I. Nécessité historique d’une conception polythématique des fugues de J.-S. Bach —— II. L’enseignement de l’histoire : le traité de la fugue de F.W. Marpurg —— III. La pratique musicale de la fugue à la fin du XVIIe siècle.
Basso, lorsqu’il situe les débuts de la Bach-Bewegung, fait bien ressortir dans son commentaire l’importance des écrits de Marpurg par rapport aux autres théoriciens : « à l’éloge adressé aux dons d’exécutant s’ajoutera, alors, la considération que l’on voudra accorder aux solutions techniques, sur le plan du contrepoint particulièrement.
Marpurg, lequel avait, en 1752, préfacé la seconde édition de L’Art de la Fugue, se servira de nombreux passages de Bach pour illustrer divers procédés en matière de fugue et de canon; les deux volumes de son Abhandlung von der Fuge, Berlin, 1753-1754 (BD III, 655), contiennent une série de citations du Clavier bien Tempéré1.
C’est donc en toute logique que nous nous tournerons vers cet enseignement pour comprendre les racines de l’art de J.-S. Bach. F.W. Marpurg a rédigé son Traité de la fugue2 en 1754, peu après le décès de J.-S. Bach. Il existe une version française rédigée par l’auteur lui-même en 1756, rééditée à plusieurs reprises3, ce qui évite d’ergoter sur des problèmes de traduction. Marpurg a vécu d’ailleurs quelque temps à Paris et il possédait bien la langue de Molière.
Le théoricien allemand avait aussi une bonne connaissance de l’art de Bach, même s’il était loin de connaître tous les aspects de son œuvre, mais, comme il le dit lui-même, il avait fait le tour de la question :
Après tout, je pense qu’il n’y aura rien à redire aux modèles sur lesquels j’ai composé mes règles. J’ai étudié les fugues de Frescobaldi, de Bach et de Händel ; j’ai entendu les Calvières et les Daquins ; j’ai lu Rameau, Mattheson et Scheibe.
Le traité de Marpurg est resté d’actualité dans certains milieux jusqu’aux environs de 1840, comme nous le confirme L’encyclopédie Roret qui reprend l’essentiel son enseignement : « Ici finit le travail du savant Marpurg : il était difficile de rassembler et d’analyser avec plus de science un grand nombre d’exemples et de documents : aussi ce traité a-t-il été une sorte de mine, où, depuis plus de soixante ans, les contrepointistes ont été puiser le fond et même la forme de leurs traités »4.
Voici les points principaux que nous devons retenir de cet enseignement :
« Une pièce de musique établie sur les règles de l’imitation périodi-méthodique, s’appelle fugue ».
A cette époque, la notion de fugue est donc beaucoup plus large qu’au XIXe siècle puisqu’il cite, par exemple, comme fugue à un sujet : le choral pour orgue : Aus tiefer Not schrei’ich zu dir (BWV 686).
« Pour faire une fugue, en autant de parties que ce soit, il faut considérer cinq choses» :
1. Le sujet ou thème.
2. La réponse ; c’est la reprise du sujet par la partie suivante.
3. La répercussion ; c’est l’ordre dans lequel le sujet et la réponse se font entendre alternativement dans les diffé- rentes parties.
4. Le contrepoint, dont on accompagne la première partie, quand la seconde entre pour prendre la fugue.
5. Le contrepoint, dont on remplit l’espace d’une répercussion à l’autre.
Les voix suivantes n’imitent pas le chant de remplissage des précédentes. On peut diversifier de chant toutesles fois que la fugue se reprend ; mais pour ne pas extravaguer, on fera bien de se proposer toujours telle ou telle espèce de simple contrepoint, pour régler là-dessus la manière de ce chant.
Après avoir achevé la troisième prise de fugue, qui commence par cette cadence, et qui doit être encore plus étroite que la précédente à l’égard de l’imitation, on fait rentrer la fugue dans le ton de la finale. On y travaille le thème à nouveau et plus que jamais, après quoi la pièce finit.
On remarque que l’on peut utiliser indifféremment les termes de sujet ou de thème. La terminologie « thème » n’est donc pas réservée exclusivement à la forme sonate.
