normes acceptables et aussi indiscernables que possible la cyclothymie indiscutable de son mari. D’autres témoins parlent de quatre chiens portant des noms de savants anciens tels que Herodotus et Socrates (on ne connaît pas les noms des deux autres) qu’il emmène avec lui au restaurant en maintenant la voiture au pas pour qu’ils puissent la suivre, ceci à une époque à peine plus tardive (il avait en effet son propre équipage, comme un aristocrate, ce qui confirme une des remarques de Louise Fusil et plusieurs laquais). Piggott raconte aussi que lorsqu’il revenait d’un concert, il jetait par terre les billets de banque qu’il avait gagnés et que lorsqu’il découvrait au matin que ses chiens les avaient mis en pièces, cela le faisait rire à gorge déployée. Il s’agissait pourtant de sommes très importantes. Or, tous ces traits de caractère sont des symptômes de troubles bipolaires, qui en sont reconnus de nos jours comme des critères importants, même si personne ne s’en est encore rendu compte et qu’il n’y a jamais eu jusqu’à présent d’association faite entre Field et cette maladie, pas même de notre part dans les trois volumes que nous avons consacrés aux relations entre l’art et la santé mentale26 puisqu’à l’époque de cette publication nous ne connaissions pas John Field. À ce point, pour conclure que Field souffrait de troubles de l’humeur, il ne manque plus que l’essentiel : l’existence avérée de petits épisodes dépressifs rapprochés et en grand nombre (cyclothymie) ou de graves dépressions de longue durée coupées de périodes d’euthymie (bipolarité d’un type qui resterait encore à définir). Il est de toute manière préférable de maintenir la suspension du jugement aussi longtemps que possible en attendant de découvrir encore davantage d’informations fiables, impartiales, avérées et vraiment décisives sur les variations thymiques de Field. Car après tout, lorsque Chopin, pris de rage subite, casse des chaises pendant les leçons qu’il donne à ses élèves parce que leur interprétation ne lui plaît pas, on n’en fait pas un bipolaire pour autant, même si ses accès de dépression sont bien connus. Pour en arriver à une telle conclusion il faut en effet que soient remplis autant de critères que possible pendant une période suffisamment étendue. Comme il s’agit d’une maladie fréquemment héréditaire, il faut aussi, et c’est ce qui manque encore à ce point de notre récit, en savoir davantage sur d’éventuelles excentricités parmi certains membres de sa famille proche, autant dans son ascendance et dans la nombreuse fratrie dont on ne sait rien que chez ses propres enfants. Mais nous ne sommes pas totalement démunis sur ce point car il est possible de pourvoir, en tout cas en partie, à ces apparentes lacunes. Piggott, qui reste notre principale source d’informations sur la vie de Field, déclare à la page 3 déjà de son livre sur le compositeur que « le père de Field, irrité par la tendance au flirt de sa femme, agresse un jour si sauvagement un chanoine de la cathédrale de Strasbourg qui s’intéressait de trop près à elle qu’il est obligé de fuir précipitamment le pays », puis, aux pages 5-6, que le grand-père de l’enfant le bat s’il ne passe pas assez de temps au piano, que celui-ci fugue (un critère essentiel, mais dans un contexte explicable autrement) et ne retourne chez lui que poussé par la faim. Il est vrai que Piggott, qui était chercheur et non mémorialiste comme Fusil, n’est pourtant pas toujours fiable non plus et que ses dires, en tant que chercheur, ont besoin d’être corroborés par d’autres, en d’autres termes qu’il est nécessaire que davantage de témoignages allant dans le même sens soient découverts pour être certain de ne pas commettre d’erreur. Les légendes se mêlant à la réalité, on a en effet écrit beaucoup de faussetés sur Field et il reste encore à faire le tri. Mais nous sommes en mesure d’ajouter ce qui suit, qui nous semble cette fois presque suffisant et décisif même si nous reconnaissons qu’on ne sera jamais assez certains de quelque conclusion que ce soit dans le domaine social. Tout d’abord, concernant la descendance de Field, on sait qu’Adrien, le fils de Field et de Percherette qui « hérite des faiblesses de son père sans en avoir les grands dons », se met lui aussi à boire, poussé sans doute par la dépression issue de son manque de succès comme pianiste et une paternité trop lourde à porter ; il devient donc non seulement un alcoolique sans espoir, mais un tapeur (l’expression est de Piggott, en français dans le texte) qui gagne très humblement sa vie comme « pianiste de danse dans des tavernes et des bals publics »27. D’autre part, concernant la nécessité absolue d’épisodes de dépression pour pouvoir valider notre hypothèse d’un trouble bipolaire chez John Field, nous pouvons encore avancer ce qui suit. Piggott affirme qu’il souffrait déjà de dépression à l’époque où il n’était encore que l’apprenti de Clementi, à Londres, à Vienne puis à Saint-Pétersbourg. On trouve également plus tard des articles de presse qui ne laissent plus de doute à cet égard, tel que celui-ci, paru le 18 avril 1831 dans un journal de Berlin :

