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29 mars 2020 —— Claude CHarlier

Tous les éléments à connaître avant d’aborder les fugues de J.-S. Bach

La pratique musicale de la fugue à la fin du XVIIe siècle.

I. Nécessité historique d’une conception polythématique des fugues de J.-S. Bach —— II. L’enseignement de l’histoire : le traité de la fugue de F.W. Marpurg —— III. La pratique musicale de la fugue à la fin du XVIIe siècle.

Le meilleur moyen de vérifier les théories développées par F. W. Marpurg est de procéder à un rapide bilan de la fugue dans l'environnement baroque à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècles.

Fugue à un sujet

La grande majorité des fugues sont à un seul sujet. En France, toutes les fugues sont monothématiques. Les œuvres des compositeurs les plus en vue sont toujours des fugues simples : LambertChaumont (v. 1630-1712), Nicolas Marchand (1669-1732), Charles Nivers (v. 1632-1714), Nicolas Raison (v. 1650-1719). Ces compositeurs ne pratiquent pas le contresujet. Je ne citerai, pour mémoire, que cet extrait de F. Couperin (1668-1733) de sa Messe pour les couvents (1690), pour orgue : Il s'agit de la Fugue sur la Trompette du 2e couplet du kyrie :

C'est encore une fugue simple, sans contresujet.

La fugue est d'ailleurs, à cette époque, peu cultivée en France : ceci explique peut-être cela.

En Allemagne aussi, la grande majorité des compositeurs oeuvrent avec un seul sujet : Johann Pachelbel (1653-1706), début d'une fugue ordinaire:

Georg Muffat (1653-1704) dans son Apparatus musico organisticus (1690). La majorité de ses fugues sont à un seul sujet ; tel l'Allegro de la Toccata Undecima.

C'est aussi le cas pour les rares fugues de Georg Bohm (1661-1733), dont cette fugue réalisée sur le thème du choral : Christ lag in Todesbanden:

Enfin Dietrich Buxtehude (c1637- 1707) n'est pas en reste avec ses contemporains, comme en témoigne cet exemple : (Bux WV 147).

Mais tout ceci ne nous dit encore rien de la finalité artistique propre à Jean-Sébastien Bach.

Fugue à plusieurs sujets

Il y a toutefois un léger espoir. Il nous vient d'Italie. Dans ce pays, l'on cultive le ricercar, que l'on présente à juste titre dans les manuels scolaires comme l'ancêtre de la fugue. Vers 1680, G. Strozzi, par exemple, écrit une œuvre qui s'intitule Ricercata prima del primo tono naturale con quattro sogetti. C'est cependant vers le compositeur Bernardo Pasquini (1637- 1710) que je me tournerai pour illustrer, en Italie, la pratique des fugues à deux sujets. Cette fuga montre une exposition à deux thèmes comme nous le relate Marpurg:

Les deux sujets sont exposés quasi simultanément, comme c'est toujours pratiquement le cas lorsqu'apparaît la fugue double. La réponse et le renversement des sujets peuvent se vérifier à la mesure 3. Ce second thème est parvenu jusqu'en Allemagne par des émules comme G. Muffat qui ont été chercher une partie de leur enseignement chez les compositeurs du Sud. Voici, à titre d'exemple, une première fugue à deux sujets qui présente le même type d'exposition que les modèles italiens.

Elle est tirée de son Apparatus musico-organisticus (1690). Il s'agit de la Toccata tertia, et je me limiterai à cet exemple, bien qu'il y en ait maints autres.

En revanche, il est beaucoup plus intéressant de s'étendre sur la musique de D. Buxtehude. C'est lui, et lui seul, qui va initier notre jeune Jean-Sébastien à la double fugue. Voici un exemple de D. Buxtehude, le Pleni sunt Coeli (Bux WV 218) extrait des Choralphantasien. Cette exposition à deux thèmes est conforme aux premiers modèles italiens, rien de bien neuf.

