François Buhler, 7 octobre 2024
La compositrice Alexandra Pakhmoutova et son mari, le poète Nikolaï Dobronravov.
Надежда / Nadejda, par Anna German, disque Melodia. 1974.
« Nadejda », du poète Nikolaï Dobronravov (Leningrad, 22 novembre 1928 — Moscou, 16 septembre 2023) et de sa femme, la compositrice Alexandra Pakhmoutova (née le 9 novembre 1929 à Beketova), est toujours considérée innocemment par des millions de gens comme l’une des plus belles chansons russes du xxe siècle. À sa création, rien ni dans le texte ni dans la musique ne prédisposait cette chanson à une telle notoriété et personne ne devina qu’elle serait presque aussitôt détournée de son but pour devenir une des principales chansons de propagande antiaméricaine d’URSS. Ce n’était à l’origine qu’une simple chanson d’amour, une de plus, un beau texte, assez sibyllin certes, mais probablement dépourvu d’arrières-pensées politiques malgré quelques allusions soigneusement obscures à un passé de séparation et de souffrances justifiant l’espoir d’heureuses retrouvailles, soit une chanson d’amour contrarié joliment mise en musique, apparemment sans intention cachée non plus.
Ces allusions énigmatiques ont cependant rapidement permis d’induire en erreur les auditeurs et beaucoup aujourd’hui continuent à supposer que le poète, déjà connu, comme sa femme, pour être une simple marionnette au service du pouvoir, évoquait l’horrible passé de l’URSS encore présent dans toutes les mémoires, en tentant de l’excuser ou tout au moins de minimiser les horribles forfaits commis par Staline et ses sbires, et plus précisément les drames successifs vécus par la famille de sa célébrissime interprète, Anna German, qui l’enregistra en 1974 et créa cette chanson comme si c’était elle-même qui se racontait. Anna et sa famille avaient en effet terriblement souffert à l’époque des Grandes Purges de l’élimination de plusieurs de ses membres. Considéré par le NKVD comme un « ennemi de la patrie » sur une fausse dénonciation d’espionnage pour le compte de l’Allemagne, le père d’Anna avait été arrêté le 26 septembre1937 et, sur décision du 21 septembre 1938, fusillé le 11 octobre de la même année à Tachkent, ce que la famille n’apprendra qu’en 1956. Il existait un certificat de réhabilitation daté du 15 novembre 1957, mais qui ne sera découvert qu’en 1985, à l’époque de Gorbatchov. Ceci fut caché à Anna German qui n’en sut jamais rien et ne reçut jamais ce « télégramme contenant un peu de joie » qui lui aurait annoncé que son père n’était, comme cent mille autres, qu’une victime innocente de la barbarie de Staline qui avait pour but d’éliminer tous les Allemands de souche invités en Russie par Catherine II.
Pourtant, comme nous le verrons bientôt, cette supposition était fausse. Ni le parolier ni la compositrice n’avaient jamais rencontré Anna German auparavant et ce n’est que trois ans après la création, au moment où ils firent connaissance à Moscou qu’ils apprirent son histoire. Il est également erroné d’attribuer uniquement le succès phénoménal de « L’Espoir » à son titre et au fait que cette chanson a toujours réconforté tous ceux qui se sont trouvés dans une situation difficile et leur a insufflé la volonté d’y faire face, suivant également en ceci Anna German qui, faisant preuve d’un courage extraordinaire, reprenait alors le chemin de la scène après un effroyable accident de voiture subi en tournée près de Bologne en 1967.
