bandeau texte 840 bandeau musicologie 840

François Buhler, 20 octobre 2024

« Tendresse » : Genèse d’une célèbre chanson soviétique

Le monument aux conquérants de l’espace à Moscou. Photographie © D. R.Le monument aux conquérants de l’espace à Moscou. Photographie © D. R.

Нежность / Tendresse, Musique d’Alexandra Pakhmoutova sur un poème de Nikolaï Dobronravov.

Майя Кристалинская, Нежность / MaÏa Kristalinskaïa, Tendresse.

Les informations ne sont pas très nombreuses sur cette célèbre chanson sentimentale que l’on aime surtout lorsqu’on ne sait pas de quoi il s’agit. A vrai dire, elles ont même été soigneusement dissimulées. A priori, ce n’est pas surprenant puisqu’il s’agit d’une chanson de propagande. Leurs auteurs l’ont voulue telle et ont protesté quand on a voulu lui donner un autre sens mais le manque de succès initial a tout d’abord amolli quelque peu leur résistance. Au premier abord, elle semble en effet n’être rien de plus qu’une chanson d’amour entre deux personnes, l’absence de l’homme aimé étant douloureuse et difficile à supporter pour la narratrice : « Tendresse […] la terre est dépeuplée sans toi […] Comment puis-je survivre quelques heures ? [sans toi] La terre est vide […] sans toi […] rentre au plus vite ! » La tentation de confondre le camouflage de rigueur avec le sens même de la chanson était donc grande et nombre de chanteuses l’interprètent encore sans la comprendre.

Toutefois, on ne peut se satisfaire de cette interprétation car elle laisse de côté certains termes comme « mais toi... tu voles […] pendant qu’il volait, volait […] toutes les étoiles ».

On se dit alors que le héros est vraisemblablement un pilote de la Grande Guerre patriotique en danger de ne pas revenir d’une mission, d’où la référence à Saint-Exupéry, mais même ainsi la référence aux étoiles en fait à toutes les étoiles reste assez difficile à expliquer.

Il suffit d’une information pour commencer à comprendre : Cette chanson de Dobronravov et Pakhmoutova était initialement prévue pour faire partie d’un cycle intitulé Обнимая небо (Embrassant le ciel) qui deviendra après les péripéties que nous allons raconter La Constellation de Gagarine (1968-1971). Elle entre donc dans le grand groupe de la chanson de cosmonautes et c’est très vraisemblablement à Gagarine lui-même que s’adresse la narratrice (ou le narrateur) et en particulier le vers « La terre est dépeuplée sans toi... » Comme le texte évite de mentionner son nom, la chanson est réutilisable pour tout vol ultérieur.

Malgré la qualité de la musique, la chanson n’a pourtant aucun succès au début et la première est un échec complet car les allusions à dessein toujours très sibyllines qui caractérisent le style de Dobronravov ne sont pas comprises. Cet insuccès le déçoit profondément et il en cherche les raisons :

C’est peut-être parce que tu cites Saint-Exupéry, lui souffle-t-on, que vient faire là ce Français dans une chanson qui devrait plutôt vanter les exploits des pilotes soviétiques ? N’aurais-tu pas mieux fait de le remplacer par un Héros de la nation, Bakhtchivandji1 par exemple ?

Le poète se défend et explique son idée :

Ce qui m’importait, ce n’était pas le pilote lui-même, mais la personne qui, à travers les yeux d’un poète, regardait la Terre, l’Univers ; j’avais besoin d’un poète, même s’il était en fait un prosateur.

Le succès étant venu par un biais inattendu et les intentions finalement comprises, les autorités tentent de s’en servir pour la propagande de la conquête de l’espace puisqu’elle a été conçue dans ce but. « Tendresse » est donc utilisée, mais beaucoup plus tard, pendant deux jours de suite, les 19 et 20 juillet 1975, pour réveiller l'équipage russe du « projet de test Apollo-Soyouz ». C’était là une bien mauvaise idée. Le premier jour, cette charmante composition, douce et calme, mieux faite pour bercer, voire endormir des enfants que pour réveiller des adultes, manque son but et les cosmonautes continuent à dormir. Le lendemain, elle parvient tout de même à accomplir la mission qui lui a été dévolue de tirer les astronautes des bras de Morphée.

Анна Герман, Нежность / Anna German, Tendresse.

