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31 décembre 2021 —— Claude Charlier.

Commentaires critiques du Guide de l’analyse musicale de Claude Abromont (3/4)

Analyse rhétorique et Figurenlehre

Voilà bien un aspect de la musique de J. S. Bach qui me met relativement mal à l’aise. En effet, je ne suis pas suffisamment informé sur cette question par le fait que je me concentre uniquement sur la structure musicale des fugues.

La genèse de l’analyse rhétorique est très bien exposée et détaillée par l’auteur et il serait inutile d’y revenir.

Pour analyser le répertoire baroque, il est devenu usuel d’employer des notions de rhétorique et de parler d’exordium lorsqu’il s’agit de présenter un début musical, d’évoquer une peroratio pour une fin, mais aussi, lors de questions mélodiques, de nommer un motif de plainte suspiratio ou un mouvement descendant catabasis. (p. 261).

Cette interprétation de la musique selon l’art oratoire est basée sur cinq actes fondamentaux : lire la liste très détaillée des figures citée dans le Guide (p. 262 - 270).

  1. Inventio
  2. Dispositio
  3. Elocutio
  4. Memoria
  5. Pronunciato

En ce qui concerne la longue liste des traités qui abordent cette question, je me limiterai à citer les les trois plus connus :

Johann Mattheson (1681-1764), Der volkommene Capellmeister, 1739 ;

Johann Gottfried Walther, 1684-1748, Praecepta der musicalischen Composition, 1732 ;

Johann Adolph Scheibe (1708-1776), Der critische Musikus, 1738 - 1740.

Le musicologue Hans Helmut Hunger (1920-2000) a pu recenser environ 160 termes issus de ces différents traités dont  :

Figures fondées sur l’imitation contrapuntique (toutes présentes chez Burmeister, Musica poetica, 1606) :

  1. anaphora, fugue dans laquelle le sujet n’est répété qu’à certaines parties.
  2. apocope, imitation fuguée incomplète à l’une des voix.
  3. fuga imaginaria, canon.
  4. fuga realis, imitation fuguée ordinaire.
  5. hypallage, imitation fuguée par mouvement contraire.
  6. metalepsis, fugue à 2 sujets. (p. 266 - 267).

Par rapport aux autres figures centrées sur : la mélodie, les dissonances, les intervalles, les expressions et les imitations, les hauteurs, à l’exception des figures de silences ; les termes sont beaucoup moins nombreux pour les fugues.

En revanche, la typologie des fugues énumérées par Walther m’est plus familière, car elle est basée spécifiquement sur des techniques de composition.

Les traités de l’époque avaient dégagé une substantielle typologie dans le domaine de la fugue. Walther dans ses Praecepta der Musicalischen Composition (1708) et de façon plus détaillée dans le Lexicon de 1732, avait énuméré une série de types, comprenant, entre autres, les spécifications suivantes : fuga aequalis motus, al contrario riverso, autentica, cancrizans, composta, contraria, diatona, doppia, fracta, grave, homophona, impropria, inaequalis motus, incomposta, libera, ligata, pathetica, partialis, perpetua, plagalis, propria, recta, sciolta, totalis. (A. Basso. op. cit ; vol. I, p. 691).

L’analyse rhétorique par l’exemple Préambule

Avant d’aborder spécifiquement l’exemple cité dans le livre : la sixième invention à deux voix (BWV 777), j’ai pensé qu’il serait intéressant de comparer deux expositions identiques dans les Inventions à trois voix et d’en tirer quelques enseignements :

Les Inventions étaient considérées comme des fugues dans l’esprit de l’époque.

Nous remarquons une exposition similaire à celle de notre invention à 2 voix. Deux thèmes exposés simultanément, suivi d’un troisième (bleu), exposé sans transition à la suite du premier.