Soirée d'Hommage à Alexandra Pakhmoutova au Kremlin, 3 novembre 2014, final, Nadejda, par Iossif Kobzon, Alexandra Pakhmoutova au piano.Et pourtant, en 2014 encore, dans un fastueux concert de deux heures et demie dégoulinant de propagande patriotique en l’honneur d’Alexandra Pakhmoutova, c’est, conformément à la tradition qui s’est formée avec Anna German, la chanson qui termine le spectacle et qui est reprise en chœur par tout le public parmi lequel on remarque beaucoup de gens qui pleurent pendant qu’à l’écran géant sont projetées des photos de la chanteuse qui connaîtra huit ans plus tard une fin tragique qui plongera à nouveau toute l’URSS dans le « désespoir », comme lors de son accident. Et tout le public chante, car dans les concerts patriotiques russes, qui se terminent souvent par l’hymne national, non seulement c’est une tradition, comme lors du concert du Nouvel An à Vienne, de faire chanter le public au dernier numéro, mais surtout, aujourd’hui encore, cinquante ans après 1974, il serait difficile, voire impossible, de trouver des Russes sensibles à la musique qui ne connaissent pas cette chanson par cœur. Que s’est-il donc passé pour qu’une simple chanson d’amour devienne un des principaux symboles de l’URSS ?
Dans l’esprit de ses créateurs, « Nadejda » apparaît, semble-t-il, au tournant des années 1960-1970 déjà. Même si, aujourd’hui encore, on ne peut déterminer avec précision leur source d’inspiration puisqu’ils se sont bien gardés de la révéler pour ne pas contredire l’interprétation officielle, tout le monde en Union soviétique va rapprocher cette chanson (dont le texte n’a pourtant aucun autre rapport avec l’incident que la mention, purement fortuite, du mot aéroport) d’un tragique événement qui souleva tout le pays d’indignation, le meurtre de Nadejda Vladimirovna Kourtchenko, une hôtesse de l’air de 19 ans qui portait ce beau prénom d’Espoir et travaillait à l’aéroport de Soukhoumi. Voici cette histoire, dont les lecteurs les plus âgés se souviennent probablement encore tant elle défraya la chronique du monde entier et contribua au renforcement de la guerre froide.
Nadejda Kourtchenko. Photographie © D. R.
Le 15 octobre 1970 a lieu le premier détournement d’avion réussi en Union soviétique pendant le vol Aeroflot 244 : deux Lithuaniens, Pranas Brazinskas et son fils Algirdas, qui tentent de se réfugier à l’Ouest, prennent le contrôle d’un Antonov-An 24 ayant Krasnodar pour destination finale, mais reliant tout d’abord Batoumi, en République socialiste soviétique autonome d’Adjarie, à Soukhoumi (ces deux villes faisant aujourd’hui partie de la région autonome d’Abkhazie en Géorgie). Dix minutes après le décollage, les pirates de l’air, armés de fusils à canon scié et d’une grenade, détournent l’avion vers Trabzon (la fameuse Trébizonde antique), où ils se rendent au gouvernement turc. Ils sont jugés, condamnés et emprisonnés, mais alors que l’avion et ses passagers sont presque aussitôt autorisés à regagner l’URSS, la Turquie refuse d’extrader les pirates de l’air vers l’Union soviétique, car ce qui s’est passé pendant la fusillade au cours de laquelle la jeune hôtesse de l’air est tuée de deux balles dans la poitrine et plusieurs membres de l’équipage blessés ne leur paraît pas clair. Selon les Brazinskas, qui s’en sortent indemnes, les coups de feu sont dus à la résistance de deux gardes armés à bord, tandis que, selon les médias soviétiques, il n’y avait aucun garde dans l’avion et la courageuse héroïne, prétendument simplement chargée par les bandits de remettre une note aux pilotes, aurait refusé d’obtempérer puis, bravant les menaces de mort, se serait précipitée dans le cockpit en criant нападение ! « attaque (à main armée) ! » et aurait alors été froidement abattue en tentant d’en barrer l’entrée aux assaillants.*
L’affaire soulève une grande émotion dans le monde entier qui ne s’éteint pas par la condamnation des « terroristes », mais redouble d’intensité, car l’indignation gronde en URSS. Les Soviétiques vont alors lier de façon totalement arbitraire le prénom de la courageuse hôtesse au titre d’une chanson qui apparaît peu après, en 1971, et qui n’a à l’origine absolument rien à voir avec l’affaire, la « Nadejda » de la compositrice Alexandra Pakhmoutova sur des paroles de Nikolaï Dobronravov qui se voit dès lors pourvue d’un titre symbolique fourni par les derniers mots de la chanson, « памятник надежде » (que l’on peut traduire aussi bien à l’époque par « Monument à l’Espoir » que plus tard par « En souvenir de Nadejda »).
