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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— La musique instrumentale de Beethoven à Schubert.

La musique instrumentale de Franz  Schubert  (1797-1828)

La musique pour piano ; la musique de chambre ; la musique symphonique ; pièces concertantes.

Une génération sépare ce Viennois « pur sucre » du Viennois d’adoption que fut Beethoven, mais celui qui fut sans doute le premier vrai romantique des  grands musiciens allait avoir le triste privilège de suivre de très près son illustre aîné dans la tombe, alors qu’il commençait seulement à émerger du statut d’éternel débutant dans lequel les milieux musicaux, éditeurs en tête, avaient persisté à  le reléguer. Que la maladie l’ait emporté à trente-et-un ans aide à comprendre  l’inscription gravée sur sa tombe : « La musique a enterré ici un riche trésor et des espérances encore plus belles », mais justement, était-on vraiment conscient de tous les trésors qu’il laissait derrière lui, dans un catalogue de plus de mille numéros écrits pour l’essentiel en une quinzaine d’années ? Après sa disparition, il faudra du temps, beaucoup de temps même, pour prendre la mesure de ce qu’il avait donné là, tout spécialement dans ses dernières années d’existence. Maintenant que justice lui a été rendue, songeons un instant à la place qui serait la sienne face au grand Beethoven si celui-ci était mort au même âge, ne laissant que sa première symphonie, ses deux premiers concertos pour piano, dix-sept sonates pour piano, six quatuors opus 18) et quelques autres œuvres de chambre plus ou moins marquantes …

Sauf à épiloguer sur l’humiliante maladie dont le musicien eut tant à souffrir à partir de 1823, les biographes de Schubert sont bien en peine de trouver de quoi exciter l’imagination du lecteur par des péripéties et rebondissements dignes d’une grande figure du romantisme. Tout ou presque dans son existence semble au contraire marqué par la simplicité, la modestie et la discrétion. Son enfance dans les faubourgs de Vienne, où son père dirige une école élémentaire, se déroule dans une ambiance heureuse et propice à l’éveil du sentiment musical : son père, musicien amateur, lui apprend le violon, son frère Ignaz le piano, puis, vite dépassés par les dons de l’enfant, le confient au musicien attitré de la paroisse, Michel Holzer, qui sera son premier vrai maître. À onze ans, sur concours, le jeune surdoué est admis comme interne, et petit chanteur de la cour, au sein du Stadtkonvikt de Vienne, un établissement tenant à la fois du collège et du conservatoire où il aura le privilège de recevoir une double formation (disciplines générales et études musicales) du meilleur niveau. Il va y rester de 1808 à 1813 et, quoique de caractère réservé, voire taciturne, il va participer très activement à la vie musicale de l’établissement : violoniste dans l’orchestre, il découvre avec enthousiasme un large répertoire dans lequel les grands Viennois (Haydn, Mozart et Beethoven) lui laissent les impressions les plus fortes ; ses compétences musicales seront  bientôt telles  qu’on lui confiera occasionnellement la direction de l’orchestre, et que son nouveau maître, Ruzicka, estimant un jour n’avoir plus rien à lui apprendre, lui fera prendre des leçons d’harmonie et de composition auprès de Salieri ; surtout, dès 1810-1811, le jeune musicien commence à cèder à la fièvre de la création, quitte à y consacrer le plus clair de ses heures d’étude, au détriment bien sûr de ses notes dans les disciplines générales, et à recourir à des complicités amicales pour assouvir ses besoins croissants en papier à musique ; car déjà, notamment à travers la personne de Joseph von Spaun , un de ses grands aînés du Konvikt, commence à se former autour du jeune génie un réseau d’amis et de soutiens qui ne fera que s’élargir au fil des années et tiendra une place essentielle dans l’univers artistique et affectif du compositeur.

Dès ces années-là, sa conviction est faite : il sera compositeur, et rien d’autre, et il a de moins en moins la tête à s’investir dans les études générales, condition sine qua non pour poursuivre valablement un cursus qui, en toute logique, lui aurait ouvert les portes de l’université. D’où certainement sa décision, en novembre 1813, de quitter le Konvikt  pour s’engager, car il faut bien vivre, sur la voie de l’enseignement en passant par l’École normale d’instituteurs. Revenu chez son père, il va officier pendant quelque temps dans l’école de celui-ci comme aide-instituteur, mais son aversion profonde pour l’enseignement et le caractère irrépressible de sa vocation musicale, c’est une période où il compose à foison, l’amènent à larguer les amarres en décembre 1816, date à laquelle il prend résolument le chemin de la liberté en s’installant chez son ami Schober. C’est là le point de départ d’une vie de bohème, et d’errance, qui va, sans discontinuer, caractériser les douze années qu’il lui reste à vivre. Pas question pour lui, à la différence d’un Mozart débarquant à Vienne, d’ambitionner de gagner sa vie comme virtuose. Pas question non plus, contrairement au sort enviable fait à Beethoven, de profiter de la protection de la haute aristocratie viennoise. De plus, les quelques démarches qu’il fera, avec plus ou moins de réalisme et de conviction, pour obtenir un poste ne donneront jamais aucun résultat. Le voilà donc condamné à vivre essentiellement des  produits par définition aléatoires, de son activité de compositeur, en s’adaptant en permanence aux circonstances.

