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François Buhler, 8 octobre 2024

« Quatorze minutes avant le lancement », la plus célèbre des chansons d’astronautes soviétiques

Youri Gagarine

Voici un extrait de l’article nécrologique paru sur Lenta.ru sur le décès du compositeur Oscar Feltsman (Odessa, 18 février 1921 – Moscou, 3 février 2013) intitulé « On a chanté cette chanson dans le cosmos. Le compositeur Oscar Feltsman est décédé » :

« Nous parlons de  Quatorze minutes avant le lancement » , une chanson originale de l'ère spatiale pour le peuple soviétique. Oscar Borissovitch [Feltsman] reçoit un appel de la radio deux jours avant le lancement du premier satellite artificiel de la Terre — le 2 octobre 1957 — avec la demande d'écrire d'urgence une chanson sur l'espace. Les poèmes de Vladimir Voïnovitch lui sont dictés [l’emploi de l’italique est notre initiative] et le thème musical est presque immédiatement prêt. La chanson est enregistrée par Vladimir Trochine et accompagne toutes les émissions de radio consacrées au lancement du satellite, puis tout ce qui concerne l'espace. Iouri Gagarine insiste pour que ses apparitions à la radio et à la télévision soient accompagnées de cette composition particulière, qui servit même de sujet de plaisanteries. Par exemple, le héros, le camarade Dynine, joué par Evgueni Evstigneev dans le film Bienvenue ou Intrusion interdite aux étrangers [tourné en 1963 dans le cadre d’un camp de pionniers pour enfants, bloqué par la censure comme antisoviétique, finalement autorisé par Khrouchtchov qui s’en est beaucoup amusé, sorti le 9 octobre 1964 et vu selon les chiffres officiels par 13, 2 millions de spectateurs], commente ainsi la performance des pionniers de « "Quatorze minutes"  : Iouri Gagarine a chanté cette chanson dans l’espace ». Bien que Dynine se soit trompé à ce sujet, d'autres cosmonautes, Pavel Popovitch et Andrïan Nikolaev [les commandants des navires spatiaux Vostok-3 et Vostok-4 pendant leurs propres missions spatiales en 1962] ont chanté « Je crois mes amis que les caravanes de fusées » [les paroles du refrain qui sont l’autre nom sous lequel on connaît cette chanson], et la pièce est vraiment devenue un symbole de la conquête de l'espace. Cela se ressent déjà dans la structure même de la mélodie : la marche militante de son couplet se mue dans le refrain quasiment en une ballade, et dans le lyrisme il y a place à la fois pour l'angoisse vague liée à une affaire dangereuse et pour l’exaltation romantique du héros-explorateur. »

Oscar Feltsman / Vladimir Voïnovitch, Quatorze minutes avant le lancement, par Vladimir Trochine.

Il existe cependant d’autres versions de cet événement, toutes célébrant bien sûr de façon démesurée cette grande réalisation du régime et personne n’osant tout d’abord critiquer la qualité assez pauvre et ultra-conventionnelle du texte. Il ne faut pas s’en étonner puisque la propagande — un terme que l’on pourrait définir comme un antonyme presque parfait de « vérité » si cette proposition était réversible — change sans cesse, variant au gré de l’évolution politique et des besoins. Il faut en particulier prendre en compte la version donnée par Voïnovitch dans ses mémoires, qui redresse l’erreur commise par le l’auteur de l’article nécrologique de Feltsman. Selon lui, la chanson n’a pas été créée pour immortaliser le lancement du premier satellite artificiel le 2 octobre 1957, mais en septembre 1960 et la première interprétation, par Trochine, en 1961. « À cette époque, écrit-il, la rédactrice en chef de la radio de l’Union, Natalia Soukharevitch, cherchait une chanson sur un thème spatial » et mettait quantité d’auteurs-compositeurs à l’épreuve sans résultats convaincants :

« J'ai suggéré à Natalia, qui ne savait même pas que j'écrivais de la poésie : "Demain, j'apporterai une chanson. J'ai tenu parole. Elle a lu le texte […] décroché le téléphone et dit : "Oscar Borissovitch, maintenant je vais te dicter un texte brillant, écris-le !" Oscar Feltsman a écrit la musique le même jour et le soir, Vladimir Trochine a chanté cette chanson. Le lendemain, elle était célèbre ».