En attendant que cette association se fasse et que « Nadejda » devienne un des « tubes » soviétiques les plus célèbres, la chanson a beaucoup de peine à s’imposer. Avant d’en voir la genèse, suivons les faits de l’incident qui n’aurait pu être qu’un fait divers s’il ne s’était pas produit dans le contexte de la guerre froide entre l’URSS et les États-Unis. Après avoir passé quelque temps en prison, en 1974, l’année où le couple Dobronravov-Pakhmoutova, déçu de l’insuccès premier de leur œuvre, confie la chanson à Anna German, les Brazinskas sont amnistiés et se réfugient aux États-Unis où ils sont naturalisés en 1983 sous le nom de White. Sans qu’on puisse l’affirmer puisque rien n’a filtré à ce sujet, on ne peut s’empêcher de penser que le choix de ce nom n’est peut-être pas innocent et pourrait fort bien signifier qu’ils ont été « blanchis » (« that they had been turned white ») de leur crime. Lorsqu’on apprend en URSS la protection que leur a accordée le gouvernement américain, une nouvelle vague d’indignation secoue le pays tout entier et le gouvernement soviétique condamne les États-Unis pour l’octroi de l’asile à ceux qu’elle considère comme de « dangereux terroristes », insiste pour obtenir leur extradition et ne cessera de la réclamer jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique, mettant en exergue « l’hypocrisie américaine envers les terroristes qui attaquent les avions des pays socialistes ».
Le drame connaît un dénouement inattendu, mais significatif en 2002, lorsqu’on apprend qu’Algirdas Brazinskas (Albert Victor White) vient d’être reconnu coupable par le tribunal de Santa Monica du meurtre de son père Pranas Brazinskas (Frank White), âgé de 77 ans, au cours d’une dispute familiale. Mais à cette date il y a plusieurs décennies déjà que la chanson a triomphé et que la pitié que les Russes ont ressentie pour la malheureuse hôtesse de l’air s’est confondue dans leur cœur à celle qu’ils ont éprouvée lors du destin tout aussi tragique qui a frappé Anna German, la merveilleuse interprète de « Nadejda ».
Revenons donc à l’histoire de la chanson et à 1971. Dans l’intention des auteurs, elle était premièrement destinée à une voix masculine. Elle est enregistrée pour la première fois par l’acteur du Théâtre d’art de Moscou Iouri Pouziriov, mais ni la compositrice ni le poète ne se montrent satisfaits de l’enregistrement. « Nadejda » est alors proposée à Iossif Kobzon, un jeune chanteur de variétés déjà très en vogue bien qu’encore à l’aube de sa grande carrière. Mais celui-ci, après avoir vu la partition, refuse, estimant probablement que la chanson n’aurait pas beaucoup de succès auprès du public et ne deviendrait pas un véritable « tube ». La recherche de l’interprète idéal se poursuit donc.
En 1973, Anna Katchalina, la rédactrice de la société Melodia, l’unique studio d’enregistrement de toute l’URSS, envoie à Anna German à Varsovie plusieurs nouvelles chansons soviétiques, dont « Nadejda ». Cette pièce fait partie d’un lot de plusieurs morceaux de la même compositrice. Katchalina avait l’espoir de réaliser un nouveau disque grâce à la collaboration des deux femmes, mais Anna ne choisit que deux œuvres de Pakhmoutova. À cette époque, la chanteuse a déjà redémarré sa carrière après le terrible accident de voiture en Italie en 1967 auquel elle a miraculeusement survécu, mais qui l’a éloignée de la scène pendant trois ans. Même si, incompréhensiblement, personne n’y avait pensé jusque-là, aucune chanson n’aurait pu lui convenir mieux que celle-là puisque le texte évoque sa propre histoire et celle de sa famille pendant sa jeunesse en URSS au moment des Grandes Purges de Staline. Aussi, à peine l’a-t-elle lue qu’elle s’exclame : « Je vais la chanter ! Je vais la chanter à tout prix ! » et, à la première occasion, sa tournée organisée, elle s’envole pour Moscou.