En décembre de l’année dernière a couru une rumeur sans fondement sur la mort de John Field. Le grand virtuose du piano-forte vit encore et s’il parvient à surmonter sa dépression et son apathie […] le reste de l’Europe ne sera peut-être pas obligé de renoncer au bonheur d’entendre […] cet extraordinaire pianiste. »28

Enfin last but not least, ne peut-on pas admettre tout simplement, indépendamment de la nécessité d’obtenir d’autres confirmations, qu’il existe le plus souvent un lien entre l’ivrognerie et la dépression ? Et que, dans ce cas, dans sa production de 1823 à 1832, cet énorme « trou noir » comme nous avons pour cette raison tenu à l’appeler ne peut guère être provoqué par autre chose qu’une dépression de longue durée ?

Bien que la démonstration nous paraisse suffisante, nous valoriserons toujours, par prudence, l’opinion de ceux qui considéreraient que les faits réunis ici sont encore insuffisants et qu’il est préférable de laisser en suspens la question de l’éventuelle bipolarité de Field jusqu’à ce que des preuves supplémentaires soient découvertes. Mais voici ce que nous osons affirmer, avec même le grand espoir que nous serons suivis par tout un chacun sur ce point. Nous révoquons dès à présent et pour toujours l’opinion, que nous ne pouvons qualifier autrement que de ridiculous, de cet excellent chercheur qu’était l’Anglais Patrick Piggott, que c’est « parce que Field était irlandais qu’il frappait ses contemporains par ses manières non anglaises ».

Portrait de John Field attribué à Martin Archer Shee, v. 1802.Portrait de John Field attribué à Martin Archer Shee, v. 1802.

Après ces quelques données biographiques, venons-en à l’essentiel, son apport à la musique de son époque et ses œuvres. Ce qui frappe surtout les contemporains est sa virtuosité, et par conséquent sa technique. Voici comment Glinka se souvient plus tard de son professeur dans ses mémoires :

Même si je n’ai pas eu la chance de l’entendre jouer très souvent, je me souviens clairement de son jeu énergique, mais raffiné et précis. Il me semblait qu’il n’appuyait même pas sur les touches, ses doigts tombaient simplement dessus comme des gouttes de pluie, glissant comme des perles sur du velours. Le jeu de Field était souvent audacieux et capricieux, mais il ne déformait jamais ses compositions par charlatanisme et ne martelait jamais les touches comme s’il hachait de la viande. Lors des trois leçons de piano qu’il m’a données, j’ai appris son premier Divertissement en mi majeur et j’ai reçu ses éloges.

On trouve dans Le Monde musical, citée par Nicholas Temperley dans son article pour le Grove, une description plus précise de son jeu :

[…] seuls ses doigts jouaient, sans mouvement inutile de la main et du bras, chaque doigt touchant la touche avec une force et une précision si mécaniques qu’elles lui permettaient de produire à la fois les sons les plus forts et les plus doux, les notes les plus courtes et les plus longues, avec une égale perfection et sans effort visible.

En tant que successeur direct de l’école de clavier de Bach et de Mozart, Field n’acceptait pas le jeu puissant de Liszt alors que les affinités avec ce que l’on sait du jeu de Chopin paraissent assez évidentes pour y voir une sorte de filiation. Du reste, Field avait aussi une attitude négative envers l’œuvre de Beethoven. Il n’a jamais joué en public une seule de ses œuvres et selon Dubuk qualifiait sa musique de German dishcloth (« torchon à vaisselle allemand »). On devine donc que si durant sa formation, Field (comme son maître Clementi, le rival de Beethoven) a accordé une si grande importance à la production sonore et à la technique des doigts, c’était parce qu’il cherchait un style d’interprétation se distinguant par sa retenue, son attention à chaque note et aux plus petites nuances, et qui devait traduire un idéal musical présentant les mêmes qualités dans ses œuvres. Selon un commentateur moderne, Frédéric Döhl, Field avait suivi pendant sa formation l’exemple de Clementi en s’entraînant à tenir une pièce de monnaie sur le dos de la main afin de tenir celle-ci le plus calmement possible, même dans les passages difficiles. Ceci s’opposait donc au jeu du jeune Liszt qui impressionnait le public non seulement par sa virtuosité, mais par ses grands gestes de virtuose. Il semble du reste assez évident que c’est Liszt qui est portraituré en opposition à Field dans la critique de Glinka. Ceci l’est encore davantage si l’on sait que Glinka a écrit ces lignes pour protester contre une déclaration de Liszt qui affirmait que Field jouait un peu comme « un endormi » (sleepy). Il s’agissait cependant là d’un malentendu ou peut-être d’une première impression, on ne sait, car ou Liszt est revenu par la suite sur sa déclaration, ou il a toujours admiré le jeu de Field pour les mêmes raisons que Glinka. Il écrit en effet dans sa préface de 1859 à la publication des 18 nocturnes de Field :

