1er janvier 2022 —— Claude Charlier

Commentaires critiques du Guide de l’analyse musicale de Claude Abromont (4/4)

Analyse implicative

Présentation générale et citations

Forgée dans les années 1950, la théorie de Leonard Meyer explore les significations et les expériences affectives liées à la musique ; sans occulter les questions de grammaire, de syntaxe, et surtout de style [...] Elle présuppose pour cela un auditeur averti, immergé dans la connaissance d’un style. 

Les différents mécanismes mis en œuvre pour créer ces formes d’émotions qu’étudie la théorie de Meyer concernent essentiellement la continuation. Sa méthode est avant tout, consacrée à restituer le sens des agencements mélodiques. Selon la stratégie locale d’un compositeur, une continuation peut faire appel à des attentes, à du suspens ou à de l’inattendu, celui-ci étant plus fort lorsqu’il n’est pas précédé d’une période de suspens et qu’il n’est donc pas « préparé ».

L’attente implique une activité mentale importante. Et intégrer l’inattendu exige un grand travail. Toutefois, en dépit de ses efforts, l’auditeur peut certaines fois ne pas parvenir à intégrer ce qu’il entend en un ensemble cohérent. Dans ce cas extrême, soit il différera son jugement, soit il aura une réaction de rejet et d’irritation, soit enfin il considérera qu’il s’agit d’une « gaffe » du compositeur, ou de l’interprète (p. 185).

L’attente d’une continuation résulte de processus mentaux, mais aussi d’un apprentissage : ce que le cerveau attend dépend du style de la musique écoutée.

Meyer propose un ensemble de règles logiques qui découlent d’une connaissance intime de celui-ci : l’auditeur sait et sent que seuls certains sons ou combinaisons de sons sont possibles (p. 186).

Pour ces raisons, l’approche de Meyer cesse d’être pertinente lorsqu’un style est inconnu à un auditeur, mais aussi lorsqu’une musique ne fonctionne pas sur des mécanismes de « manques à combler) ou ne résulte pas de l’attente de termes impliqués qui pourraient ne pas venir (p. 186). 

Depuis les travaux d’Eugene Narmour, l’approche de Meyer a été nommée analyse implicative. Un de ses concepts les plus originaux est celui de gapfill (manque-remplissage), c’est-à-dire la tendance à remplir le vide structurel qui est ressenti lorsque quelque chose est omis dans un pattern, ou alors, quand, bien qu’un pattern soit perçu comme complet, le désir et le besoin de clôture ne sont pas comblés (p. 188).

Préambule

Avant d’éliminer tout suspens de l’analyse de cette fugue par Leonard Meyer, j’ai pensé qu’il était indispensable de citer les modèles d’analyse dont il s’était inspiré :

Citations

Amy Dommel Dieny : Autant la fugue no 1 était inattendue dans son déroulement, et complexe dans sa facture, autant celle-ci est claire, légère et limpide… L’importance accordée ici aux divertissements minimise le nombre des expositions… On voit, dès ces toutes premières pages du Clavier bien tempéré, avec quelle liberté et quelle fantaisie Bach écrit sa musique, sans se laisser emprisonner dans les obligations particulières inhérentes traditionnellement à la forme « fugue ». Une fugue ravissante… et facile ! (op. cit., p. 112-116).

Hermann Keller : dans la gamme descendante qui sert de lien entre le sujet et le contre-sujet… les deux contre- sujets sont moins caractérisés ; ils accompagnent le sujet dont ils sont les satellites… la fugue en ut min. se contente de deux groupes d’entrées du sujet… mais elle est riche en divertissements, par contre… les divertissements utilisent de riches matériaux : le sujet, le motif de transition et les deux contre-sujets… les gammes qui tiennent lieu de transition. (op. cit., pp. 53-55).

Meyer s’est inspiré visiblement de ces deux analyses, réalisées selon les critères de la fugue d’école. Ce serait une fugue légère, sans aucun intérêt, divertissante serait le terme le plus adéquat. L’analyse de A. D. Dieny est particulièrement superficielle, mais je crois me souvenir qu’elle a pris la sage précaution d’insérer sa littérature dans un ouvrage qui s’intitule : Pardon Bach !