À son arrivée dans la capitale en 1974, au moment où l’affaire Brazinskas est à son comble, la chanteuse enregistre donc « Nadejda » avec l’ensemble Melodia. Le succès est immédiat1; la chanson s’est trouvée un nouveau visage, tout aussi beau, tout aussi émouvant, tout aussi tragique que celui de la jolie Nadejda Kourtchenko, et bien qu’elle ait été, après la mort d’Anna, interprétée par Muslim Magomaev, Edita Piekha et de nombreux autres interprètes, elle lui appartient pour l’éternité dans l’esprit des Russes, non seulement pour sa voix exceptionnelle, mais parce qu’en raison des circonstances de sa vie, elle lui convenait mieux qu’à n’importe qui d’autre.
Nadejda, par Muslim Magomaev, Alexandra Pakhmoutova au piano, Moscou, Salle des colonnes de la Maison des syndicats, 1975.La très charismatique Anna German qu. par son admirable courage dans l’adversité a symbolisé l’espoir pour des centaines de millions de gens, en URSS et en Europe. Photographie © D. R.
Voici comment elle-même raconte l’histoire :
« J’ai vu Alexandra Pakhmoutova et Nikolaï Dobronravov pour la première fois à Moscou. J’avais déjà entendu plusieurs de leurs chansons et je les aimais pour leur optimisme joyeux et lumineux. Il me semblait pourtant que celle-ci ne correspondait pas tout à fait à mon genre de chansons, je pensais en effet que tout ce que j’interprétais devait être profondément lyrique. Mais “Nadejda” semblait avoir été écrite spécialement pour moi. Alexandra Pakhmoutova n’était pas seulement une compositrice exceptionnelle, mais aussi une personne très bienveillante, douce et intelligente. Elle n’a pas essayé d’imposer son opinion sur l’interprétation de la chanson, elle m’a fait entièrement confiance. »
Avant « Nadejda », la popularité d’Anna German en Union soviétique était certes déjà considérable, mais par la suite, celle de la chanson et de son interprète devient immense dans tout le pays. La chanteuse fait toujours et partout salle comble et souvent, même lorsque la quasi-totalité des billets a été vendue des semaines à l’avance et qu’il ne semble plus y avoir d’espoir d’en trouver encore un seul, des files d’attente énormes, longues parfois d’un kilomètre, se forment au guichet. Anna German prend alors l’habitude, dans toutes les villes où elle se produit, de terminer chaque représentation par cette chanson.
En 1975, « Nadejda » remporte le prix de La Chanson de l’année, mais à la place d’Anna German, que ses engagements empêchent de revenir à Moscou pour l’occasion, la chanson est interprétée par Muslim Magomaev, assisté par les cosmonautes Vitali Sevastianov et Piotr Klimouk (l’équipage du vaisseau spatial Soyouz-18, lancé avec succès le 24 mai 1975), avec lesquels « Nadejda » est chantée plusieurs fois à la demande du public. Cette participation des cosmonautes soviétiques à l’interprétation de la chanson n’est pas fortuite : presque immédiatement après son apparition, « Nadejda » est devenue leur « talisman » musical particulier, une chanson qu’ils écoutent avant chaque vol. C’est le retour en force du premier visage de la chanson, celui d’une chanson patriotique de propagande, d’une célébration des « grandes réalisations du régime », d’une récupération politique de tout ce qui a du succès dans l’art, destinée dans ce cas à glorifier les héros de l’Union soviétique dans la course à l’espace et donc toujours dirigée en priorité contre les États-Unis. Ceci appelle deux remarques, dont la première, au contraire de la seconde, n’est pas sérieuse : le cas de « Nadejda » pourrait servir à fonder une nouvelle technique de recherche en musicologie en se servant de l’astronomie : en effet, il est possible de suivre l’instrumentalisation politique de cette chanson par l’habitude des Soviétiques, toujours actuelle en Russie, de donner aux astéroïdes les noms des célébrités qui ont bien mérité de la patrie. Pour ne citer que ceux qui ont une relation quelconque avec « Nadejda », Nadejda Kourtchenko a le sien, le no 2349, qui lui a été officiellement attribué le 8 février 1982 ; Pakhmoutova aussi, le no 1889, découvert le 24 janvier 1968, de même qu’Anna German (astéroïde Annagerman 2519 nommé ainsi le 27 juin 2015) ou encore Iossif Kobzon (le no 3399, découvert le 22 septembre 1979). Les cosmonautes ne sont bien sûr pas en reste depuis Gagarine (1772), en particulier s’ils sont morts en service comme ce fut le cas de Gueorgui Dobrovolski (Dobrovolsky 1789), Vladislav Volkov (1790) Viktor Patsaev (Patsayev 1791) lors de la dépressurisation brutale de la capsule Soyouz-11 le 30 juin 1971.)2 Alexandra Pakhmoutova avait prévu cette décision en écrivant lors de la sortie de son cycle de chansons La Constellation de Gagarine (1968-1971) avec Iouri Gouliaev pour interprète :
« Peut-être qu’un jour, les gens appelleront de nouvelles étoiles par son nom brillant, et que, non pas dans l’imagination poétique, mais dans la réalité, la constellation de Gagarine brillera au-dessus de notre Terre. »
La seconde remarque est celle-ci : La Chanson de l’année, créée par la télévision soviétique en 1971 et retransmise dans toute l’Union soviétique, poursuivait bien sûr des buts politiques qui, cependant, s’adoucissent au fil du temps à mesure que la société soviétique devient plus libérale, en particulier dans les années 1980, à l’époque de la perestroïka. Mais au début, et c’est encore le cas pour « Nadejda » en 1975, les chansons sélectionnées pour les premiers festivals étaient strictement censurées et devaient être conformes aux normes sociales établies par le Parti communiste. Les interprètes devaient tous être des diplômés de conservatoires d’État en règle et jouir d’une réputation conservatrice.
Cependant, pour reprendre la plaisanterie ci-dessus (Nous revenons, pour nous en amuser, à cet aspect de la « musique des sphères » version soviétique dans l’article intitulé « Quatorze minutes avant le lancement ».), on pourrait dire que c’est encore le cosmos qui nous apprend que cette année-là est déjà celle de la détente. C’est en effet le 1er août 1975 qu’est signé l’Acte final d’Helsinki qui permet le programme de collaboration Apollo-Soyouz entre le 15 et le 25 juillet de Soyouz-19 dont l’équipage est formé de trois Américains (Slayton, Brand, Stafford) et de deux Soviétiques Leonov et Koubassov). Cette détente reste bien sûr toute relative dans les deux camps et n’empêche pas diverses histoires de propagande de se former en URSS autour de « Nadejda ». Il ne s’agit pas ici de savoir si elles sont vraies, correspondent aux faits, sont même simplement crédibles ou non, mais de prendre conscience de la capacité d’une simple chanson populaire, mais portant comme titre le mot clé de ce temps-là, l’« Espoir », à se prêter une récupération politique. On raconte par exemple que, pendant la guerre soviéto-afghane du 27 décembre 1979 au 15 février 1989 qui met fin à la détente, un pilote soviétique échappe miraculeusement à la mort en réussissant à s’extraire d’un hélicoptère en flammes abattu par les dushmen3. Transporté à l’hôpital, il survit et dira qu’il doit sa guérison au pouvoir de la chanson « Nadejda » qu’il y entend dans l’interprétation d’Edita Piekha. La seconde histoire est encore plus typique de la propagande soviétique. Elle concerne deux jeunes Chiliens qui se rendent au camp international de pionniers d’Artek en Crimée, le camp le plus prestigieux d’URSS, et y apprennent la chanson de Pakhmoutova. De retour chez eux, l’un d’eux est emprisonné pour avoir participé à une manifestation contre Pinochet. Il réussit à faire passer en URSS un film avec un enregistrement de lui en prison chantant la chanson apprise à Artek. Le portrait du jeune Chilien est alors imprimé dans la Pionerskaïa Pravda4. Les journalistes rassemblent 11 millions de lettres, les envoient à Pinochet en signe de protestation et le jeune homme sort de prison, libre comme l’air.