Son exécution était claire et limpide. Ses doigts glissaient sur les touches, et les sons qu’elles éveillaient semblaient les suivre comme une crête de vague écumante […] Sa tranquillité était presque somnolente […] Aucune brusquerie, aucun choc, ni dans le geste ni dans le rythme, ne vint jamais interrompre sa rêverie mélodieuse, dont les mélodies tendrement murmurées, mezza voce, répandaient dans l’air sur des ondes délicieuses les impressions les plus suaves, les surprises les plus charmantes du cœur !

Transmises par ses nombreux élèves, retransmises par ceux-ci qui auront à leur tour des générations d’élèves, les méthodes pédagogiques de Field influencent non seulement l’école de piano russe, mais aussi de nombreux pianistes et professeurs de piano à l’étranger. Son élève Dubuk, pour ne prendre que lui en exemple et s’en tenir à Moscou, a lui aussi de nombreux élèves, Mili Balakirev, par exemple, qui devient le chef de file du cénacle éponyme (si improprement appelé le Groupe des Cinq qu’on s’étonne que certains persistent à utiliser cette expression) et Nikolaï Zverev. Ce dernier, après avoir commencé à enseigner en privé devient professeur au conservatoire de cette ville et ouvre chez lui en 1870 une sorte de « pension de famille musicale » dont les résidents sont tenus de s’entraîner au moins six heures par jour. lI forme entre autres des personnalités aussi connues qu’Alexandre Siloti et Konstantin Igoumnov, fait visiter sa maison d’hôtes à ceux qu’intéressent ses principes et par là influence Sergueï Taneev, Piotr Tchaïkovski, Anton Arenski, Anton Rubinstein, Vassili Safonov, et on le voit sur une très célèbre photo entouré de ses jeunes étudiants Semion Samuelson, Alexandre Scriabine, Leonid Maximov, Sergueï Rakhmaninov, Alexandre Tcherniaev, Fiodor Könemann et Matveï Presman. Or, si on ne considère qu’un seul de ses très nombreux élèves, le virtuose et compositeur Konstantin Igoumnov, celui-ci forme à son tour son futur assistant, Iakov Flier, (presqu’oublié aujourd’hui, mais adulé à son époque) qui aura lui-même des dizaines d’élèves de premier plan, dont Mikhaïl Pletnev (i.e. Pletniov). Pour se faire une idée juste de la situation, il faudrait suivre encore quantité d’autres filières et le faire jusqu’au bout, tâche assez longue et ardue qu’on peut laisser aux musicologues de métier. Mais il y a des choses qu’aucun mélomane ne devrait ignorer de nos jours, comme le fait que tant le conservatoire de Moscou que celui de Saint-Pétersbourg ont été fondés par des élèves de Field ; ou que, concernant l’influence de Field hors de Russie, le célèbre pédagogue Friedrich Wieck, le père de Clara et le professeur de Robert Schumann, suivait dans son enseignement à sa fille « la grande école de John Field », comme il l’écrit dans une lettre à Ludwig Spohr et répète un peu plus tard dans une lettre à Friedrich Kalkbrenner en ajoutant que c’est également ce qu’il fait pour ses autres élèves.

On a même soutenu que John Field était l’inventeur d’un style de piano personnel et unique, radicalement différent de celui des virtuoses de son époque, ce que l’on dira aussi à propos de Chopin. Dès 1799, un critique souligne l’« expression musicale caractéristique » de son jeu. C’est qu’au fil du temps, de plus en plus de musiciens prennent pleinement conscience de la sensibilité artistique de son interprétation, multipliant les liens entre le sens de son œuvre et la manière de la produire, comme son élève dévoué, Alexandre Dubuk, qui déclare à propos de la musicalité de Field :

J’ai beaucoup apprécié certaines compositions de Field, mais leur beauté principale résidait dans son jeu […] son toucher sur les touches […] la manière dont ses mélodies chantaient […] la fluidité et la volupté de ses gammes et de ses passages […] la noblesse de son interprétation.