Pour ce type de fugue à un seul sujet Marpurg s’exprime sans la moindre ambiguïté : « les voix suivantes n’imitent pas le chant de remplissage des précédentes et ... l’on peut diversifier ce chant toutes les fois que la fugue, se reprend ». En termes clairs, cela signifie que dans ce type de fugue il n’y a pas de contresujet. Le contrepoint de passage qui relie les différentes entrées du sujet est libre.
La strette est pratiquée couramment mais le terme – comme celui du divertissement – n’est pas encore entré dans la terminologie : on parle alors d’un « travail du thème plus intense ».
Il expose ainsi deux grands types de fugues :
Obligée : « Quand on ne traite que du sujet durant la fugue ».
Libre : « Quand on ne traite pas du sujet seul et qu’on le quitte de temps en temps pour passer à une autre idée ».
La notion du divertissement, si elle est bien établie, n’en porte pas encore le nom. On peut en déduire cependant que le divertissement n’intervient que dans la fugue simple ordinaire, à un sujet.
Le terme n’existe pas dans le glossaire des termes techniques utilisés par Marpurg. Nous proposons néanmoins d’en conserver la terminologie puisqu’elle est entrée dans les usages, mais en abandonnant la signification qu’on lui donne dans la tradition académique de la fugue d’école. Le divertissement est au XVIIIe siècle tout autre chose. Il ne peut provenir ni du contresujet, puisqu’il n’y en a pas – ni du sujet, puisque par nature il est étranger à celui-ci.
En revanche la terminologie « par augmentation et diminution » existe bel et bien, mais Marpurg précise ce point important : Les fugues par augmentation et diminution... ne servent qu’au milieu d’une fugue ordinaire.
C’est très logique et cela va presque de soi. Un contresujet empêcherait toute augmentation ou diminution d’un thème car le renversement des deux parties serait impossible à réaliser. On peut donc résumer par ces quelques points et d’une manière catégorique ce qu’est une fugue simple à l’époque baroque :
Un seul sujet ;
Absence de contresujet ;
Présence d’une strette et, éventuellement, d’un divertissement, et de l’augmentation et/ou de la diminution du sujet.
Marpurg cite comme exemple une fugue de Battiferri. L’enseignement de Marpurg sur la fugue simple se termine sur ces considérations, tout le reste concerne essentiellement la fugue double, à deux sujets.
C’est la conception inverse des traités des fugues d’école dont la plus grande partie est consacrée à la fugue à un sujet.
Avant de parler de la composition de la double fugue dans un chapitre séparé, Marpurg nous avait déjà donné dans une autre partie de son livre cet élément capital. C’est ainsi qu’il précise au point XIV que :
La fugue n’a qu’un seul sujet, ou en à plusieurs. Une fugue qui n’a qu’un sujet est appelée simple fugue, et celle qui en a davantage, s’appelle double fugue.
Marpurg se situe dans la lignée des autres écrits contemporains comme ceux de Scheibe ou de Mattheson. On parle à cette époque, également, de fugue double, même pour les rares fugues à trois sujets. Cette précision que donne Marpurg dans les « Observations » du même paragraphe nous éclaire sur l’appellation des sujets. Cet élément, on ne dira jamais assez à quel point il est déterminant en matière d’analyse : « le chant par lequel la double fugue commence est toujours le premier sujet, nommé simplement sujet ; et tous les autres qui le suivent sont autant de contre-sujets ou contre-thèmes ».
Cet élément nous permet d’éclaircir un point souvent cité dans les histoires de la musique et de rendre hommage à un musicien anonyme, trop rapidement jugé à tort. Il s’agit de la personne qui a indiqué les deux lignes suivantes à la fin de L’Art de la fugue :
Uber dieser fugue, wo der name Bach im contrasubject angebracht worden, ist der verfasser gestorben.
Le terme contresujet est employé ici selon les critères du XVIIIe siècle, c’est-à-dire comme troisième sujet d’une fugue ou encore comme deuxième contresujet. La terminologie utilisée est donc rigoureusement exacte. Ce n’est donc pas par ignorance, parce qu’il ne savait pas reconnaître un sujet d’un simple contresujet, comme l’a souligné J. Chailley, remarque que rappelle A. Basso 5 dans sa monographie, que cet auteur a ajouté cette mention, mais parce qu’à cette époque sujet et contresujet sont des synonymes (lorsqu’ils interviennent dans le cours de l’oeuvre).
