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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte.

La musique instrumentale de la Renaissance au premier xviie siècle

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Cette première étape de notre parcours pourrait avoir pour sous-titre « De Cabezon à Frescobaldi ». En effet, à quelques exceptions près, les musiciens qui y sont évoqués sont nés après 1500. Et encore, si on se concentrait sur ceux dont l'apport au répertoire instrumental a été le plus substantiel, ce serait pour constater qu'ils sont nés pour la plupart après 1550.

C'est dire que nous ne faisons ici que prendre en marche le grand train de l'histoire de la musique. Ce faisant, nous passons par pertes et profits des siècles riches de multiples joyaux dévolus à la voix humaine pour chanter la louange du Seigneur ou pour magnifier la poésie et « ravir l'âme ». Mais c'est tout simplement qu'à quelques détails près, il a fallu attendre le xvie siècle pour voir apparaître une littérature proprement instrumentale.

Bien entendu, les instruments n'avaient pas été absents de la vie musicale des temps anciens. Les témoignages écrits et les documents iconographiques l'attestent : déjà, aux temps de l'Egypte ancienne, de la Grèce antique ou de l'Empire romain, de nombreux instruments avaient acquis droit de cité (lyre, harpe, flûte, aulos, syrinx, cithare, trompette, buccin, sistres, crotales, tambourins, cymbales…) et on sait qu'ils étaient abondamment utilisés, en accompagnement de la voix ou de façon autonome, dans des circonstances fort diverses, publiques ou privées, religieuses ou profanes. Des documents vont jusqu'à évoquer une pratique très prisée des Romains, consistant à accompagner les grands banquets de Symphoniae réunissant un ensemble d'instruments. En plein Moyen-Age, les grands évènements de la vie féodale, des réceptions aux chasses et aux tournois, faisaient appel à des sonneries d'instruments au rang desquels figuraient en bonne place trompettes et trombones. Et on sait par ailleurs que l'orgue avait fait son entrée à l'église dès le xiie siècle, dans une configuration encore très minimaliste il est vrai…

C'est que, « en dépit des malédictions papales et épiscopales, le goût de nos aïeux pour les instruments de musique semble avoir été fort vif. Entre les riverains du bassin de la Méditerranée, les échanges étaient actifs et faciles, et les voyageurs ne laissaient pas longtemps ignorer aux habitants des Gaules ou de l'Ibérie les trouvailles des Romains, des Grecs et des peuples d'Orient. Un instrument de musique nouveau représentait une curiosité attachante que l'on colportait avec plaisir et qui trouvait, partout, des amateurs charmés. »1

Comment, dès lors, expliquer qu'il ait fallu attendre si longtemps pour voir apparaître un début de littérature instrumentale ? Si l'on en croit le même Vuillermoz, jusqu'à Josquin des Prés (v.1450-1521) et plus généralement jusqu'à la grande époque franco-flamande du xve siècle, « c'est uniquement dans les recherches quintessenciées de la polyphonie vocale que se cantonne l'effort des créateurs. Les instruments jouent auprès des voix superposées un rôle singulièrement effacé de parents pauvres. Sans attacher la moindre importance à leur timbre et à leur couleur et en ne tenant compte que de leur étendue, on leur permet parfois de se substituer à un chanteur dans l'échafaudage sonore d'un motet. » Si on les utilise également pour les danses, il semble que les instruments soient restés de modestes serviteurs pour lesquels « on ne songeait pas à se mettre en frais d'ingéniosité comme on le faisait pour les édifices vocaux. » Et Vuillermoz d'ajouter : « Pour qu'aucune partition instrumentale originale des maîtres que nous venons d'énumérer ne nous soit parvenue, il faut bien que la collaboration artistique des instruments ait été médiocre et que ces humbles auxiliaires aient été voués à des emplois subalternes… »2

Ce verdict est peut-être un peu rapide, mais le fait est que, sauf nouvelles découvertes de première grandeur, les manuscrits de musique instrumentale antérieurs au xvie siècle se limitent à quelques rares tablatures pour clavier, dont le célèbre Buxheimer Orgelbuch des années 1460 à 1470. Celui-ci contient environ 250 pièces pour orgue, parmi lesquelles des compositions de Paumann, cet organiste aveugle qui fut peut-être le plus grand musicien allemand de l'époque et connut en tout cas, jusqu'en Italie, une gloire légendaire en tant qu'interprète.

Par ailleurs, et c'est une preuve supplémentaire de la suprématie persistante de la musique vocale, on constate que, pour une part importante, le répertoire qui marque les vrais débuts de la musique instrumentale au xvie siècle est fait d'innombrables transcriptions de chansons polyphoniques ou de motets. Jean-Pierre Ouvrard relève « un phénomène important dans la pratique musicale du xvie siècle : le répertoire vocal et le répertoire instrumental ne se distinguent l'un de l'autre que très artificiellement. Chansons convenables tant à la voix comme aux instruments, ou Chansons propices à jouer de tous les instruments musicaux, affichent les titres des recueils de chansons. A l'inverse, on peut aussi trouver un Recueil de danseries, contenant presque toutes sortes de danses… accommodées aussi bien à la voix, comme à tous les instruments musicaux… (Phalèse, Anvers 1583). »  Et en effet, comme on le verra abondamment au cours de notre revue, le répertoire instrumental se nourrit constamment de la musique vocale, aussi bien religieuse que profane. Ce phénomène se vérifie un peu partout à travers des transcriptions pour instruments à clavier, mais aussi pour harpe ou pour vihuela, et plus encore pour un instrument qui prendra une importance considérable au cours de la période : le luth. Cela dit, dans nombre de cas, ces transcriptions d'œuvres vocales, loin d'être de simples reproductions ou adaptations, prendront la forme d'une « véritable recréation dans laquelle l'instrumentiste est impliqué comme créateur à l'égal du compositeur de l'œuvre originale ».3