De toute évidence, Field établit donc un nouvel idéal d’expressivité artistique, remplaçant la simple dévotion à la virtuosité technique qui a dominé le piano depuis que l’instrument a remplacé le clavecin et qui continue après Chopin sans solution de continuité puisque celui-ci ne manque pas d’y sacrifier aussi. Field garde toujours ce que Ferruccio Busoni, qui admirait ses nocturnes, appréciait dans ce genre, « la simplicité et l’économie » des moyens. Spohr, Hummel, Glinka, (qui l’ont tous entendu jouer à son apogée) et les Schumann qui entendront sa musique par la suite puisqu’ils ne viendront en Russie qu’après la mort de Field, entre 1842 et 1847 (surtout en 1844), ont peut-être quelque peu exagéré en contribuant à la construction d’une légende romantique autour de son jeu qui s’est répandue dans toute l’Europe et que la publication de ses meilleures œuvres a encore accentuée mais il faut reconnaître qu’à une époque où la plupart des pianistes de concert exploitent les nombreux nouveaux procédés pour accroître la puissance et la tessiture de l’instrument, Field se préoccupe aussi, surtout dans ses nocturnes, de cultiver les possibilités du piano pour une expression intime. Il se démarque ainsi considérablement de la plupart de ses collègues pianistes-compositeurs contemporains qui sont souvent bien davantage de brillants instrumentistes que de bons compositeurs. Les accompagnements de Field, bien que riches en texture, restent légers afin de ne pas occulter la délicatesse de son jeu mélodique. Ses doigtés, souvent peu orthodoxes, à la façon des Anciens, témoignent peut-être aussi du grand soin avec lequel il jouait chaque note de ses mélodies si fleuries. Archétype du soliste de concert artistique, il établit une référence pour les concertistes qui lui succèdent au XIXe siècle tout en restant un homme du xviiie siècle. Né la même année que Paganini, il appartient à une époque de transition exceptionnellement riche en bouleversements qui rappelle le passé tout en annonçant l’avenir, celle des purs romantiques qui naissent tous, comme par un fait exprès, aux environs de 1810. Nous reviendrons sans cesse sur ce point capital, sans toutefois prendre la peine de le mentionner à chaque fois.

Toutes les œuvres de ce virtuose itinérant incluent le piano comme instrument, et on peut supposer qu’elles ont toutes été écrites pour ses propres concerts, comme c’est presque toujours le cas pour ses collègues à cette époque. Il a probablement laissé de nombreux détails à l’inspiration du moment de l’exécution, et nombre de ses œuvres subsistent en deux ou plusieurs versions successives, ce qui prouve non qu’il les corrigeait (même s’il l’a bien entendu fait quelquefois), mais qu’il improvisait. Il ne jouait pas toujours ses nocturnes de la même façon et avec les mêmes notes comme on le fait de nos jours. Même ses œuvres de grande envergure, les concertos pour piano, ont souvent cet air d’improvisation que l’on ressent avec tant d’intensité dans toutes ses œuvres de moindre dimension et qui nous paraît le maître-mot de sa musique. Peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire que les nocturnes, étant de forme libre, sont de l’improvisation de la première note à la dernière et que c’est ainsi qu’il faut les jouer, comme le démontrent à merveille des pianistes actuels comme les Irlandais Míċeál O’Rourke ou John O’Conor. Même Chopin, plus tard, nourri de Field, jouera de cette façon que l’on considérera comme inimitable et propre à lui-même seulement, mais qui vient de Field. Fétis, qui a parfois écrit quelques bêtises notables qui l’ont peut-être fait trop dénigrer, a bien senti cet aspect de la musique de Field et nous avons toujours trouvé très perspicace le jugement suivant qui parle d’improvisation même si le mot n’est pas mentionné :

[Les nocturnes de Field] n’ont été sans doute que de vagues rêveries où le sentiment intime de l’artiste se confiait au clavier par une sorte de mouvement instinctif des doigts.29

Si une telle remarque s’applique parfaitement à l’entier des pièces de ce genre de Field, on ne peut s’empêcher de se demander laquelle, en particulier, Fétis a entendue qui a pu lui suggérer un tel jugement. Serait-ce le nocturne no 11 H 56 en Mi bémol de 1832 ?

John Field, Nocturne no 11, H 56, en mi bémol majeur, par John O’Conor, 1990.

Ce n’est que dans les premiers mouvements de ses Sonates opus 1, parce qu’elles ont été écrites sous l’influence directe de Clementi, qu’il présente la composition principalement d’un point de vue structurel. Ailleurs dans ses compositions, c’est la ligne mélodique qui domine et décide de la structure de ses œuvres au lieu que celle-ci préexiste et qu’il coule son inspiration dans ce moule tout prêt. Aucune de ses sonates et certains de ses concertos ne comportent de mouvements lents, ce qui laisse penser, ici encore, qu’il avait l’habitude d’improviser ou d’insérer un nocturne ou une pièce similaire là où ces mouvements étaient naturellement attendus. Et puis, qu’a-t-il écrit à part ses concertos ? Uniquement de la musique dans des genres qui se prêtent à l’improvisation, des fantaisies, des variations, des nocturnes… Comprend-on ce que cela signifie ? De la musique de premier jet, comme le laisse entendre Louise Fusil, puis jouée telle quelle et qui ne donne jamais l’impression, contrairement aux sonates, d’être ensuite retouchée, organisée et canalisée par la réflexion.