La chanson sort sur « Minions » en 1961 et 1962. Mais sur ce point aussi, tous ne sont pas d’accord. Trochine donne une autre date d'enregistrement : trois mois avant le premier vol humain dans l’espace [i. e. le vol de 106 minutes de Gagarine à bord de Vostok-1 le 12 avril 1961].

Il faut bien entendu consulter également les mémoires d’Oscar Feltsman, Нетольковоспоминания (Pas seulement des souvenirs) qui confirment que Gagarine « exigeait que "Quatorze minutes avant le lancement" soit diffusée avant son discours » à chacune de ses apparitions à la radio faute de quoi il ne s’adresserait pas à la nation.

paroles russes / françaises dce Quatorze minutes avant le lancement,

Certains détails de la genèse de cette chanson-phare de l’époque soviétique méritent encore d’être brièvement rapportés. Il y a finalement eu plusieurs tentatives de modifier les paroles de la chanson pour tenter de les améliorer quelque peu, mais qui ont toutes conduit à des conflits avec l'auteur. C’est au cours de l'été 1962 que la chanson a été interprétée dans l'espace par Pavel Popovitch et Andrïan Nikolaev, ce qui confirme les dates données par Voïnovitch dans ses mémoires et ruine la tentative de la faire glorieusement remonter à l’origine même du premier succès soviétique dans le domaine de l’espace en 1957. Puis, étrangement, c’est le vers sur « les chemins poussiéreux des planètes lointaines » que Nikita Khrouchtchov choisit de citer dans un discours de félicitations tenu sur le podium du Mausolée. Ensuite, cependant, les choses se gâtent, comme toujours lorsqu’on joue avec la vérité. Lors des tournages télévisés avec les auteurs de la chanson, le cosmonaute Popovitch, faisant bien entendu à l’antenne l'éloge de la chanson, fait cependant remarquer à Feltsman que les mots du premier couplet « Fumons avant le lancement » sont incorrects, puisque les cosmonautes n'ont pas le droit de fumer avant le lancement. Feltsman rapporte la scène dans ses mémoires :

« À la fin du programme, Gagarine, furieux, s'est emporté contre Popovitch : "Pourquoi faites-vous de telles remarques ? [C’est vrai que] nous fumons. Maintenant, il va falloir réécrire la chanson !". Le lendemain, nous avons organisé un nouvel enregistrement en urgence et, à la place de "nous fumons", nous avons inséré "nous chantons". Aujourd'hui encore, les professionnels chantent "chantons" et les astronautes "fumons" ».

Par la suite, Voïnovitch, ulcéré que l’on ait osé retoucher son texte sans son accord, rappelle cet incident à Nikolaev et Popovitch lors de leur conférence à la Maison des littérateurs et leur fait quelques commentaires acerbes : « Bien sûr, les cosmonautes n'ont pas apprécié ma remarque, et la chanson a continué d'être chantée sous sa forme corrigée », se plaint-il dans ses mémoires.

Tout d’abord hymne des cosmonautes et chanté par eux-mêmes, ce morceau est ensuite interprété par les plus illustres interprètes de l’époque qui ont construit leur carrière au service du régime, en particulier par Georg Ots et Iossif Kobzon.

Oscar Feltsman / Vladimir Voïnovitch, Quatorze minutes avant le lancement, par Georg Ots.