Avant l’inoubliable Anna German, qui n’y a probablement vu qu’une chanson d’amour, « Tendresse » est interprétée par plusieurs personnalités, dont la première, après le refus d’Edita Piekha, est la chanteuse populaire soviétique Maïa Kristalinskaïa qui la chante en 1965 et dont l’enregistrement sera repris plus d’un demi-siècle plus tard, en 2021, par Moroz Records dans un disque entièrement consacré aux chansons d’astronautes, réalisant ainsi le vœu de la compositrice Akexandra Pakhmoutova qui l’avait classée comme telle à l’origine.

À l’appui de cette thèse une chanson de cosmonaute célébrant l’exploit de Gagarine on peut ajouter le fait suivant : elle et son mari, l’auteur du texte, connaissaient personnellement les familles des personnes exerçant ce métier dangereux. Ils savaient qu’il y avait parmi eux des hommes qui ne revenaient pas de leur vol. En témoigne cette déclaration de Pakhmoutova :

« Nous étions très amis avec la famille du pilote d'essai Gueorgui Konstantinovitch Mossolov. Et nous sommes allés à son anniversaire. C'était en 1967. Gagarine a appelé Mossolov, l'a félicité pour son anniversaire et m'a demandé de venir au téléphone. J’y suis allée et il a dit : « Aliotchka, je veux te dire que Volodia Komarov, avant le vol, m'a demandé de vous transmettre sa gratitude, à toi et à Kolia [Nikolaï Dobronravov, son mari], pour la chanson Tendresse. Ce fut le dernier vol de Komarov2. »

Curieusement, c’est donc parce qu’elle est incomprise que la chanson devient célèbre. En 1967 toujours, l’année de la mort en mission de Komarov, la réalisatrice Tatiana Lioznova s’entiche de cette œuvre non seulement sans avoir la moindre idée de ce qu’elle signifie mais en procédant, apparemment du moins, au rebours du bon sens. Elle cherche un sujet de film où elle pourrait placer cette chanson et en faire en quelque sorte le personnage principal en construisant toute l’intrigue autour d’elle. Voici ce qu’elle a déclaré après le tournage :

J'ai entendu la chanson « Tendresse » de Pakhmoutova alors qu'elle n'était pas encore, comme vous le dites, un succès musical. La chanson m’a alors captivée. J'ai commencé à inventer différentes histoires dans le contexte desquelles j’aurais peut-être pu placer cette chanson. J'ai ébauché quelques projets mais il n’en est rien sorti de vraiment cohérent. Puis, un jour, j'ai lu le récit d'Alexandre Borchtchagovski « Trois peupliers dans Chabolovka ». J'ai tout de suite réalisé que je tenais enfin l'histoire que je cherchais ! Mais j’ai ensuite passé beaucoup de temps à comprendre à quoi ressemblait le personnage principal, quel genre de vie elle menait …

L’acteur Viatcheslav Chalevitch, qui jouait le rôle de Gricha, le mari de l’héroïne dans le film de Lioznova, confirme : « Entre les prises, Lioznova écoutait constamment la chanson Tendresse, directement sur le plateau. »

Le scénario du film, dont le titre définitif sera Trois peupliers dans la rue Pliouchtchikha, est très simple. Une villageoise (jouée par Tatiana Doronina) se rend à Moscou pour vendre du jambon fait maison. La première personne qu'elle rencontre est Sacha (Oleg Efremov), le chauffeur de taxi qui l'emmène chez sa belle-sœur qui habite dans la rue Pliouchtchikha près du café Les Trois peupliers. Elle lui chante Tendresse, une chanson qui a une immense importance pour elle. Cette rencontre fortuite, très significative pour tous deux, met en relation des personnes qui ne se connaissaient pas auparavant, qui se découvrent, se comprennent et qui les fait considérer leur vie d'une manière nouvelle. La séquence principale se passe dans le taxi, en référence au début du quatrième vers de la chanson « Et les taxis… » et est suivie d’un flux ininterrompu de taxis de la même marque et du même modèle roulant rapidement qui illustrent de façon encore plus claire la fin du vers, « … se hâtent tous quelque part » :

Quand Lioznova s’adresse à Pakhmoutova pour lui demander son autorisation, celle-ci refuse tout d’abord catégoriquement : « Je ne ferai pas ça, les pilotes et les cosmonautes connaissent tous cette chanson, il y a le ciel, l’espace, et puis tout à coup voilà une bonne femme qui vient vendre de la viande au marché, ça ressemble à quoi, ça ? » Mais Lioznova s’accroche et lui explique que tout son film est basé sur cette œuvre. Pakhmoutova est touchée par l’amour si naïf et si convaincant que réussit à exprimer l'actrice pour sa chanson, et plus encore par les yeux du héros, les yeux d'un homme perdu dans le rêve du grand amour qui lui tombe dessus si inopinément. Peut-être aussi l’idée lui traverse-t-elle l’esprit que ce film aiderait sa chanson à « décoller ».