Malgré l’aide de quelques amis, il ne parviendra que difficilement à faire publier quelques gros échantillons de sa production, principalement des Lieder d’ailleurs, et les éditeurs lui feront trop souvent éprouver la dure loi du marché en n’acceptant de lui que les œuvres les plus faciles à écouler. De même, en dehors peut-être de ses Lieder qui vont se trouver un brillant propagandiste en la personne du grand chanteur Michael Vogl, bien peu de ses œuvres auront les honneurs (et les à-côtés financiers) du concert public. Pour s’en sortir par le haut, Schubert tentera bien, et même avec une persévérance insensée, de s’imposer à l’opéra, parvenant du reste à faire représenter deux de ses quinze ouvrages lyriques,  mais la Vienne de l’époque, qui n’en avait que pour les Italiens et en particulier pour sa nouvelle idole (Rossini), ne lui offrit aucune planche de salut. En définitive, Schubert ne va avoir que bien rarement les moyens d’assumer son statut de prince de la bohème : entre quelques retours sous le toit paternel et son séjour ultime chez son frère Ferdinand, peu avant d’être emporté par une fièvre typhoïde, il va devoir le plus souvent vivre chez tel ou tel de ses amis, en particulier chez Schober avec lequel il cohabitera à quatre reprises.

La vie qui va être la sienne, aussi singulière que peu spectaculaire, offre peu de place à la chronique sentimentale, entre un amour de jeunesse, mais prolongé, tenace même, et qui aurait sans doute conduit le musicien à fonder un foyer s’il en avait eu les moyens matériels, pour Thérèse Grob, et sa relation sincèrement amoureuse, mais forcément interdite, avec la comtesse Caroline Esterhazy qui, après avoir été son élève, fut très proche de lui dans ses dernières années. Rien de spectaculaire non plus dans une existence essentiellement casanière, consacrée chaque matin à la composition, après-midi et soirée étant voués à la détente, aux rencontres, aux sorties théâtrales et aux joyeuses retrouvailles entre amis. Un « programme » presque immuable auquel Schubert ne dérogea guère que pendant quelques périodes estivales, par exemple lors de ses deux séjours (1818 et 1824) en Hongrie chez les Esterhazy, ou à l’occasion de longues échappées en Autriche avec quelques-uns de ses amis, au premier rang desquels le fameux Michael Vogl. Mais, précisément, toute la vie de cet homme si simple et attachant semble se raccrocher à un mot-clé : l’amitié. De ses jeunes années au Konvikt à ses derniers mois, par un étonnant pouvoir d’attraction, il eut le don de se faire de vrais amis et de les conserver, des amis dévoués et enthousiastes, les Hüttenbrenner, Senn, Spaun, Hartmann, Mayrhofer, Vogl, Bauernfeld, Kupelwieser, Schwind, etc., qui formèrent le cercle de ses fidèles et transfigurèrent sa vie. De leurs réunions qui allaient bientôt passer à la postérité sous le nom de « schubertiades », on a trop cultivé l’image de soirées dans lesquelles une bande d’étudiants attardés, avec leurs compagnes du moment, se retrouvait pour se livrer de façon débridée à la danse, aux « petits jeux », aux libations et à la plaisanterie. C’est oublier un peu vite que ce cercle d’amis, comparable à beaucoup d’autres dans la Vienne du temps, réunissait autour d’un musicien (Schubert) des poètes, des peintres, des philosophes, qui, en marginaux qu’ils étaient dans un environnement intellectuellement oppressant, celui des dures années Metternich, éprouvaient le besoin de se serrer les coudes. Ces soirées étaient donc le plus souvent très sérieuses : on y découvrait les compositions du musicien, on y tenait aussi des séances de lecture où on discutait littérature et philosophie, et nul mieux que Schubert lui-même n’a  exprimé la nature profonde de ces réunions : « Ce lieu où nous étions tous ensemble dans l’intimité, où chacun découvrait aux autres les rejetons de son art avec une crainte maternelle, attendant non sans quelque appréhension le jugement que porteraient leur amour et leur sincérité ; ce temps où, nous encourageant les uns les autres, un effort unique vers le beau nous animait tous. »