À la même époque circulent quantité d’autres histoires de ce genre qu’il est inutile de rapporter ici. Mais au début de 1980, concernant la politisation de « Nadejda », se produit un fait dont on peine à comprendre les raisons, si toutefois il s’agit vraiment d’un acte intentionnel. Bien qu’Anna German ait été filmée à plusieurs reprises en train d’interpréter cette chanson à la télévision centrale, d’un jour à l’autre, tous ces enregistrements sont inutilisables. Il se murmure qu’ils ont été démagnétisés sur ordre personnel de Sergueï Lapine, président du Comité d’État du Conseil des ministres de l’URSS pour la télévision et la radiodiffusion, qui était alors occupé à éliminer tout élément potentiellement subversif dans la préparation des Jeux olympiques d’été qui allaient se tenir incessamment à Moscou. Si cela est vrai, il s’agissait d’un acte de nettoyage inutile et contreproductif. Mais à cette époque il était d’autant plus important de faire partout le ménage en ne laissant subsister aucune information potentiellement nuisible que cette xxiie Olympiade était boycottée par une cinquantaine de nations sur proposition, le 4 janvier 1980, du président américain Jimmy Carter pour protester contre le cadeau de Noël que l’Union soviétique venait de faire à l’Afghanistan en l’envahissant, sans déclaration de guerre, dans la nuit du 24 au 25 décembre 1979. Cette façon de faire si typiquement russe, que l’on retrouve si souvent dans l’histoire de ce pays, venait de donner les résultats attendus dans l’invasion surprise de la Hongrie à 4 h du matin le 4 novembre 1956 et de la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août 1968. L’assaut des Soviétiques suivait le plan Chtorm-333 surnommé « Opération Prague ». Cette nouvelle attaque ayant mis fin à la détente et le pays n’ayant pas bonne presse au début de 1980, il était essentiel d’en donner pendant l’Olympiade la meilleure image possible. Les Jeux furent malgré tout émaillés de divers incidents qui filtrèrent à l’étranger, comme la création par le KGB d’un département secret chargé de remplacer tous les échantillons d’urine par des échantillons propres pour garantir l’absence de dopage devant l’opinion internationale et assurer du même coup le triomphe des athlètes de l’URSS et de l’Allemagne de l’Est (dans cet ordre, évidemment). C’est bien entendu à Pakhmoutova et Dobronravov que les autorités confièrent la création de la musique des Jeux et la fameuse chanson « Au revoir, Moscou ! » que l’on entendit lors de la cérémonie de clôture.