Quoi qu’il en soit, c’est bien ce qui se produit car le film, qui sort en 1967, a beaucoup de succès et l’on se met tout à coup à chanter cette chanson dans toute l’URSS. La même année, lors d'un concours international de chant à Sotchi, la chanteuse moldave Maria Codreanu se présente avec « Tendresse » et reçoit le premier prix bien qu’il y ait, à notre avis, beaucoup à redire à sa technique vocale.

Мария Кодряну, Нежность / Maria Codreanu, tendresse.

Cependant, un problème inattendu se présente tout à coup lors du concert final des lauréats : juste avant de monter sur scène, Codreanu apprend qu’il était prévu que Kristalinskaïa chanterait cette chanson (apparemment, cette décision avait été prise à la suite d’une demande personnelle de Pakhmoutova, par gratitude envers Maïa qui n’avait jamais cessé de forcer le succès avec cette chanson, au risque d’affaiblir le sien). Codreanu monte donc sur scène avec une autre composition, mais le public proteste et scande « Ten-dresse ! Ten-dresse ! ». Mark Bernes, présent dans la salle, se lève et apporte son soutien au public ; l'orchestre doit donc improviser de toute urgence et Codreanu remporte le triomphe qu’elle espérait.

Voilà donc, pour la petite histoire, comment est né le succès de « Tendresse ». Par la suite, les Soviétiques ayant été dépassés par les Américains dans la course à l’espace, on oubliera la destination première de la chanson et elle obtient, de nos jours encore, un succès exceptionnel sans être comprise ; il est vrai que, dans l’intervalle, le public russe aura eu abondamment le temps de se persuader que Pakhmoutova, même si l’on ne partage ni ses vues politiques ni son amour pour le show business, possède un véritable talent musical et des dons mélodiques évidents. De nos jours, on entend donc « Tendresse » dans quantité de versions, même à la domra électrique chez les punks.

Nous donnons ci-dessous en exemple une de ces versions, tirée comme les vidéos précédentes d’un article bien documenté de Sergueï Kouri sur l’Internet russe. Il s’agit de la version de l’excellent et trop naïf guitariste belge Francis Goya qui, n’étant ni musicologue ni au fait des pratiques russes, décide après avoir entendu la chanson par hasard de s’adresser directement à Alexandra Nikolaevna pour lui demander de lui envoyer la partition et lui parler d’un projet qui donnera naissance à une fructueuse collaboration sous forme d’un album entier, A Tribute To Alexandra Pakhmutova, entièrement composé d’arrangements instrumentaux des œuvres de celle-ci.

Francis Goya, Tendresse.

Mais le plus intéressant, ce qui nous permet du même coup de mieux comprendre la personnalité et les motivations des deux créateurs, se produit encore plus tard. Le succès recherché est venu, on chante la chanson partout et dans toutes les langues, leurs noms sont désormais connus et célébrés dans toute l’URSS puis dans toute la Russie, les décorations pleuvent, bon, c’est bien, mais c’est un succès dénaturé ; il faut maintenant, pour montrer fidélité et dévotion à la politique du parti, trouver un moyen de remettre les choses à l’endroit et retransformer ce taxi moscovite en vaisseau spatial. Mais comment faire puisqu’il est désormais impossible de toucher à la musique ? La solution est évidente et Dobronravov s’attelle immédiatement à la tâche puisque c’est lui le coupable, avec sa stupide idée de taxi : il écrit donc une deuxième version de la chanson, « Ta tendresse », de façon à ce qu’elle puisse se chanter sur la même musique, et dans laquelle un cosmonaute, qu’il évite aussi de nommer pour que, quand il en viendra d’autres, il reste interchangeable , s'adresse depuis l'espace à sa bien-aimée restée sur Terre. C’est Iouri Gouliaev, dont le nom reste attaché à La Constellation de Gagarine qu’il a eu l’honneur de créer, qui est sollicité par eux pour être le premier à interpréter cette nouvelle version :

Le vingtième siècle est un siècle de grandes séparations,

Et maintenant c'est plus difficile pour toi que pour moi,

Attendre est plus dur que prendre des risques...