Mais voilà, D. Buxtehude est non seulement un très grand musicien mais également un précurseur. Progressivement, il commence à retarder l'entrée du second sujet. Voici un exemple de cette technique très nova- trice pour l'époque. (Bux WV 162 ) :

Pour enfin arriver à ceci dans une oeuvre que l'on attribue à la toute fin de sa vie : la fugue en fa pour orgue (Bux WV 157) : Le contresujet vient se placer juste derrière le premier sujet, après un petit silence annonciateur.

Il s'agit du second cas de figure exposé par F. W. Marpurg :

Prouver qu'il s'agit toujours bien d'un second sujet relève de l'enfance de l'art. Ainsi : L'œuvre se termine par une strette sur le second sujet, avant une coda athématique. Ceci signifie en outre que le contresujet ne doit pas accompagner nécessairement le sujet, qu'il est autonome et n'en est donc pas le docile valet :

On croira reconnaître ici, aisément, le modèle d'exposition que Bach généraliserait dans le Clavier bien Tempéré et qui deviendra le modèle type de la fugue d'école. Méfions-nous cependant, J.-S. Bach est aussi un grand nova- teur, et ceci n'est que le point de départ.

Ce nouveau type d'exposition des sujets n'est pas le seul cadeau que le compositeur lègue à son jeune admirateur. Alors que les plus grands compositeurs d'Italie et d'Allemagne commencent seulement à explorer la fugue à deux sujets, Buxtehude laisse entrevoir à Bach la possibilité d'écrire des fugues à trois sujets.

H. P. Pauly, à l'intérieur du précieux travail dans lequel il analyse les fugues d'orgue du Maître de Lübeck, relève une fugue à deux contresujets. Il cite la fugue 140 du catalogue du compositeur, dans laquelle, à partir de la mesure 20, se développe une brève triple fugue où les trois sujets sont introduits en succession dans la même voix, au soprano 1. C'est une fugue qui se déroule sur une vingtaine de mesures; cela témoigne que nous sommes en présence d'une technique qui en est à ses premiers pas:

De fait, il n'existe aucun autre compositeur dans toute l'Europe qui pratique si tôt ce type de fugue, et chez D. Buxtehude nous n'avons pu relever qu'un seul second exemple. C'est encore dans les Choralphantasien, l'oeuvre la plus complexe du Maître. Il s'agit du Tu Devicto, qui est la seconde paraphrase sur le Te Deum Laudamus.

Ce second essai de triple fugue est, aussi, extrêment bref ; cependant nous ne devons avoir aucun doute sur les intentions du compositeur. Dans le commentaire de l'édition de J. Hedar, celui-ci relève dans le manuscrit, à la mesure 117, la mention suivante : Tu devicto cumsubjectis »2.

Ces trois derniers exemples indiquent les véritables racines de l'art de Bach et l'avance qu'il prendra sur ses deux illustres contemporains, Händel et Telemann. L'enseignement de D. Buxtehude est déterminant: il est le fonde- ment même de la triple fugue finale de L'Art de la Fugue.

I. Nécessité historique d’une conception polythématique des fugues de J.-S. Bach

II. L’enseignement de l’histoire : le traité de la fugue de F.W. Marpurg

III. La pratique musicale de la fugue à la fin du XVIIe siècle.

Bibliographie

1. Pauly Hans-Jacob, Die Fuge in den orgelwerken Buxtehudes, in "Kolner Beitrage zur Musikforschung" herausgegeben von Karl Gustav Fellerer, Band XXXI, Regensburg, Gustav Bosse verlag, 1964, p. 116.

2. Hedar Josef, Dietrich Buxtehude, Samtliche Orgelwerke, Copenhagen, Wilhelm Hansen Edition, 1952, vol. III, XV.

 

 

 Claude Charlier
29 mars 2020

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Claude Charlier

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Dimanche 29 Mars, 2020 5:29