De 1980 à aujourd’hui, « Nadejda » continue d’être l’objet de remakes pour s’adapter à l’évolution de la politique et aux buts poursuivis par la propagande. Il n’y a rien de surprenant à cela puisqu’une chanson de propagande se doit d’être aussi énigmatique que possible pour qu’on ne décèle pas qu’il s’agit de propagande. Pour ce faire, rien de mieux, donc, que d’improviser un nouveau texte en brodant sur un thème connu qui a déjà servi pour la propagande et donné de bons résultats dans ce domaine. Il sera aussi d’autant plus facile d’atteindre le but recherché lorsqu’on se réfère à un texte déjà en lui-même suffisamment énigmatique en jouant sur la multiplicité des interprétations possibles. Ainsi, même ceux qui ont cru à cette propagande feront de la propagande sans en être conscients, comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. C’est tout cela qui a permis et permet encore de faire de « Nadejda » l’instrument idéal de ce que beaucoup, en Russie, croient n’être qu’un patriotisme de bon aloi. On peut découvrir actuellement sur Internet quantité de variantes modernes appartenant à ce type naïf qui n’ont rien de mystérieux, mais rien d’intéressant non plus. Elles sont même d’une banalité extrême, servent ce but en croyant en viser un autre, et ne présentent donc en général que quelques mots-clés ou une phrase complète du texte original plutôt que des passages entiers. Il s’agit presque toujours d’une technique de composition attestée sinon depuis le début de l’histoire de la musique, du moins depuis qu’il existe des parchemins liturgiques, et qui fait fureur en Russie, les песни-переделки (pesni peredelki), c’est-à-dire de véritables contrafacta (chansons dont le texte est nouveau sur une musique empruntée), comme « Une étoile inconnue brille » de Maria Langer citée infra, qu’elle chante lors du Nouvel-An 2016 sur la musique de la « Nadejda » de Pakhmoutova et qui ne garde du texte de Dobronravov que la première phrase et le mot « Nadejda » du refrain. Ces adaptations modernes qui multiplient à l’infini les textes sans intérêt sur « Nadejda » sont créées pour diverses occasions. Il peut s’agir de célébrer la Journée internationale de la femme du 8 mars5 : c’est par exemple le cas de « Вот уже закончился февраль » (« Février est déjà fini »), « Светит незнакомая звезда » (« Une étoile inconnue brille », citée sopra) et « Светятся веселые глаза » (« De joyeux yeux brillent »). Il peut aussi s’agir de chansons scolaires, comme « Пусть восходит новая звезда » (« Lève-toi, étoile nouvelle ! »), ou de chansons de jubilé (anniversaire, commémoration), comme les deux chansons de même titre célébrant le Nouvel An, « Светит новогодняя звезда » (« L’étoile du Nouvel An brille », l’une d’Igor Gueorguievitch Moukhine et l’autre de Natalia Vitioukova) ; on peut encore ranger dans ce dernier groupe « Светят в глазах » (« Dans les yeux brillent ») et « Светит нам знакомая звезда » (« Notre étoile familière brille » de Valentina Soulimova), qui, malgré cet emprunt évident, tente de faire croire qu’il ne s’agit pas de pure copie en remplaçant le nom de Nadejda par celui de Natacha. En d’autres termes, la propagande originelle liée à la « Nadejda » du début des années 1970 a envahi tous les domaines de la vie quotidienne des Russes.
Contrairement à cette immense production sans valeur, les chansons volontairement politisées sont beaucoup plus intéressantes. Certaines datent de l’ère soviétique et ont été écrites pour célébrer les camps de pionniers, prédire des lendemains qui chantent au paradis soviétique, glorifier les réalisations du régime, dénoncer les vaines tentatives d’espions révisionnistes, de saboteurs, de traîtres, etc. Comme les variantes russes modernes postérieures à la mort d’Anna German, elles présentent divers types de tropes (développement, substitution). Nous citons ci-après le texte intégral de deux de ces remaniements idéologiques qui restent parfois assez énigmatiques et peuvent se prêter à diverses interprétations. Le premier, « De nouveau le bruit de bottes cloutées », semble cependant assez aisé à expliquer puisqu’il cite les fameux « wagons Stolypine », le ministre de Nicolas II assassiné le 1er/14 septembre 1911, qui servaient presque uniquement au transport des détenus « vers l’Est » dans des « camps » de travail forcé. Il s’agit donc d’une chanson de déportation dont l’intérêt est considérable, d’une part parce qu’il nous rappelle les horreurs vécues par des millions de victimes sous l’empire, pendant la révolution puis sous la Terreur stalinienne, et d’autre part, d’un point de vue purement technique, parce que son texte est encore très proche de son modèle, en particulier le premier couplet et le refrain.