Ceci est dû au fait que le type d’exposition des sujets n’est pas uniforme à cette époque : l’exposition séparée du troisième sujet n’entre pas ici en ligne de compte pour l’auteur de cette mention.
Suit alors la définition du contrepoint double renversable :
Ce contrepoint de remplissage sert de suite au chant du thème. Quand la deuxième voix imite ces notes de rem- plissage de la première partie, pendant que la troisième reprend le sujet, et lorsque la troisième en fait autant quand la quatrième voix paraît, c’est alors que ce contrepoint de remplissage sert de nouveau sujet, et que se forme par conséquent une double fugue qu’il faut avoir soin de cultiver
Ici est expliquée sans le moindre doute la notion de contresujet. Il s’agit d’un second thème. Et d’ajouter :
S’il est nécessaire, après les premières entrées ou répercussions ordinaires de la simple fugue fixées sur le nom- bre des parties, que le sujet et sa réponse se rapprochent pour produire de la diversité, la double fugue demande que les différents sujets dont elle est composée, se présentent tour-à-tour, moyennant le renversement des parties, tantôt en bas, tantôt en haut, ou dans les parties du milieu. L’une et l’autre de ces choses exigent une connaissan- ce parfaite du double contrepoint, au moyen duquel on apprend à renverser les sujets
Marpurg précise bien que les deux types de fugues appellent des techniques d’écriture bien différenciées.
La technique de la fugue double se résume donc à un renversement des différentes parties. Il n’y a que deux possibilités :
(Sujet 1) A (2) B
(Sujet 2) B (1) A
Marpurg cependant nous donne des éléments très importants qui peuvent servir en matière d’analyse: il s’agit de la manière d’introduire les différents sujets.
Voici ce qu’en dit Marpurg :
Il n’est pas nécessaire d’attendre que le premier sujet soit terminé dans la voix commençante ; le second sujet peut entrer plus tôt.
Il précise que Händel pratique beaucoup cette manière.
La première voix peut exposer le second sujet aussitôt que l’exposition du premier sujet est réalisée, pendant que la seconde voix chante la réponse du premier sujet. L’introduction de ce second sujet se fait généralement après un petit silence, de sorte que la différence entre les deux sujets soit perceptible.
Il précise ensuite :
On trouve de nombreuses doubles fugues de cette espèce chez Kuhnau et le maître de chapelle Bach
Pour ce type d’exposition il cite le début de la dixième fugue en mi mineur (BWV 855/2) du premier Livre duClavier bien Tempéré.
On peut encore user comme de la simple fugue, en y travaillant d’abord le premier sujet pendant quelque temps, avant d’introduire le second sujet, et ce second sujet peut également être travaillé pendant quelque temps avant de les joindre l’un à l’autre. Cela dépend de la longueur ou de la brièveté que la fugue doit avoir.
C’est cette seule et dernière notion qui sera retenue par l’histoire pour définir un sujet : l’exposition séparée de celui- ci. Tous les autres sujets, sans exposition séparée, ont été ravalés au niveau d’un banal accompagnement, celui de simple contresujet. Enfin, point très important, Marpurg souligne bien : « comme de la simple fugue » c’est-à-dire que les deux sujets sont d’abord travaillés sans contresujet.
Ceci confirme encore par l’absurde la valeur thématique du contresujet.
Marpurg explique de la sorte en quoi consiste le triple contrepoint renversable :
Quand trois différentes parties peuvent se renverser de façon que chacune puisse devenir Basse, Dessus ou par- tie moyenne, cela s’appelle triple contrepoint ».
Pour le triple contrepoint à l’octave, Marpurg cite les possibilités suivantes :
Chaque Contrepoint de cette espèce, traité comme il faut, peut se renverser de six manières, comme on peut le voir par la démonstration suivante :
Premier ordre |
Second Ordre |
1 1 2 |
3 2 3 |
2 3 3 |
1 1 2 |
3 2 1 |
2 3 1 |
Pour l’exposition des fugues à trois sujets, Marpurg est moins loquace, du fait que ce type de fugues est encore peu fréquent lorsque l’auteur rédige son traité. Il indique laconiquement que ces fugues suivent le même modèle que les fugues à deux sujets. Il cite cependant une fugue vocale, précisément de J.-S. Bach, le kyrie de la messe brève en sol majeur (BWV 236/1). Il précise qu’elle est travaillée à trois sujets et par mouvement contraire.
