musicologie

1er novembre 2022 —— Jean-Luc Vannier.

Love and let die par Katharina Ruckgaber : l’amour à mort dans tous ses Lieder

Katharina Ruckgaber, Love and let die, Katharina Ruckgaber (soprano), Jan Philip Schulze (piano), œuvres de Wolf, Schönberg, Eisler, Berio, Liszt, Zemlinsky, etc., Solo musica 2022 (SM 405).

Enregistré les 18-21 avril 2021, Kulturzentrum « beccult », Pöcking.

Les « pensées meurtrières » (Mordgedanken) de la soprano d’origine munichoise Katharina Ruckgaber – ainsi signe-t-elle sa note d’intention dans le livret – sont l’occasion d’un délicieux et même réjouissant – mais oui ! – album paru en 2022 chez Solo Musica. Accompagnée au piano par Jan Philip Schulze, cette passionnée de Lieder prêche un converti lorsqu’elle nous explique, se référant aux succès de la littérature criminelle du xixe siècle, que « l’intérêt pour le côté sombre de la nature humaine demeure aujourd’hui encore immense… cet intérêt pour la psyché qui nous rend avant tout humain ». « De l’amour… la mort » comme en témoignait récemment le titre d’une production – controversée – des œuvres de Gustav Mahler à la Staatsoper de Vienne.

De l’amour à la mort pour Katharina Ruckgaber, c’est en l’espèce un vaste programme qui commence avec Als Luise die Briefe ihres ungetreuen Liebhabers verbrannte, K. 520, la chanson d’un dépit amoureux pour piano et voix (1787) de Wolfgang Amadeus Mozart et se termine sur le poème « Give me a few words », extraits de Sequenza III (1998) : une hystérisation paroxystique du son vocal féminin et fractionné, pièce composée par Luciano Berio. Autant dire que les styles musicaux contenus dans ce CD sont aussi bigarrés que les perversions énumérées par le psychiatre Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) dans son fameux catalogue Psychopathia Sexualis.

Les « Viennois » y figurent d’ailleurs en bonne place : Hugo Wolf (1860-1903), Alexander von Zemlinsky, Arnold Schönberg (1874-1951), Anton Webern, Joseph Marx (1882-1964), Georg Kreisler (1922-2011) ou bien encore Heinrich von Herzogenberg (1843-1900). Nous ne nous en plaindrons guère car cet album est l’occasion de nous faire découvrir, soutenues par des alternances de rythmes et des jeux subtils de tonalité, quelques surprenantes pépites qui alternent avec des partitions plus classiques. Comment ne pas savourer par exemple ces ondulations vocales sur « Ein jeder sucht im Arm des Freundes Ruh » dans « Heiss mich nicht reden » de Hugo Wolf sur un poème de Johann Wolfgang von Goethe et où le « pauvre petit Wolf » – ainsi signait-il ses lettres à la féministe Rosa Mayreder (1858-1938) dans une allusion au Siegmund de La Walkyrie – évoque son for intérieur (ganzes Innere) contrarié par le destin. On le serait à moins, lui dont « les funérailles se déroulèrent le 19 février 1903, en plein Mardi gras, si bien que le convoi funèbre dut se frayer un chemin au milieu d’une foule de joyeux lurons » (William M. Johnson, L’esprit Viennois, Coll. « Quadrige », PUF, 1991, p. 151). Comment ne pas apprécier l’ironique Mahnung d’Arnold Schönberg sur une « Mädel », une jeune fille à laquelle sont prodigués de savants conseils sur la recherche de l’homme, confirmant au passage une assertion de Theodor Adorno : « la musique de Schönberg ne laisse pas de doute sur le caractère sexuel de sa genèse » (Th. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Tel Gallimard, n° 42, 1962, p. 52) ? Dans ce registre de chansons pour cabaret, la palme de la truculence revient sans conteste à la désopilante « Mach’s Dir bequem, Lotte » (mets-toi à l’aise, Lotte) de Georg Kreisler et dont le texte des paroles qui n’est pas « encore tombé dans le domaine public » est restitué par une courte synthèse : une histoire macabre située entre La Famille Addams et le « crime par lubricité ». Si Katharina Ruckgaber s’y amuse visiblement autant que nous par la jovialité égrillarde de son interprétation – tout comme elle nous gratifie de son espièglerie dans « Die Männer sind méchant » (prononcez le « t » !) de Franz Schubert  extraits des Vier Refrainlieder, D 866, op. 95 (1828) sur des paroles de Johann Gabriel Seidl (1804-1875) – elle parvient tout autant à nous émouvoir sur le poignant hymne à l’amour « Es muss ein Wunderbares sein » de Franz Liszt : mais le poison des Lieder qui chantent l’amour peut aussi semer la mort dans son superbe « Vergiftet sind meine Lieder ».

La ligne de chant de Katharina Ruckgaber s’y déploie agréablement dans toutes ses potentialités en confirmant d’impressionnantes facultés vocales et ce, au point d’incarner – de la facétie au drame – une interminable pléiade de personnages. Et autant d’états d’âme.

Nice, le 1er novembre 2022
Jean-Luc Vannier
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