En Russie actuelle, comme rien n’a véritablement changé par rapport à l’Union soviétique, ni dans la volonté de glorification du régime ni dans la conception de la propagande et de la désinformation, nombreuses ont été les tentatives de remettre la chanson sur le devant de la scène. En voici quelques-unes seulement, la liste complète, pour autant qu’il soit possible de l’établir étant beaucoup trop longue pour être rapportée ici : en 2009, la chanson, interprétée par Georg Ots, est incluse dans la vaste collection de « Chansons sur l'espace » de Melodia. Puis, en 2017, le président Vladimir Poutine, déplorant que la jeunesse ait tendance à négliger et à oublier les glorieux événements du passé, profite d'une rencontre avec les étudiants de l'Université d'État de Moscou pour les rappeler à leur devoir patriotique et leur réapprendre le texte et la musique de cette chanson. Il l’interprète avec eux avec un accompagnement de guitare, comme le montre une photo prise lors de l’événement. Ce fait est encore rappelé par des articles parus le 14 avril 2023 dans les organes de propagande Arguments et faits et RIA Novosti. Enfin, en 2021, en l'honneur du 60e anniversaire du vol spatial de Iouri Gagarine, l'Orchestre de la police de Moscou enregistre une vidéo musicale de propagande. Pour le tournage, on recrée les costumes et l'intérieur d'un appartement soviétique auxquels on ajoute des images d'actualités historiques et des éléments emblématiques de la biographie du premier cosmonaute.

L’unique exemple proposé ne suffisant peut-être pas à faire comprendre à tous les lecteurs que les chansons de cosmonautes se sont développées en URSS entre le vol de Gagarine en 1961 et le démembrement de l’Union en 1989 au point de devenir un genre à part entière comprenant probablement quelques centaines de morceaux, nous ajoutons quelques exemples tirés d’une seule anthologie qu’il est possible d’écouter en totalité sur Internet, ou, plus intéressant encore, pièce par pièce dans des versions agrémentées de vidéos de propagande montrant un savant mélange de photos réelles et truquées de foules en délire accueillant Gagarine après son exploit, de lui-même, tout sourire, à son poste de commande, du lancement de la fusée, du cosmos ou, suivant l’époque, d’autres astronautes, etc.

les chansons de cosmonautes

L’anthologie dont nous parlons est un disque intitulé « Chansons sur le cosmos et les cosmonautes, 1961-2021 » et paru le 26 mars 2021 chez Moroz Records qui contient 36 plages dont la première interprétation (plage 4), par Vladimir Trochine en 1961, de « Я верю, друзья, Караваны ракет » (« Je crois, mes amis, que des caravanes de fusées »), qui est à la fois le refrain de « Quatorze minutes avant le lancement » et l’autre nom sous lequel on connaît cette chanson. Une particularité notable de ce disque est que les 34 chansons qu’il contient sont placées entre les plages 1 et 36 qui sont des enregistrements en live des échanges entre Gagarine et l’organe de contrôle du cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan.

Donner l’intégrale des titres de ces chansons étant impossible (« l’espace » à disposition n’étant pas infini), nous ne citons que les huit premiers :

« Chanson d’astronaute », interprétée par Viktor Selivanov et Vladimir Tsarski (plage 2)

« Je suis la Terre », Olga Voronets (plage 3)

« Je crois, mes amis, que les caravanes de fusées », Vladimir Trochine (plage 4)

« Tu rêves de vols sur d’énormes distances », Iossif Kobson et Maïa Kristalinskaïa (plage 5)

« Les cosmonautes », Igor Slastenko (plage 6)

« Chute d'étoiles », Quatuor vocal « Accord » (plage 7)

« Comment Ioura nous a guidés en vol », Lioudmila Zykina, (plage 8), etc.


La liste des exécutants, sans doute bien moins intéressante que celle des compositeurs et des paroliers que nous n’avons malheureusement pas, présente tout de même quelques surprises pour ceux qui connaissent ces interprètes : Voronets, Slastenko, Magomaev, Ots et Vyssotski n’ont qu’une seule chanson chacun, Trochine et Kobson deux, Selivanov trois, alors que Kibkalo et Zykina sont représentés à quatre reprises.