La lecture de Donald Tovey est déjà plus sensée et bien qu’elle soit encore centrée sur le monothématisme de la fugue, elle se rapproche beaucoup plus de la conception baroque, du fait qu’il accorde la même importance aux divertissements grâce aux cinq interventions en triple contrepoint renversable.

D. Tovey : sortes de double et de triple contrepoint… les deux contre-sujets demandent autant d’attention que le sujet avec lequel il forme un triple contrepoint qui intervient dans cinq des six permutations possibles. (op. cit., I, p. 139).

L’analyse de Meyer reprise par Claude Abromont débute à la septième mesure et elle ne consacre aucune explication au type d’exposition de la seconde fugue du Clavier bien tempéré. J’ai donc pris la précaution d’insérer avant mes remarques une autre fugue qui présente le même type d’exposition que la fugue en ut mineur. Il s’agit de la fugue 6 (BWV 851) :

Trois sujets, en enfilade dans la même voix : vert, rouge et bleu. La discussion et la démonstration complète des deux œuvres se trouvent sur ce site dans la Collection Bach en Couleurs.

Analyse de la fugue 847/2, selon Leonard Meyer

Avant d’essayer de comprendre les subtilités de l’analyse de L. Meyer, il faut tout d’abord essayer de comprendre celles de l’exposition de cette fugue :

Un premier sujet est d’abord énoncé, seul, avec une exposition séparée (vert). Suit alors, dans la même voix, immédiatement un second sujet en forme de gamme descendante (rouge), sans transition qui lui-même est suivi à son tour, de la même manière, par un troisième sujet (bleu).

Vous remarquerez aisément que le cumul des deux thèmes (rouge + bleu) est de longueur équivalente à la totalité du premier sujet. Il s’agit en fait de deux contrepoints consécutifs en double renversable.

L’exemple propose une section qui débute à la mesure 7 de la fugue en ut mineur du 1er livre du Clavier bien tempéré de J. S. Bach, moment où la basse entre et expose le sujet de la fugue au ton principal, do mineur. Tout auditeur averti sent qu’il est, à ce stade, dans la bonne continuation pour une exposition de fugue.

Meyer ne prend en compte que l’exposition de ce qu’il considère être l’unique sujet de la fugue. Mais à ce stade de l’œuvre, 3 sujets ont déjà été exposés ! Meyer ne mentionne même pas l’introduction d’un quatrième sujet (orange) à la fin de la mesure 7. Il est combiné en contrepoint renversable avec le troisième sujet (bleu) aux mesures 7-8. Ce qui authentifie le second thème, c’est le travail par mouvement contraire aux mesures 5-6, en dessous du premier sujet.

La situation de la mesure 9 est à son tour dépourvue d’ambiguïté : l’exposition se poursuit avec un conduit, c’est-à-dire un petit développement thématique qui propose un canon sur la tête du sujet aux voix supérieures, tandis que la basse déroule un continuum de doubles croches, et que le cheminement...

En effet, cette mesure 9 est totalement dépourvue d’ambiguïté.

Il n’existe aucun conduit. Il s’agit d’un travail de la tête du premier sujet en canon, tandis que la basse déroule le second sujet (rouge) en mouvement droit.

Qu’en est-il de la mesure 11 ? Pendant deux temps, le conduit semble se poursuivre [...] Avant qu’une surprise n’intervienne au troisième temps : les doubles croches et le canon s’interrompent. Au lieu de se contenter de la tête du sujet, la voix supérieure en donne désormais la suite. Les deux premiers temps ont donc été écourtés d’une façon erronée. Il ne s’agissait pas d’une continuation du conduit, mais de l’exposition du sujet complet au ton du relatif : les deux temps de doubles croches « en trop » de la basse étaient un leurre mis en place par le compositeur. Au dernier moment, un terme sonore a changé de signification.

Il n’existe aucune double croche en trop et il ne s’agit certainement pas d’une gaffe commise par le compositeur !

S’il y en a bien un qui a été leurré à la mesure 11, c’est bien Meyer qui n’a pas compris que la totalité de l’unique sujet, selon lui, est combinée, à la basse, d’abord avec le second sujet (rouge), suivi directement par le sujet 3 (bleu), présenté aussi en contrepoint renversable.

C’était ça, la véritable surprise !

Cette réinterprétation réussie du sens de la tête du sujet (initialement motif écourté dans un canon, puis début du sujet complet) devient donc source d’émotion, de plaisir. Elle enrichit une perception qui aurait autrement pu rester celle d’une fugue légèrement banal (p. 187).