C’était à cette époque la seule possibilité d’introduire 3 sujets pour une triple fugue. Il est extrêmement aisé de parler de sujets pour le troisième, car le compositeur, après 2 mesures de transition (contrepoint de liaison), travaille la totalité de la pièce en contrepoint triple renversable. Ceci signifie qu’il ont tous les trois la même valeur aux yeux du compositeur et le fait que le troisième intervienne après les deux premiers, n’a aucune espèce d’importance. Voici la fin de la pièce qui se termine par une dernière combinaison des trois thèmes et une conclusion minimaliste.

J’insiste particulièrement sur le fait qu’il ne s’agit nullement de motif pour le troisième, ni d’ailleurs pour les deux premiers : il s’agit bien de trois sujets !

La dernière invention à 3 voix (BWV 801) présente le même type d’exposition :

Dans cette œuvre, le compositeur ne traite pas les sujets de manière égale. Il travaille les deux premiers sujets en contrepoint double renversable et le troisième sujet, n’étant jamais combiné aux deux autres, est traité en contrepoint simple ordinaire. C’est d’ailleurs lui qui à la part belle dans la seconde partie de l’œuvre.

J. S. Bach, se permet même le luxe de traiter le second sujet (rouge clair) par mouvement contrai re. Voici donc, deux techniques d’écriture pour un même sujet : une technique d’écriture en contre- point double et une technique d’écriture en contrepoint simple : le mouvement contraire.

Le troisième sujet sera traité ensuite, seul, par mouvement droit et par mouvement contraire.

Tout ceci pour aborder l’analyse de l’Invention BWV 777 afin de ne pas employer le terme de motif ou de coda pour un troisième sujet. J’ajouterai encore que le mouvement contraire est automatiquement synonyme de sujet. Bach ne prend pas la peine de traiter : un conduit, un pont, un motif en mouvement contraire. Dans ses œuvres fuguées, il n’existe que des sujets et des contrepoints de liaison pour opérer les raccords entre les thèmes. C’est tout !

L’analyse rhétorique par l’exemple (BWV 777)

Je cite la quasi-totalité de l’analyse :

La courte pièce semble viser la maîtrise des gammes ascendantes et descendantes, diatoniques et chromatiques, mais aussi vouloir entraîner le musicien à la pratique de l’ornement appelé « mordant » (mesures 4, 8, 10, etc.), (p. 271 -272).

Pour cette composition en trois phases de proportions voisines (20, 22, et 20 mesures), la dispositio s’avère nette et elle peut être appréhendée à trois échelles. À celle de la pièce entière, la phase 1, la plus simple et qui module à la quinte du mode, possède la fonction de l’exordium, la phase 2, plus expressive et qui module vers la tierce du mode, représente le médium, tandis que la dernière phase, riche en de nombreuses marches mélodiques et harmoniques qui conduisent au point culminant de la mesure 58 correspond au finis.

À l’échelle moyenne, chacune des phases peut à son tour être divisée en exordium, médium, et finis : en l’occurrence, elles débutent toutes par une présentation en contrepoint renversable, poursuivent par ces marches et des excursions modulantes, et concluent par une brève formule cadencielle (phrase 1 : 8 + 7 + 2 ; phrase 2 : 8 + 1 + 3 ; phrase 3 : 8 + 7 + 2). Contrairement à la phase 2, les phrases 1 et 3 possèdent également un petit segment supplémentaire de trois mesures après la cadence, à fonction de peroratio. (p. 272).

Enfin, les 4 premières mesures, noyau thématique de la pièce, pourraient à elles seules exprimer un équilibre voisin : harmonie sur le premier degré du mode à fonction d’exordium, passage sur la quarte du mode à fonction de médium, puis sur la quinte suivi du premier degré du mode, à fonction de finis, et prolongation par un motif nouveau à fonction de peroratio qui multiplie les triples croches à la façon de mordants.

Un regard trop rapide tendrait à laisser croire qu’une pièce aussi simple offre peu de place à l’Elocutio et à la richesse de ses figures [...] La liste suivante ne repère pas moins de quinze gures... (suit la liste des figures mentionnées en latin ou en grec).

