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Monaco, 23 mars 2019 —— Jean-Luc Vannier.

En voiture ! L’enlèvement au sérail à l’opéra de Monte-Carlo

L'Enlèvement au sérail. Opéra de Monte-Carlo. Photographie © Alain Hanel.

Dans une lettre à Carl Friedrich Zelter — le professeur de Félix Mendelssohn — Goethe écrit à propos de Die Entführung aus dem Serail de W. A. Mozart : « Tout le mal que nous nous sommes donné pour nous limiter dans la simplicité fut annihilé par l’apparition de Mozart. L’enlèvement au sérail a rejeté tout cela dans l’ombre » (Rémy Stricker, Mozart et ses opéras, fiction et vérité, Tel Gallimard, 1980, p.187).

Simplicité et « en même temps » complexité. Cet opéra dont Monte-Carlo, en coproduction avec celui de Marseille, donnait la première vendredi 22 mars salle Garnier, demeure une œuvre chronologique : créée au Burgtheater de Vienne le 16 juillet 1782,  elle est le fruit d’un compositeur libéré des contraintes musicales après sa rupture avec le Prince-Archevêque de Salzbourg Colloredo et d’un artiste éperdument amoureux qui épousera « sa » Konstanze quelques semaines plus tard. Le tout dans un environnement musical qui connaît de profonds bouleversements : volonté impériale de faire naître un art lyrique national, émergence du Singspiel, « turqueries » à la mode après la victoire contre les Ottomans en 1683.

Bernhard Bettermann (Sélim) et Rebecca Nelsen (Konstanze). Photographie © Alain Hanel.

Les personnages de cet opéra semblent parfois directement issus de la vie du compositeur : c’est peu dire que le grotesque gardien Osmin, turc cruel et bouffe à la fois sert la vengeance de Mozart contre son ancien maître tandis que la noblesse du Pacha Selim, certes privé d’arias, montre le respect à l’égard d’un père idéalisé malgré la brouille due au mariage de son fils.  Aux graves abyssaux d’Osmin, marqués du caractère obsessionnel des répétitions et des rythmes séquencés qui soulignent l’obstination et la cruauté du personnage — jusqu’à sa reprise à contretemps du refrain final louant la magnanimité de Selim — répondent les vocalises lumineuses, les envolées célestes de Konstanze. L’antagonisme, musical et vocal, est saisissant.

Cyrille Dubois (Belmonte). Photographie © Alain Hanel.

L’opéra de Monte-Carlo et celui de Marseille ont fait un pari scénique audacieux expliqué par Dieter Kaegi : « transposer l’action dans un train inspiré de l’Orient-Express qui part de Monte-Carlo et dont les protagonistes n’ont pas la possibilité de s’échapper ». Du harem oriental au wagon-lit, outre la suggestion sexuelle — à l’image du harem, il s’en passe des choses dans un train ! — un « même espace clos » et une action située « dans les années 1920, choix de période qui rejaillit évidemment sur le stylisme des costumes » précise celui qui fut aussi responsable de la mise en scène d’un superbe Mazeppa sur le Rocher en févier 2012

La transformation ne s’est pas arrêtée là : dans cette version monégasque et marseillaise, la partie « parlée » en allemand a été considérablement réduite et, ajoute le directeur général des TOBS (Théâtres et Orchestres de Bienne et Soleure), « nous avons réécrit l’ensemble de l’œuvre de sorte que l’essentiel du propos reste intact et que l’histoire se raconte au mieux ».

Brenton Ryan (Pedrillo), Albert Pesendorfer (Osmin) et Jodie Devos (Blonde). Photographie © Alain Hanel.

Malgré tous les artifices mécaniques, inventifs et originaux, de cette mise en scène, nonobstant les décors et les somptueux costumes de Francis O’Connor, les lumières de Roberto Venturi et la vidéo de Gabriel Grinda qui fait défiler de majestueux paysages, force est de constater qu’il a été parfois difficile d’être du voyage. Cette impression — partagée par un public étonnement avare d’applaudissements après les grands airs — est d’autant plus étrange que la direction musicale de Patrick Davin, à la tête de l’orchestre philharmonique de Radio-France dans un récent Domino noir à l’Opéra-Comique, est irréprochable : l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo restitue une densité colorée des notes pour une ouverture presto et une superbe Sinfonia concertante (bravi aux quatre solistes flûte, hautbois, violon et violoncelle) en prélude au second grand air de Konstanze. Le maestro lance les chanteurs et les chœurs de l’opéra avec une rare précision. Les quelques temps morts nécessaires à l’accomplissement des modifications scéniques auront peut-être ralenti la vitesse à laquelle l’intrigue progresse.

Côté distribution, nonobstant de belles, même de très belles voix dans l’ensemble, malgré un investissement corporel et psychique des chanteurs que l’on pressent considérable, quelques regrets sont à mentionner : les vocalises de Rebecca Nelsen (Konstanze) manquent trop souvent d’onctuosité et ses aigus d’ampleur, notamment dans son « Marten aller Arten ». Son « Traurigkeit ward mir zum Lose », plus intimiste, plus en  profondeur, est en revanche très convaincant. Malgré, là encore, une volonté manifeste d’incarner le rôle d’Osmin, les graves les plus plongés de la basse autrichienne Albert Pesendorfer, entendu dans le rôle — décidément — sombre de Sparafucile d’un Rigoletto à la Deustche Oper de Berlin, deviennent presque inaudibles.

L'Enlèvement au sérail. Opéra de Monte-Carlo. Photographie © Alain Hanel.

Remarqué dans un récital aux Lundis musicaux de l’Athénée en mars 2017, le ténor Cyrille Dubois s’en sort mieux dans le personnage de Belmonte avec une éclatante ligne de chant mozartienne où le vibrato s’arroge parfois des largesses indues. Comme souvent, les seconds rôles, Jodie Devos pour Blonde et Brenton Ryan pour Pedrillo, lequel agit dans cette œuvre « à la place » de Belmonte tandis que Blonde demeure dans l’ombre de Konstanze, réalisent de meilleures performances vocales :   la première (la Chauve-souris, la Chouette, la Pastourelle dans L’enfant et les Sortilèges à Monte-Carlo en novembre 2016) nous offre un truculent numéro vocal au cours duquel elle vante dans le premier de ses airs « le pouvoir des caresses et de la tendresse » alors qu’elle se réjouit, dans le second, « d’être bientôt libre ». Un beau Singspiel populaire et politiquement revendicatif « Mädchen sind keine Ware zu verschenken ! » qui n’en comporte pas moins quelques vocalises acrobatiques impeccablement effectuées. Le second nous surprend très agréablement par un « Frisch zum Kampfe » énergétique et déterminé avant d’exécuter, dans un registre plus mélancolique mais avec un brio identique, son « Im Mohrenland ». Magistrale prestation d’acteur du célèbre comédien allemand Bernhard Bettermann pour le rôle du Pacha Sélim.

Simplicité en apparence, complexité dans la réalité. D’où une appréhension souvent contradictoire de cette œuvre : « un pêle-mêle de styles inconciliables » pour un célèbre musicologue anglais, une « expérience artistique de Mozart qui atteint sa maturité » selon Carl Maria von Weber cité par Otto Jahn, une « naissance de la comédie universelle de l’opéra mozartien » pour Rémy Stricker (Ibid, p. 203). Autant dire que s’attaquer à Die Entführung aus dem Serail n’est pas une affaire sans risque : l’opéra de Nice en avait fait l’amère expérience il y a quelques années.

Monaco, le 23 mars 2019
Jean-Luc Vannier

 

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Samedi 23 Mars, 2019 19:16