La création du genre moderne du nocturne par Field est sans aucun doute sa plus grande contribution à la musique et une des réalisations majeures du préromantisme. Il faut rappeler que la « pièce de caractère pour piano » est pratiquement inexistante avant lui et qu’outre les danses et les études techniques, on ne trouve encore à peu près que des sonates, des sonatines, des séries de variations, des fantaisies, des rondeaux et des fugues. On peut donc la lui attribuer, comme le fait Liszt dans sa préface aux nocturnes :

Field introduisit le premier un genre qui ne relevait d’aucune des catégories établies.

Et de fait Field crée une entité qui ne développe pas de thème précis, ne suit pas de forme connue et ne cherche pas non plus à transmettre le sens d’un programme littéraire. C’est une courte composition qui, parallèlement à la volonté de charmer l’auditeur, en appelle non à sa tête, mais à sa sensibilité, vise à exprimer une humeur, une émotion ou une idée non musicale et se caractérise par sa puissance évocatrice et descriptive. Le nocturne crée cette ambiance ou cette atmosphère en se concentrant sur la couleur et les nuances du timbre et en faisant directement appel à la volonté de l’auditeur de partager une émotion, généralement la nostalgie, la mélancolie ou une tristesse consolée. Il n’y a pas de récit dans ces « chants sans paroles ». La forme en est donc très libre. Empreints de rubato, ils s’écoulent librement, le plus souvent sans la moindre trace de développement thématique. Ils sont pour la plupart monothématiques (c’est le bithématisme qui exigera une structure et même une carrure plus élaborées) et essentiellement caractérisés par une mélodie vocale soutenue harmoniquement par un accompagnement indépendant de la phrase mélodique qui reste généralement à la main gauche tandis que la main droite vise une expressivité mélodique maximale. Cependant, comme on l’a vu dans l’introduction, le nocturne n’est pas une création ex nihilo et ce n’est certainement pas ce que Liszt voulait dire dans la citation ci-avant par le mot « introduction ». Comme nous l’avons aussi déjà fait remarquer, le terme italien notturno est fréquent dans la musique du xviiie siècle, mais ce qu’il recouvre est tout à fait différent. Ce n’est qu’en 1812, lors de la publication de son Nocturne no 1, que Field choisit le nom français de « nocturne » pour des compositions qui n’ont plus rien à faire avec les notturni du passé. Il a aussi expérimenté d’autres titres tels que pastorale, sérénade et, par deux fois, romance. Cependant, c’est plus que par la conception et le style de ces pièces que par ce « nouveau » titre que Field anticipe la musique similaire de Chopin. Liszt, Mendelssohn, Schumann, Grieg et d’une multitude d’autres compositeurs mineurs. S’il y a en effet introduction d’un nouveau genre dans l’histoire de la musique, c’est parce que, comme on l’a répété à satiété, les nocturnes à la manière de Field sont les premiers « chants sans paroles » qui répondent déjà à la conviction romantique selon laquelle la musique est le langage des émotions qui commence là où les mots s’arrêtent.

Même si Chopin est le principal continuateur de l’œuvre de Field en développant le genre du nocturne avant qu’une centaine de compositeurs au moins ne s’en emparent, ce n’est toutefois pas son nom qui mérite d’être cité en premier parmi les grands admirateurs de Field, son inventeur, mais ceux de Schumann et de Liszt. Pourtant, à ses débuts, il faut reconnaître que Chopin est très influencé par le modèle monothématique de son devancier, notamment avec les Nocturnes opus 9 nos 1 et 2 qui ne présentent qu’un seul thème, et que ce n’est qu’à partir de l’opus 9 no 3 qu’il insère pour la première fois un deuxième thème contrastant au sein d’une partie centrale pour créer la forme tripartite qui deviendra son modèle de prédilection. Il nous paraît inutile de mentionner aussi ici le rubato tant cela semble évident à tous ceux qui connaissent la musique de Field. Mais Schumann étudie son concerto no 1 avec beaucoup d’attention, juge son concerto no 2 en LA bémol « divinement beau », (lequel a aussi été très admiré par Chopin) et dit du concerto no 7 :

Je suis tout plein de lui et ne vois que peu de sensé à dire […] si ce n’est des éloges sans fin » [et plus loin] : « Je laisserais volontiers [Field] me bander les yeux et les mains, ne serait-ce que pour exprimer mon abandon total et ma volonté de le suivre aveuglément.30

Il est cependant assez étrange que ce qu’il admirait le plus dans ce concerto était le finale en rythme de valse que Piggott juge particulièrement faible. Du reste, Piggott note une correspondance entre ce concerto et celui de Schumann op. 54 s’ajoutant au fait qu’il est aussi en mineur.