Les mesures 13 et 14 exposent, en contrepoint renversable, le second sujet par mouvement contraire (rouge clair) avec le second élément du quatrième sujet qui est doublé. Ces deux combinaisons à elles seules suffisent à confirmer qu’il s’agit bien de deux thèmes indépendants.

Mesures 15-17 : triple contrepoint renversable au centre et aux extrémités double renversable du second thème par mouvement droit (rouge foncé, mesure 15) et ensuite, par mouvement contraire (rouge clair, mesure 17).

Mesures 1819 : travail de la tête du premier sujet et celle du second thème (rouge clair) par mouvement contraire.

Et quand une situation similaire se reproduit à la mesure 22, l’auditeur pense avoir “compris” et anticipe le trait spirituel de Bach. Il va pourtant être surpris à nouveau. À ce stade, en effet, au lieu d’être écourté, le conduit est au contraire prolongé : de simple, il devient ornementé, avant d’être présenté en gradatio.

Dès la mesure 20, à la voix supérieure, se trouve exposé la totalité du premier sujet.

À la fin de la mesure 20 et à la mesure 21 se trouve une combinaison en triple contrepoint renversable citée par D. Tovey. Je n’ai pas choisi ces mesures au hasard. Vous remarquerez que : les sujets 4 (orange) et trois (bleu) n’englobent pas la totalité du premier sujet.

Qu’ils sont tout à fait autonomes et bien dissociés.

Que le second sujet (rouge) est combiné avec la tête du premier sujet (mesure 20).

Au début de la mesure 25, je pense que l’on peut considérer que débute la section finale de la fugue. Le second sujet est ensuite exposé par mouvement contraire, mes. 25 (rouge clair), à la basse avec la tête du premier sujet, traité en canon.

Et l’entrée du sujet qui survient à la basse pour lancer la conclusion est encore et toujours à la fois logique et imprévisible. L’émotion en est bien entendu renforcée.

Je ne pense pas que l’entrée du premier sujet, à la basse, annonce la fin de de la fugue. Il s’agit encore d’une dernière combinaison en triple renversable (voir mesures 20-21) sous une autre disposition des voix.

Et il ne faudrait surtout pas croire qu’une seconde écoute la dissiperait. L’anticipation des sur- prises est au contraire par elle-même source de plaisir, et les neurosciences ont récemment démontré qu’elle s’accompagnait de production de dopamine (p. 187).

La véritable conclusion, en forme de coda, semble évidente. Elle énonce une dernière fois, le premier sujet, seul, au soprano au début de la pédale en do mineur.

Conclusion et commentaire

Ma lecture réfute complètement les plaisirs psychotiques de Léonard Meyer mais je lui accorde volontiers que cette fugue renferme de très nombreuses surprises !

Cette analyse est tout à fait surréaliste, empreinte de suspens alla Hitchcock doublée d’une lecture totalement subjective, psychorigide, sans aucun fondement scientifique.

L’auteur de cette analyse ne connaît strictement rien à l’environnement de la musique baroque et encore moins à la complexité de la musique de J. S. Bach. Je ne parviens pas à comprendre comment on peut écrire de telles absurdités et qu’elles fassent l’objet d’une reconnaissance dans le domaine de l’analyse musicale ?

Pour terminer cette contre-analyse par une expertise par l’absurde, j’ai retiré d’un extrait de la partition les manques de plaisir et tout ce qui est accessoire selon L. Meyer. Dans cet extrait de onze mesures, soit le tiers de la fugue, il ne reste que quelques fragments épars et deux expositions complètes du premier sujet.

Cela n’enlève rien à la valeur de l’ouvrage de Claude Abromont, que je recommande à nouveau aux étudiants, afin qu’ils puissent choisir un type d’analyse musicale le plus proche de leur centre d’intérêt et de leur sensibilité !

  Claude Charlier
1er janvier 2022.
© musicologie.org

Voir :

Commentaires critiques à propos du Guide d’analyse musicale de Claude Abromont (1/3)

Commentaires critiques du Guide d’analyse musicale de Claude Abromont (2/3) : plaidoyer en vue d’une analyse musicale globale, diachronique et structurelle préalable à toute analyse ponctuelle.

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bouquetin

Samedi 1 Janvier, 2022 23:03