Il serait probablement utile d’ajouter quelques commentaires sur ces chansons. On apprend par exemple avec curiosité que le très doucereux morceau de la plage 15, chanté aussi par Trochine et très célèbre dans toute l’URSS, nous promet que bientôt « Des pommiers fleuriront sur Mars » grâce aux héros soviétiques. Nous serions curieux de voir cela et attendons la réalisation de cette promesse avec impatience. Les auteurs d’un tel prodige méritant de passer à la postérité, nous citons leurs noms : le poète Evgueni Dolmatovski et le compositeur Vano Mouradeli. Cependant, pour la raison déjà évoquée d’un espace ni infiniment extensible ni infiniment compressible, nous ne pouvons leur faire ici l’honneur que d’une seule chanson. Musicalement, leur chanson « Я Земля ! » (« Je suis la Terre », 1977, plage 3 de la liste ci-dessus), interprétée par Оlga Voronets, n’est que l’habituelle marche de style militaire, martiale, héroïque et triomphale célébrant les grandes réalisations soviétiques. Elle conviendrait mieux chantée par les soldats marchant au pas de l’oie dans le traditionnel défilé militaire sur la Place Rouge qu’au vol d’une fusée, mais si cela a été remarqué par les auteurs ou les commanditaires, cela a sans doute été considéré, avec raison malheureusement, comme un détail insignifiant susceptible de ne gêner qu’un nombre infime d’auditeurs. Si nous la citons, c’est parce qu’elle présente une structure en dialogue entre la Terre (refrain chanté par la soliste) et les cosmonautes (représentés dans les trois couplets par un chœur invisible supposé provenir du cosmos). Pour plaisanter, on pourrait appeler cela la version soviétique de la musique des sphères. Mais en Russie, le ridicule n’a jamais tué que ceux qui le dénoncent et de telles dispositions scéniques sont encore très souvent adoptées dans les chansons patriotiques qui ne sont presque jamais des concerts, mais des « représentations » avec mise en scène et projections, toute forme de propagande — ou de publicité — fonctionnant beaucoup mieux lorsqu’on joint à la musique les ressources du cinéma et du théâtre). Le texte, très conventionnel, présente trop peu d’intérêt pour être cité intégralement. Entouré de paroles creuses, on entend par exemple, dans le premier couplet chanté par les cosmonautes : « Nous vivons une époque merveilleuse / L'impossible est devenu possible / D'autres mondes se sont ouverts à nous. » Le refrain, chanté par Voronets, répond : « Volez jusqu'au Soleil / Et revenez vite à la maison ! » Le deuxième couplet : « Nous quitterons la Terre / Pour atteindre les étoiles et les planètes / Pour apporter notre vérité terrestre / Et nos salutations terrestres. » Nous faisons grâce aux lecteurs du troisième, plus faible encore que les deux premiers, tout l’effet étant dans la musique, la disposition scénique, et surtout dans les images projetées.

Vano Mouradel / Evgueni Dolmatovski, Je suis la Terre, par Olga Voronets, 1977.

Quelques heures à peine après avoir mis le point final à cet article, nous apprenons ce qui suit : « Je suis la Terre » et « Des pommiers fleuriront sur Mars » ont été composés pour la même occasion, le film Au-devant du rêve des réalisateurs Mikhaïl Karioukov et Otar Koberidze sorti en 1963, qui ne contient qu’une seule autre chanson, « Quatorze minutes avant le lancement », à côté de la musique électronique « spatiale » d’Edouard Artemiev. On pourrait peut-être interpréter cette étrange coïncidence de la façon suivante : le temps que vous, lecteurs, avez consacré à cet article (merci !) n’a peut-être pas été entièrement perdu ; peut-être, bienheureux lecteurs, savez-vous déjà maintenant l’essentiel sur la chanson soviétique d’astronautes…

N’ayant plus rien à vous apprendre, nous nous arrêtons donc ici.

plume 6 François Buhler
8 octobre 2024

Voir aussi les articles « Tendresse » : Genèse d’une célèbre chanson soviétique et « Alexandra Nikolaevna Pakhmoutova », Nadejda »


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