Quant à Franz Liszt, la préface qu’il ajoute en publiant la première édition des Nocturnes de Field est célèbre. Il en profite pour faire un panégyrique impressionnant du compositeur. Il lui rend tout d’abord hommage pour avoir été le créateur du genre avec la fameuse phrase que nous avons citée, mais qu’il explique ainsi que suit, toujours uniquement par son caractère romantique et jamais, tout au long de ses six pages, par la moindre caractéristique technique :

Field introduisit le premier un genre, qui ne relevait d’aucune des catégories établies, et dans lequel le sentiment et la mélodie règnent seuls. […] Il a ouvert la voie à toutes les productions qui ont parus [sic] ensuite sous le titre de chants sans paroles, impromptus, ballades etc. etc., et on peut faire remonter à lui l’origine de ces pièces destinées à peindre des émotions individuelles et intimes. Il a découvert ce domaine aussi nouveau que favorable aux imaginations plus subtiles et grandioses, aux inspirations plus tendres que lyriques.

Puis, parlant du

charme poignant de ces tendres poèmes, […] véritables chefs-d’œuvre d’émotion raffinée […] perfection d’une naïveté incomparable, pures émotions qui enchanteront à jamais le cœur de l’homme », caressants comme un regard humide et tendre […] murmure mourant de douces caresses […] oscillations douces et placides, vagues tonalités éoliennes, demi-soupirs de brises, gémissements plaintifs, gémissements extatiques,

il écrit :

Le charme que j’ai toujours trouvé à ces pièces, avec leur richesse mélodique et le raffinement de leur harmonie, remonte à ma plus tendre enfance. Bien avant de rêver de rencontrer leur auteur, je m’abandonnais pendant des heures aux influences apaisantes des visions issues de la douce ivresse de cette musique comparables aux volutes odorantes du tabac à la rose substituées dans un narguilé aux effluves âcres du tombeki31 – hallucinations exemptes de fièvre et d’émotion violente, mais empreintes plutôt d’images flottantes et irisées dont la beauté ravissante, dans certains moments d’illusion délicieuse, atteint l’intensité de la passion.

Il souligne aussi ce qui nous paraît la caractéristique essentielle de ses nocturnes, l’improvisation. Pour s’en faire une idée exacte, écrit-il, il faudrait avoir

[…] entendu Field lui-même jouer, ou plutôt rêver, ses pièces, enveloppé d’inspiration, ne se limitant pas aux notes écrites, mais inventant sans cesse de nouveaux groupes pour enjoliver ses mélodies ; à chaque répétition, il les ornait diversement d’une pluie de fleurs, sans jamais les faire disparaître complètement sous une ornementation qui voilait, sans les cacher, leurs ondulations langoureuses et leurs ravissants contours. Quelle richesse inépuisable de variations prodiguait-il à l’embellissement de sa pensée ! Avec quel goût rare s’entrelaçait autour d’elle, sans l’étouffer, la plus subtile trame d’arabesques !

Enfin, il opère une synthèse des différents sens du mot « nocturne » que nous avons passés en revue et ébauche une comparaison avec ceux de Chopin :

Le titre "nocturne" s’applique parfaitement aux pièces ainsi nommées par Field, car il évoque d’emblée ces heures où l’âme, libérée des soucis du quotidien, se perd dans la contemplation et s’élève vers les régions d’un ciel étoilé. Nous la voyons planer sur des ailes éthérées, telle l’antique Philomèle, au-dessus des fleurs et des parfums d’une nature dont elle est amoureuse… Chopin, dans ses Nocturnes poétiques, chantait non seulement les harmonies sources de nos plus ineffables délices, mais aussi la confusion agitée et troublante qu’elles suscitent souvent. Son vol est plus élevé, bien que son aile soit plus blessée ; et sa suavité même devient déchirante, tant elle voile subtilement son angoisse désespérée. Nous ne pouvons espérer surpasser, ce qui, dans tous les arts, signifie égaler la prééminence d’inspiration et de forme dont il a doté toutes les pièces qu’il a publiées sous ce titre. Leur parenté plus étroite avec la douleur que celles de Field les rend d’autant plus marquées ; leur poésie est plus sombre et plus fascinante ; elles nous ravissent davantage, mais sont moins reposantes ; et nous permettent ainsi de retourner avec plaisir à ces coquillages nacrés qui s’ouvrent, loin des tempêtes et des immensités de l’Océan, près de quelque source murmurante ombragée par les palmiers d’une oasis heureuse qui nous fait oublier jusqu’à l’existence du désert.