Pour autant, comme le précise le même Jean-Pierre Ouvrard, « les instrumentistes ne se contentent pas de la musique vocale pour constituer leur répertoire. Le xvie siècle voit aussi se créer tout un domaine spécifiquement instrumental, dont il est parfois difficile de savoir s'il est une création originale ou la simple continuation de traditions antérieures que l'absence de sources écrites ne nous a pas permis de connaître. Ainsi, dès le début du siècle, le caractère improvisé est fréquent dans les premières publications de luth ou de clavier, où chaque instrument s'affirme avec son individualité propre ». 4  Avec le ricercar, la fantasia et le tiento, on verra fleurir divers genres instrumentaux qui affirment par leurs appellations une liberté d'invention clairement revendiquée. Toutefois, l'écriture pour les instruments restera encore longtemps essentiellement contrapuntique, reproduisant assez fidèlement le modèle du motet polyphonique. Et il faudra attendre la fin du xvie  siècle, voire le début du xviie, pour franchir un pas décisif. Ceci se fera avant tout « grâce à l'instrument favori de cette époque, qui est le luth. Car si l'on peut, avec quatre violes, ou bien avec une flûte, un cromorne, une taille et une basse de viole, ou toute autre combinaison imaginable, interpréter une pièce écrite originellement pour quatre voix, le luth au contraire requiert une adaptation. C'est un instrument polyphonique, mais qui suppose une simplification de l'écriture. C'est ainsi que la pratique d'un instrument va mener progressivement les interprètes à la prise de conscience de l'accord. C'est en grande partie par le luth que se fait en Europe cette transformation radicale de la conscience musicale. La conscience musicale contrapuntique, c'est-à-dire la poursuite, dans la durée, de plusieurs voix qui cheminent simultanément, laisse place à la conscience musicale harmonique, c'est-à-dire celle qui considère la rencontre des notes de chaque voix dans la simultanéité ».5

A n'en pas douter, les instruments à clavier ont poussé dans la même direction et, par l'étendue des possibilités offertes à un ensemble de dix doigts, plus éventuellement deux pieds, ils ont ouvert de nouveaux horizons aux compositeurs. Ainsi se dessine une évolution vers une expression musicale plus libre et un sens plus raffiné de l'harmonie verticale, mais aussi, le moment venu, vers l'abandon des vieux modes au profit de la tonalité majeure/mineure ; une révolution, diversement appréciée des théoriciens, à laquelle on devra plus tard l'émergence des grandes formes classiques que seront la sonate et la symphonie.

C'est dire que cette longue période a vu se développer, comme dans un vaste laboratoire, une quantité d'expériences passionnantes. D'autant plus passionnantes d'ailleurs qu'en ces temps lointains où les musiciens n'hésitaient pas à se déplacer aux quatre coins de l'Europe, les échanges entre compositeurs de tous horizons furent très intenses. Il en résulte pour nous un superbe florilège d'œuvres mèlant pièces savantes et morceaux plus légers, que tout « honnète mélomane » aurait grand tort d'ignorer. Notre grand Pierre Boulez lui-même, à l'occasion d'une interview donnée à la radio pour son quatre-vingtième anniversaire, disait trouver dans ce répertoire d'innombrables sujets d'admiration, sans commune mesure avec les impressions ressenties à l'écoute de tant d'œuvres « écrites au kilomêtre » pendant les deux siècles suivants. Mais, on l'aura compris, on a là un répertoire qui, pour sa part la plus accomplie, peut demander au simple mélomane une certaine persévérance avant de révéler toutes ses beautés.

Dans le rapide tour d'horizon qui va suivre, où nous adopterons — par commodité — un découpage géographique qui a parfois peu à voir avec les réalités de l'époque, on ne sera pas surpris de trouver quelques instruments vedettes : le luth, l'orgue, le clavecin (ou virginal en Angleterre) rêgnent en maîtres partout, à ceci près qu'en terre ibérique, le luth cède la place à la vihuela en attendant que la guitare prenne le pouvoir. Mais à côté de ces stars, on constate ici et là l'essor des ensembles instrumentaux : c'est notamment le cas avec les consorts de violes, dont la vogue sera particulièrement forte en Angleterre. Et on voit peu à peu apparaître des ensembles plus divers, ou plus vastes et éventuellement plus riches en couleurs, l'exemple le plus éclatant étant celui des grandioses compositions d'un Giovanni Gabrieli pour les festivités de San Marco à Venise.

Italie

Angleterre

Espagne & Portugal

Allemagne & Pays-Bas

France

Notes

1. Vuillermoz Émile, Histoire de la musique,  Fayard, Paris 1960, p.35.

2. Ibid., p. 69.

3. Ouvrard Jean-Pierre, dans Jean & Brigitte (dir.), Histoire de la musique occidentale , Fayard, Paris 2003, p. 299. 

4. Ibid., p. 304.

5. Beaussant Philippe, dans Jean & Brigitte Massin (dir.), Histoire de la musique occidentale, Fayard, Paris 2003 , p. 385 et 386.


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Mardi 30 Janvier, 2024