J’espère qu’avant d’entreprendre des études musicales, on aura pris le soin d'étudier grec et latin !

Ma lecture, strictement musicale, est très sensiblement différente.  

BWV 777

B. 16, metalepsis, et ce principe d’un contrepoint à 2 sujets s’applique à la pièce en son entier, avec la main droite du début qui présente la sujet a, et la main gauche le sujet b.

D. 28, passus duriusculus, écriture systématique par chromatisme du début du sujet a.

Une première mise au point s’impose sur l’ensemble de la pièce et sur l’exposition des différents sujets. Le premier sujet n’est pas au soprano, mais bien à la basse (vert). Le second sujet est introduit au soprano ; après le quart de soupir. C’est habituel chez Bach, il s’agit de bien pouvoir différencier les entrées des deux sujets. Parfois, le compositeur utilise une note d’appui comme dans l’Invention BWV 795, citée plus haut. Il ne s’agit pas d’un contrepoint à deux sujets, mais effectivement d’un contrepoint à 3 sujets comme j’espère l’avoir démontré dans la neuvième et la quinzième Invention à 3 voix (BWV 795 et 801).

J.S. Bach introduit souvent les thèmes : À la que leu leu dans la même voix, sans transition entre les sujets. Dans la grande majorité des fugues, le compositeur travaille avec plus de sujets que le nombre de voix. Il faut bien se mettre à l’esprit qu’une seule voix peut comporter 2, 3, voire 4 sujets ! Dans cette œuvre, le troisième sujet est énoncé après le second sujet, sans transition à la mesure 4.

Dès la mesure 9, le compositeur introduit 2 nouveaux sujets en contrepoint renversable. Ces deux sujets ou contre-sujets ont strictement la même importance que les deux premiers. Il y a même une mesure supplémentaire : 5 au lieu de 4. Le renversement est opéré à la mesure 51.

Le troisième sujet, toujours travaillé en contrepoint simple (donc seul ; sans contre-sujet) est énoncé, une première fois, par mouvement contraire à la mesure 16 (bleu clair). Ceci nous fait un total de 5 sujets ou de 5 contrepoints.

La première section se termine par le double énoncé du troisième sujet par mouvement droit. Selon ma lecture, la coda se résume à la dernière mesure.

E. 34, circulatio, mouvement mélodique d’arpèges en aller et retour à la mesure 16 ? Il se trouve probablement une erreur dans le texte, l’auteur, doit sans doute, faire référence aux mesures 18-20.

Renversement des huit premières mesures.

A. 10, synonymia, à partir de la mesure 29, chaque mesure reprend le motif précédent, mais en transformant ses notes.

Je parlerais plutôt d’un travail sur le troisième thème seul, en contrepoint simple, jusqu’à la mesure 32.

Les « transformations » thématiques sont la conséquence de l’harmonie de la basse. Bach, dans la mesure du possible, énonce toujours les sujets sans modifications, mais ce n’est pas toujours réalisable.

Ensuite se présente un travail de la tête du second sujet suivi directement par le troisième sujet, en contrepoint ordinaire simple. Vous remarquez, à nouveau, qu’il n’y a aucun contrepoint de liaison entre les deux thèmes.

Reprise inversée de l’exposition avec doublure de fin du troisième thème. Ce fameux retard à la basse ne me semble pas un effet rhétorique, mais est indispensable pour remplacer le quart de soupir initial.

À la mesure 51, renversement de la seconde exposition en contrepoint double renversable.

24, exclamatio, le saut de sixte ascendant vers le fa # tenu, m. 58 est un effet rhétorique qui marque l’atteinte du point culminant de la pièce, et qui annonce la fin.(éventuellement ?)

B. 15, hypallage, mesure 18 et 60, imitations par mouvement contraire (avec une des voix ornementées).

La pièce se termine par une dernière exposition du troisième thème par mouvement contraire. Selon mon analyse, la coda se limite à la dernière mesure !