L’intérêt de cet exemple résulte du fait qu’il résume, en partie, ce qui a été dit auparavant à propos des différentes possibilités d’exposition pour un sujet.
Une autre manière d’avaliser l’enseignement de Marpurg pourrait être de citer cet extrait du traité de A. F. C. Kollmann, musicien allemand émigré en Angleterre. Dans An Essay on Practical Musical Composition (1799), il écrit:
III. Quadruple fugues, or fugues of four subjects
A quadruple fugue may confift of one principal, and three occafional Subjects ; or of two principal Subjects, and their double counterpoints ; or of four independant and equally interefted Subjects6.
Quadruples fugues ou fugues à quatre sujets » « Une quadruple fugue peut être composée d’un sujet principal et de trois sujets occasionnels, ou de deux sujets principaux, et de leur double contrepoint ; ou de quatre sujets indé- pendants d’intérêt équivalent ».
C’est un des derniers traités qui se trouve encore dans la lignée de l’esprit baroque. Il est basé sur le traité de F.-W. Marpurg avec l’avantage de bénéficier d’un certain recul que n’avait pas son confrère allemand. Le chapitre qui traite des fugues à sujets multiples est aussi interpellant car il parle de fugue à quatre sujets, dont l’importance peut varier selon le cas.
Fugue d’école Toujours à un sujet Ecrite en contrepoint renversable Le contresujet n’est pas un sujet Il accompagne le sujet à chacune de ses entrées Le contresujet est abandonné Strette sur le sujet Possibilité d’augmentation et de diminution
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Fugue Baroque A un ou deux sujets Fugue simple Un seul sujet Contrepoint simple, non renversable Aucun contresujet
Possibilité d’augmentation et de diminution |
Fugue à deux sujets Peu usitée, le second sujet reçoit toujours une exposition séparée |
Fugue à deux sujets Ecrite en contrepoint renversable Les deux sujets sont exposés simultanément Le contresujet est un second sujet Le contresujet se poursuit jusqu’à la fin de la fugue Pas de strette Pas d’augmentation, ni de diminution |
Au début du XVIIIe siècle, la fugue à deux sujets présente une structure tout à fait différente de la fugue simple. La juxtaposition des deux types de fugue permet de mieux comprendre la notion de fugue d’école.
Avec l’abandon progressif de la fugue simple, la notion de fugue d’école est apparue qui a repris à son compte les deux types de fugue de l’ère baroque : la fugue simple et la double fugue. Il s’agit d’un mélange, d’un amalgame, d’une forme hybride qui n’a jamais existé et qui englobe les deux techniques d’écriture. De cette confusion vont naître plus tard les incohérences en matière d’analyse, induisant de ce fait une image tout à fait déformée de l’art de Jean-Sébastien Bach.
I. Nécessité historique d’une conception polythématique des fugues de J.-S. Bach
II. L’enseignement de l’histoire : le traité de la fugue de F.W. Marpurg
III. La pratique musicale de la fugue à la fin du XVIIe siècle.
1. Basso Alberto, J.-S. Bach, traduction française de La vita e le opere di J.-S. Bach, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1983,1985, vol. I, p. 55-56.
2. Marpurg Friedrich Wilhelm, Abhandlung von der Fuge nach den Grundsätzen der besten deutschen und ausländischen Meister, Berlin, 1753-1754.
3. Traité de la fugue et du contrepoint par Marpourg (sic). Cet ouvrage est divisé en deux parties et suivi de 134 planches d’exemples, Paris, Imbault, de l’imprimerie de Charles Pougens, an IX-1801. Toutes les citations sont extraites de cet ouvrage.
4. Nouveau manuel complet de musique vocale et instrumentale, ou encyclopédie musicale, par A. Choron et J. Adrien de Lafage..., Paris, Librairie encyclopédique de Roret, 1838, p. 205.
5. Op. cit., vol. II, p. 791
6. A. F. C. Kollmann, An Essay on Practical Musical Composition, London, 1799, p. 52.
Claude Charlier
29 mars 2020
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