Cependant, nous sentons ici le besoin d’expliquer en quelques mots une autre chausse-trappe dans lequel tombent souvent les débutants en analyse. En se focalisant ainsi sur ce qu’il y a de plus novateur dans l’œuvre de Field, ses nocturnes, on commet l’erreur de privilégier un objet particulier dans l’étude générale de sa musique et d’oublier que les autres pièces pour piano du compositeur, plus classiques, sont supérieures en nombre à celles qui correspondent à ce nouveau genre typiquement romantique et sont elles aussi parfois si remarquables qu’elles mériteraient bien qu’on s’y intéresse davantage. La plupart appartiennent à des genres plus classiques et que l’on trouve donc déjà au XVIIIe siècle, des rondeaux, des fantaisies, des thèmes et variations, des marches, des valses, des polonaises, même si plusieurs portent, comme les nocturnes, des titres à la terminologie trompeuse. Nombre d’entre elles sont composées à l’origine comme mouvements de ses concertos ou de diverses œuvres de chambre pour piano et cordes. Parmi ses meilleures compositions, on peut citer : la Fantaisie sur un air préféré de mon ami NP (H 4 A deest, en do, 1822 ou 1823), les très brèves et extraordinairement percutantes Variations Kamarinskaïa (H 22, Si bémol) publiées à Moscou en 1809, les Variations sur « L’air du bon roi Henri IV » (H 20, en la, 1812) et l’Andante en Mi bémol, H 64, publié à titre posthume et considéré comme sa dernière composition. Arrêtons-nous donc un instant sur une de ces pièces de valeur, la très célèbre Kamarinskaïa H 22 en Si bémol. Selon le musicologue américain Richard Taruskin, la Kamarinskaïa traditionnelle est « un air de danse rapide, autrement connu sous le nom de naïgrish, qui se distingue par ses phrases de trois mesures, qui sont jouées dans un nombre infini de variations à la manière d’un moto perpetuo par un instrumentiste ». Cette danse comprend des sauts qui sont capturés par la musique de Field. Après un essai abandonné en 1840, Mikhaïl Glinka en fait en 1848 une version orchestrale célèbre et pleine de qualités, mais aussi une rengaine assez pénible à supporter car le motif y apparaît 75 fois, mélangé avec le chant nuptial lent « Iz-za gor » (« D’au-delà des montagnes »). Tchaïkovski a écrit dans son journal en 1888, à propos de l’apparition d’une véritable école symphonique russe, que « tout est dans Kamarinskaïa, comme tout le chêne est dans le gland ».

John Field, Variations sur un air russe, « Kamarinskaya », H 22a, en si bémol majeur.

Mais quantité d’autres morceaux méritent la plus grande attention. Les compositions pour duos de piano (quatre mains) datent principalement de ses premières années en Russie. Parmi ces pièces d’intérêt parfois considérable figure son Air russe varié (How have I grieved you) H 10, à quatre mains en la publié à Moscou en 1808. Ce petit chef-d’œuvre de mignardise et de grâce aristocratique avec son perpétuel jeu sur les diverses formes de mineur harmonique et mélodique, encore typiquement xviiie siècle, qui appelle irrésistiblement à la révérence et à la danse de cour et d’un style radicalement opposé à celui de la Kamarinskaïa, est pourtant basé lui aussi sur une chanson populaire russe accompagnée à la balalaïka. Il s’agit sans doute de l’une des premières pièces nationalistes pour piano solo de l’époque romantique. Elle est traitée en rondeau, dédiée à deux de ses élèves, les sœurs Irene et Agathe Poltoratska, et composée pour elles. On a imaginé, sans pour autant savoir si c’est avec raison, que l’une des deux sœurs, celle qui jouait la partie supérieure, devait être plus avancée techniquement que l’autre. Ce sont les petites notes répétées très rapides que l’on entend recto tono à la main droite et dans l’aigu dès le début (mesure 9) et qui reviennent un peu partout par la suite (parfois en octaves plutôt qu’à l’unisson), notamment lorsque la pièce passe en majeur puis qu’elle retourne en mineur, qui constituent cette imitation au piano de la balalaïka. Même si l’immense littérature pour piano abonde en merveilles inoubliables on peut douter qu’aujourd’hui encore, plus de deux siècles plus tard, des élèves ayant eu comme professeur quelqu’un d’assez intelligent pour leur faire jouer une pièce d’un charme aussi extraordinaire arrêtent un jour de pratiquer leur instrument, sauf si c’est pour se mettre au clavecin et jouer Couperin, Rameau ou Scarlatti.