L’auteur, Claude Abromont, en terminant la présentation de l’analyse rhétorique de cette Invention, avance judicieusement cette remarque en des termes prudents, mitigés, mais dont je rejette, cependant, la première partie :

Il est cependant intéressant de rester attentif à la distinction de nature qui existe entre ces différentes figures. Certaines sont des effets rhétoriques expressifs (lesquelles ?) liés à un moment précis de la pièce : patapoeia, exclamatio, etc. D’autres, au contraire, sont liées à la pièce en son entier, se répètent systématiquement, et cessent donc d’être des effets proprement dits pour devenir plutôt des composantes générales de la composition : anabasis, catabasis… Cette seconde catégorie de figures relève donc plus ici de l’inventio, du projet de la pièce en son entier que de l’Elocutio, des effets à émouvoir. (p. 273).

Selon mon analyse, il n’y a dans cette pièce pas l’ombre d’un effet rhétorique !

Il ne s’agit que de techniques d’écriture contrapuntiques propres à toutes les fugues de J.S. Bach !

Dans Rhétorique, style, expression et narration

En revanche, j’adhère complètement à sa conclusion : pour en revenir au chromatisme du premier sujet de l’exemple 105 consacré à l’Invention de Bach, il aurait eu l’aspect d’une figure rhétorique s’il était intervenu ponctuellement, comme cela se passe pour souligner le mot Crucifixus lors de la Messe en si.

Mais, ici, il devient une composante générale du style, donc de l’Inventio, puisqu’il est systématiquement présent, semblant évoquer quelque hommage aux générations de ses prédécesseurs qui aimaient tant multiplier les chromatismes, à l’instar des Frescobaldi, Sweelinck ou Buxtehude (p. 275).

Je pense, en effet, que cet aspect rhétorique est beaucoup plus présent dans les œuvres texte qui se trouvent dans les œuvres sacrées ou même profanes : cantates, passions, etc. certainement dans les pièces plus faciles d’accès comme les récitatifs ou les arias. Mais, j’émets quand même quelques réserves pour les fugues chorales, doubles et triples, dont la complexité structurelle et les doublures thématiques laissent peu de place à un ajout complémentaire de sophistication rhétorique.

Postlude

Si certains d’entre vous doutaient encore de la qualité thématique de la seconde exposition en contrepoint renversable à la mesure 9, voici une dernière démonstration qui pourrait peut-être vous convaincre :

J.S. Bach n’a jamais totalement rejeté l’ancienne exposition simultanée des thèmes. Dans cet exemple, extrait du contrepoint 11 de l’Art de la Fugue , (BWV 1080/11) le plus complexe, à la mesure 28 se présente encore cette ancienne structure (brun, bleu clair) :

Pour terminer ce monument, nous trouvons simultanément :

À la basse, le thème chromatique par mouvement contraire (bleu), suivi du sujet B.A.C.H. Au ténor, l’autre sujet (brun) introduit à la mesure 28.

À l’alto : le contrepoint (bleu) en diminution, par mouvement contraire.

Au soprano : le premier sujet (vert).

Quatre voix et quatre sujets traités sur le même plan !

Je pense qu’il va me falloir encore attendre quelques années pour trouver un expert qui me convertisse ces quatre sujets en Grec !

À suivre

plume 4  Claude Charlier
31 décembre 2021.
© musicologie.org

Voir :

Commentaires critiques à propos du Guide d’analyse musicale de Claude Abromont (1/3)

Commentaires critiques du Guide d’analyse musicale de Claude Abromont (2/3) : plaidoyer en vue d’une analyse musicale globale, diachronique et structurelle préalable à toute analyse ponctuelle.

Commentaires critiques du Guide d’analyse musicale de Claude Abromont (4/4) : Analyse implicative.

Tous les articles et partitions analytiques en couleur de Claude Charlier.


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