José Cura (Peter Grimes) et Ann Petersen (Ellen Orford). Photographie © Alain Hanel.
Après dix représentations jouées à guichet fermé à l’opéra de Bonn qui le coproduisait, Peter Grimes, œuvre de Benjamin Britten créée au Sadler’s Wells Opera de Londres le 7 juin 1945, était donné vendredi 23 février salle Garnier. Une « fascinante aventure humaine » nous confiait une responsable de l’opéra de Monte-Carlo puisque, sous la direction musicale de Jan Latham-Koening, le ténor José Cura, adulé de la scène lyrique monégasque, interprétait le rôle-titre tout en s’occupant de la mise en scène, des décors et des costumes : une vision misérabiliste d’un village de pêcheurs sur la côte est de l’Angleterre que Dickens n’aurait sans doute pas rejetée.
Des trois actes, du prologue et des cinq somptueux interludes musicaux, il faut sans doute retenir une sorte de triptyque pour cette sombre histoire fleurant la perversion sexuelle actée de l’adulte sur l’enfant et tirée du livret de Montagu Slater : en premier lieu, la sourde omniprésence de la mer toujours menaçante ou littéralement tempétueuse, par ce flux ininterrompu de notes — vents et cuivres placés à droite du maestro — et superbement personnifiée par l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Ensuite, la prééminence, dans la partition, des polyphonies représentant le désastre ravageur de l’opinion publique avec de saisissantes interventions des chœurs de l’opéra de Monte-Carlo (Stefano Visconti) « Marée impitoyable, épargne nos rivages », « Le vieux Joe est parti avec le jeune Joe » ou plus encore « Arrogant et orgueilleux, nous le détruirons » à l’acte III. Et, enfin, le subtil personnage féminin d’Ellen Orford, mélange de détermination et d’empathie, magistralement chanté par Ann Petersen. Au beau milieu de ce triangle : l’obscur Peter Grimes dont José Cura a voulu gommer — hélas, écrirons-nous — l’énigme pulsionnelle fondée sur une terrible souffrance infantile, archaïque, mais irrépressiblement réactivée, débordante, au contact physique des plus jeunes. Si le librettiste souhaitait mettre en avant cette relation entre Grimes et le mousse, il est vrai que Peter Pears, le créateur du rôle proposait une autre option : « C’est un personnage moderne et déboussolé…ni sadique, ni démoniaque…comme toutes ces personnes ordinaires et fragiles qui, étant en opposition avec la société dans laquelle elles vivent, tentent de surmonter ce désaccord et, ce faisant, sont désignées par la société comme criminelles et détruites à ce titre ». Le compagnon de Benjamin Britten pouvait-il dire autre chose ? La pulsion sexuelle infantile ne s’éteint pas comme le voudrait le héros, en « vidant la mer de tous ses poissons ». Ce qu’Ellen Orford comprend aisément en lui rétorquant : « tout le poisson de la mer n’achètera pas la paix ».
José Cura (Peter-Grimes). Photographie © Alain Hanel.
Comment ne pas s’enthousiasmer du travail sur l’orchestre, les chœurs et les chanteurs de Jan Latham-Koening ? Même les musiciens dans la fosse l’ont accueilli avec des battements laudatifs de pieds. L’actuel directeur musical du Novaïa Opera de Moscou qui a connu Benjamin Britten, nous restitue, sans jamais faiblir, l’indomptable énergétique de l’œuvre et l’extrême tension dramaturgique nouant ou déliant les personnages. La musique nous prend à la gorge et, s’il n’était ce léger apaisement de ce chant des quatre femmes « Do we smile ou do we weep ? » au second acte, aucun relâchement ne nous serait accordé.
Que dire de José Cura dont le public, à entendre les commentaires à l’issue de la représentation, se disait « incroyablement bluffé » par la nouvelle prestation du ténor argentin déjà auréolé de ses précédentes apparitions sur la scène monégasque : à savoir le désormais légendaire Stiffelio en avril 2013 et, plus récemment, un tout aussi surprenant Tannhaüser dirigé par Nathalie Stutzmann. Lorsque le talent d’un artiste lyrique parvient à susciter une authentique émotion, son répertoire peut quitter Giuseppe Verdi pour élégamment côtoyer Richard Wagner et s’aventurer avec un charme inégalé pour l’audience, dans un registre contemporain. De son impressionnant « Seul, seul, seul avec l’enfant mort » signant son désespoir initial jusqu’à son final « Here you are, nearly home » en passant par sa rêverie diurne « In dreams, I built myself some kindlier home » en présence de son apprenti (Yoachim Amato), José Cura nous impressionne par l’irréprochable justesse de ton et force l’admiration par l’expression vocalement et scéniquement réussie de ce chaos intérieur, de cette déferlante psychique incapable, sauf dans la mort, de trouver son ancrage.
Peter Grimes. Opéra de Monte-Carlo. Photographie © Alain Hanel.Dans le personnage d’Ellen Orford, nous avons retrouvé les accents wagnériens d’Ann Petersen, entendue il y a quelques années dans un récital à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner en 2013. La soprano danoise trouve, elle aussi, un délicat équilibre vocal entre sa volonté d’aider Peter Grimes — très émouvant « Let her among you without fault » à l’acte I — et sa résignation plaintive — « Embroidery in childhood was a luxury of idelness » — laquelle signe sa défaite devant la compulsion de répétition de Grimes.
Complétant ce plateau, notons en outre les très belles prestations vocales et scéniques du baryton Peter Sidhom (Capitaine Balstrode) lequel nous avait déjà impressionné par son Alberich dans un Rheingold monégasque en novembre 2013, de la mezzo-soprano Carole Wilson (Tantine), elle aussi remarquée dans Lady Macbeth de Mtsensk sur le Rocher en avril 2015, de la soprano Micaëla Oeste (Première nièce), de la soprano Tineke van Ingelgem (Deuxième nièce), du ténor Michael Colvin (Bob Boles), de la basse Brian Bannatyne-Scott (Swallow) élève de Hans Hotter, de la mezzo-soprano Christine Solhosse (Mrs Sedley), du ténor Philip Sheffield (Révérend Horace Adams), du baryton Trevor Scheunemann lui aussi interprète de Donner dans le Rheingold de Monaco déjà cité et du baryton-basse Michael Druiett (Carter Hobson). Et aussi les figurants : Alain D’Ayral, Oscar Doberger, Nathan Farineau, Louis Gauthier, Gibril Hamiche et Diego Nozet-Lopez.
Peter Grimes. Opéra de Monte-Carlo. Photographie © Alain Hanel.
Monaco le 24 février 2018
Jean-Luc Vannier
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