John Field, Air russe varié, pour piano à quatre mains, H 10, par Alexander Bakchiyev et Yelena Sorokina.

Partie 1 ; partie 3.

plume_07 François Buhler
25 mars 2015
Tous droits réservés
musicologie.org, juin 2025.

Notes

16. Dubuk, qui bénéficiait de la gratuité, le voyait trois fois par semaine alors que, selon lui, Field ne donnait jamais plus de quatre leçons par jour.

17. Louis xviii, futur roi de France, se réfugie par deux fois à Mittau après la Révolution française, de mars 1798 à janvier 1801 et de septembre 1804 à septembre 1807, accueilli par Paul Ier puis par Alexandre 1er. 

18. Heinrich Dessauer, «John Field, sein Leben et seine Werke». Inaugura-Dissertation. Langensalza, Beyer und Mann, 1912, p. 21 et Patrick Piggott, op. cit., p. 31.

19. En français dans le texte.

20. Louise Fusil, op. cit, vol. 2, p. 212–13.

21. Id., chap. XIII, p. 208.

22. Ibid., p. 208-209.

23. Id., p. 210.

24. Il est aussi difficile de juger de la libéralité ou de la parcimonie de quelqu’un que de son égoïsme ou de son altruisme. Piggott rappelle à ce sujet que le romancier et dramaturge Thomas Holcroft écrit le jour de Noël 1798 dans son journal : « Clementi m’a beaucoup surpris par une offre très libérale et amicale de prêt de deux cents ou trois cents livres. » Il la refuse, pensant tout de même que cela prouvait « la bonté de son cœur », mais Clementi lui apporte cent livres le 3 janvier, qu’il finit par accepter. En revanche il rapporte que Clementi laisse Field dépourvu d’habits chauds pendant un mois lors de l’hiver de leur arrivée à Saint-Pétersbourg.

25. Ce portrait, très flatteur, diffère tellement de celui, à peine plus tardif, qui est attribué au peintre irlandais Martin Archer Shee (voir le tableau plus loin) qu’on a peine à croire qu’il s’agit de la même personne. Les cheveux longs et raides comme s’il portait perruque, un renflement boudeur autour de la bouche, fixant le peintre d’un œil torve, il n’est vraiment pas à son avantage dans le portrait de Shee mais l’absence de descriptions physiques dans la littérature ne permet pas d’affirmer avec certitude lequel est le plus ressemblant. Il existe encore, également peint à Londres, un autre portrait de Field dû à Philip James de Loutherbourg ainsi que plusieurs portraits postérieurs réalisés en Russie, par exemple celui de Vassili Andreïevitch Tropinine, v. 1822, qui est perdu, mais dont on a conservé une reproduction. Il subsiste aussi un dessein à la craie en silhouette d’Oreste Adamovitch Kiprenski qui ressemble beaucoup aux gravures de Meyer et Wachsmann.

26. François Buhler, Les Grands Ecrivains bipolaires, Paris, Publibook, 2018, ISBN 978-2-342-16439-8 ; Quatre Grands Compositeurs bipolaires, Beethoven, Berlioz, Schumann, Williamson, Paris, Publibook, 2019, ISBN 978-2-342-16811-2 ; Cinq Grands Compositeurs bipolaires, Gounod, Elgar, Arenski, Gurney, Arnold, Paris, Publibook, 2020, ISBN 978-2-342-16888-4.

27. Piggott, op. cit., p. 96.

28. Piggott, op. cit., p. 60.

29. Fétis François-Joseph, Biographie universelle des musiciens, 8 vols, Paris, Firmin-Didot, 1866-1868, vol. III, p. 216.

30. Denn bin ich ganz voll von ihm und weiß wenig vernünftiges darüber zu sagen als unendliches Lob. Und wenn Goethe meint: „wer lobe, stelle sich gleich“, so soll auch er Recht haben wie immer — und ich will mir von jenem Künstler gerne Augen und Hände binden lassen und damit nichts ausdrücken, als daß er mich ganz gefangen und daß ich ihm blind folge.' Voir Neue Zeitschrift für Musik, 4 (1836), S. 122.

31. Le tombeki est un type de tabac spécifique originaire d’Iran, principalement utilisé pour fumer le narghilé, aussi appelé chicha ou hookah. Ce tabac, généralement non aromatisé, d’une texture plus grossière que celle des mélanges à chicha classiques et préparé en mélangeant les feuilles de tabac avec du miel ou de la mélasse, se caractérise par sa saveur intense et son arôme riche.


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