Des milliards d'étoiles nous séparent,

Entre nous il y a des radiations,

Une pluie furieuse,

Mais au ciel, depuis la Terre lointaine

Jusqu’à moi, vole

Ta tendresse…

Et Pakhmoutova, dans tout ça ? Elle n’a plus rien à faire ? Non, mais c’est bien normal, après tout, qu’elle puisse désormais se reposer sur ses lauriers car ce qu’elle a fait est fait, et bien fait, du moins selon son point de vue. Elle est devenue la spécialiste immensément célèbre et respectée de la chanson de cosmonaute et ses mises en musique d’histoires de vols sont nombreuses et bien connues. Mais nous ne parlons plus ici de vols spatiaux mais, en bon français, de vols de la propriété intellectuelle ou, en russe, de pesni-peredelki, une pratique on ne peut plus courante et admise aussi bien en Union soviétique que dans la Russie actuelle où on a gardé l’habitude de décorer les voleurs et d’en faire des Héros de la Patrie. Les exemples ne manquent pas dans l’œuvre de Pakhmoutova et personne n’y a jamais trouvé à redire dans sa patrie. Mais pour nous, Occidentaux, et bien que cette pratique ait aussi existé très longtemps dans notre histoire musicale et littéraire, même au-delà des diverses lois réglementant les droits d’auteurs au milieu du xixe siècle, la « Tendresse » de Pakhmoutova n’est, comme on peut s’en rendre compte par l’écoute de l’exemple musical ci-après, qu’un honteux plagiat de la « Sarabande sentimentale » de Benjamin Britten, c’est-à-dire le troisième mouvement de sa Simple Symphony opus 4 pour orchestre à cordes (ou quatuor à cordes) composée trente ans avant « Tendresse », du 23 décembre 1933 au 14 février 1934 et certes déjà arrangée en Britten Sentimental Saraband from Simple Symphony for Piano Duet par Howard Ferguson, mais avec le consentement de l’auteur !

Benjamin Britten, Simple Symphony, 3. « Sentimental Saraband », English Chamber Orchestra.
Page de couverture du recueil Созвездие Гагарина (La Constellation de Gagarine) de Nikolaï Dobronravov et Alexandra Pakhmoutova.

plume 6 François Buhler
20 octobre 2024

facebook

Cet article fait suite à « Alexandra Nikolaevna Pakhmoutova », Nadejda » et « Quatorze minutes avant le lancement » du même auteur.

1. Le capitaine Grigori Iakovlevitch Bakhtchivandji (7 / 20 février 1908 ou 1909 - 27 mars 1943), pilote d'essai et de chasse pendant la Bataille de Moscou, Héros de l’Union soviétique, mort en service et décoré de l’Ordre de Lénine à titre posthume. Il était très admiré par Gagarine qui suivit, dix ans plus tard, les cours de la même école de pilotage que lui à Orenbourg.

2. Vladimir Mikhaïlovitch Komarov (Moscou, 16 mars 1927 - 24 avril 1967) fut reconnu par les autorités comme le premier cosmonaute à mourir lors d'une mission spatiale, à bord de Soyouz-1, trois mois après l'accident d'Apollo 1 aux Etats-Unis le 27 janvier 1967 lors d'une répétition au sol en conditions réelles où l’équipage constitué des astronautes Virgil Grissom, Edward White et Roger Chaffee meurt brûlé vif, un drame encore dans toutes les mémoires. Le commandant de remplacement était Gagarine lui-même. Tous deux étaient parfaitement conscients des risques, particulièrement accrus dans ce cas-là puisqu’ils avaient eu abondamment l’occasion de remarquer pendant leur entraînement que le vaisseau présentait de multiples dysfonctionnements. Les plaintes des cosmonautes n'étant pas entendues, Gagarine envoie une lettre à Leonid Brejnev pour lui faire part de ses inquiétudes. Komarov, sachant qu’à moins d’un miracle il ne reviendrait pas vivant, prend des dispositions pour que ses funérailles se déroulent à cercueil ouvert, afin que les dirigeants soviétiques se rendent compte des conséquences de leurs décisions. L’appel de Gagarine à Pakhmoutova sonne donc comme un adieu.


rectangle biorectangle actu rectangle texterectangle encyclo
logo grisÀ propos - contact |  S'abonner au bulletinBiographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale| Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.
paypal

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil. ☎ 06 06 61 73 41.

ISNN 2269-9910.

cul_2409

Lundi 21 Octobre, 2024 1:24