C’est Spaun, le tout premier des membres du club, qui a écrit : « À travers Schubert, nous devenons tous amis ». C’est dire la place centrale qu’y occupait le musicien, cet être humble et timide, et pourtant sûr de son art, qui se tenait volontiers en retrait, perdu dans ses pensées et ses rêves, et qui, trop honnète et sincère sans doute, éprouvait de tels blocages dans la vie publique et mondaine que, semble-t-il, il n’osa jamais aborder Beethoven alors qu’il eut la chance de le croiser à de multiples reprises. Son physique peu avantageux , qui lui valut le sobriquet amical de Schwammerl (« Petit champignon »), l’a peut-être poussé à se complaire dans les situations d’intimité qu’il affectionnait tant, mais sa véritable nature était celle d’un musicien poète, vivant dans un monde bien à lui, à tel point d’ailleurs que, vers la fin, lorsqu’ils ne parviendront plus à le suivre, ses proches parleront de lui comme « un Voyant ». À cet égard, à la suite de Brigitte Massin qui lui a consacré une irremplaçable monographie, on ne saurait mieux éclairer son moi profond qu’en renvoyant à l’une de ses confessions, cette étrange narration – moins autobiographique que fantasmatique – qu’il livra à vingt-cinq ans sous le titre Mein Traum (« Mon rêve »). Tous les thèmes qui irriguent la vie et l’œuvre de Schubert s’y trouvent réunis : la solitude et le voyage, la mort vécue comme le repos, l’ambiguïté du rapport amour-douleur, le refus du temps, le regret du Paradis perdu, la nostalgie d’un univers de la béatitude, la réconciliation dans la tendresse. En nous faisant pénétrer au cœur du psychisme et de l’affectivité du créateur comme de l’homme, cet écrit se révèle essentiel pour la compréhension de l’œuvre de Schubert, note Brigitte Massin qui souligne également un aspect de ce texte, « l’absence absolue d’agressivité et de révolte : les situations sont subies, la seule attitude vraie étant, pour le sujet, non pas l’affrontement mais l’exil solitaire qui permet la connaissance de soi. » Et la même d’ajouter : « Y aura-t-il jamais meilleure définition de la musique de Schubert que celle-ci donnée par lui-même : « Je chantai des Lieder. Si je voulais chanter l’amour, il se transformait pour moi en douleur, et si je voulais à nouveau ne chanter que la douleur, elle se transformait pour moi en amour. » ? »1  Reflet évident de cette ambivalence entre amour et douleur : la perpétuelle alternance majeur/mineur qui caractérise si fortement le style du compositeur.

Musicien-poète par excellence, et à ce titre il faudrait pouvoir saluer ici l’apport incomparable qui a été le sien au domaine du Lied, Schubert n’a en fait, en tant que musicien, à peu près rien inventé dans le langage ni dans la forme : il s’est contenté de transformer la musique de l’intérieur et, dans le prolongement de sa production de Lieder, lui a donné une dimension nouvelle, essentiellement lyrique. Avec ses « divines longueurs » célébrées par Schumann, sa musique « n’est qu’une longue aspiration modulée vers l’au-delà. Elle est à la fois nostalgie et possession de cet au-delà par le lyrisme. Ses œuvres apparaissent comme des fragments arrachés à une « poésie ininterrompue » qui s’exprimait par le moyen des sons, mais qui ne se referme pas sur soi, qui n’est ni accomplissement ni contemplation, qui est mouvement, action, lyrisme. Ceux qui aiment par-dessus tout la science musicale, ceux qui ont le culte de la forme resteront insensibles à la grandeur de Schubert. Ce qui rend unique son génie lyrique, c’est sa postulation passionnée d’un autre monde. »2  Peu de musiques s’adressent aussi peu au pur intellect et autant au cœur et à la sensibilité, pourrait-on dire en contrepointant ce jugement (de Max Jacob sur Apollinaire) que Brigitte Massin a eu l’heureuse idée de reprendre en exergue de son ouvrage : « Il ne comprend rien à la musique, il n’aime que Schubert ! ». Sans doute faut-il en effet un brin d’innocence pour apprécier le musicien à sa vraie valeur. « On dirait que Schubert laisse la musique parler toute seule, sans frein ni contrainte. Dans ses sonates, ses quatuors ou ses symphonies de la dernière période, voire dans ses grandes pièces pour piano à quatre mains, on a l’impression d’être en présence d’une musique affranchie des contingences du temps et de l’économie formelle, sans autre souci que d’aller au bout d’elle-même, à l’infini, et dont la main de Schubert, guidée par une puissance supérieure, aurait seulement pris un relevé sténographique… »3

La musique pour piano

La musique de chambre

La musique symphonique

Pièces concertantes

 

plumeMichel Rusquet
16 février 2020

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Notes

1. Massin Brigitte,  Franz Schubert, Fayard, Paris 1977, p.  233.

2. Schneider Marcel, Schubert, « Solfèges », Ed. du Seuil, Paris  1957, p. 17.

3. Condé Gérard, dans « Le Monde de la musique » (206), janvier 1997.


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