Le second remaniement que nous tenons à citer, le violent et haineux « Chant des vainqueurs », est une refonte postérieure, comme le révèle le dernier mot, à la perestroïka, mais la filiation se distingue encore clairement à ses thèmes essentiels d’éloignement, de nostalgie du foyer, etc., et surtout à sa référence initiale, comme la plupart de ces imitations, à l’étoile du texte original de « Nadejda », bien entendu immédiatement transformée en étoile rouge par la propagande. Cependant, celle-ci nous est cette fois présentée comme « L’étoile de Tchernobyl », de sorte que l’exégèse de ce nouveau trope pose problème dès les premiers mots du texte. En russe, le mot « tchernobyl » désigne une variété d’absinthe ; or « l’étoile de l’absinthe » est citée dans l’Apocalypse de Jean (chapitre 8, versets 10 et 11), les Hébreux se servant fréquemment du nom de cette plante pour désigner ce qui est amer, désagréable, nuisible, pernicieux et le paraphraste chaldéen l’associant même à la mort. En suivant les autres indications du champ sémantique, il semble donc à première vue que nous soyons dans un récit qui date d’une époque postérieure aux « pluies acides » de la catastrophe de Tchernobyl du 26 avril 1986 et qui nous parle de quelque chose de haïssable selon l’idéologie soviétique (« l’Amérique », « la perestroïka »), ainsi que d’apocalypse, de guerre, de danger de mort, mais en même temps d’« Espoir que les jours de bonheur reviendront » après la « Victoire » (qui, au moment de la rédaction du texte, n’est pas encore acquise, contrairement à ce qu’affirme le titre). Toutefois, il est impossible de se hasarder plus avant : le récit reste énigmatique peut-être parce que son auteur se confond probablement avec la nature grossière, brutale et inéduquée du narrateur, comme semble l’indiquer la construction littérairement très pauvre et malhabile du texte, mais peut-être aussi à dessein pour dissimuler l’endroit où l’action se passe et à quoi le texte fait référence. Il conserverait alors le camouflage de rigueur auquel on se heurte fréquemment dans les chansons de propagande et qui était déjà présent dans le texte originel. Le seul point qui paraît établi est que le récit parle d’une guerre (voir les mots « guerre », « commandant », « Schmeisser », « prisonnier », etc.) Mais s’agit-il d’une guerre symbolique ou, plus vraisemblablement, d’une guerre réelle, comme la première guerre contre la Tchétchénie de décembre 1994 à 1996, ou de la seconde en août-septembre 1999, ou encore de la guerre russo-géorgienne d’août 2008 qui oppose la Géorgie à sa province séparatiste d’Ossétie du Sud et à la Russie et qui s’étend à une autre province géorgienne séparatiste, l’Abkhazie, ce qui nous ramènerait aux sources de la chanson ? En apparence, rien n’indique la solution et le texte garde son mystère. De plus, l’allusion à Tchernobyl, à laquelle nous nous sommes peut-être trop hâtés de donner une explication savante dans un contexte qui ne l’est pas, n’indique peut-être pas un lieu réel, mais une allégorie. Il pourrait en aller de même des « sables brûlants » (« brûlés » dans le texte), qui pourraient évoquer la guerre d’Afghanistan, mais dans ce cas, que viennent faire là « l’Oural », qui s’étend de l’océan Arctique à la cuvette de la Caspienne (on ne sait cependant pas ce qui se cache sous ce nom, la chaîne de montagnes ou le fleuve éponyme) et les « Tchouktches », qui sont un peuple de Paléo-Sibériens habitant le nord de l’Extrême-Orient russe, sur les rives de l’océan Arctique et de la mer de Béring. On pourrait également supposer, pour des raisons d’analyse littéraire qu’il serait fastidieux d’exposer ici, que ce dont on nous parle ici à couvert est la guerre que les Russes mènent depuis le 24 février 2022 contre l’Ukraine, si l’on se fonde sur la mention de Tchernobyl, une centrale nucléaire située en Ukraine et sur le terme de « khata », traduit ici simplement par maison, qui désigne une habitation paysanne ukrainienne. C’est peu, c’est même très insuffisant pour une telle hypothèse et cela ne résout pas le problème, mais ce qui nous importe est autre. S’il s’agit bien d’une chanson toute récente et d’une chanson russe (car si cette chanson était ukrainienne, toute notre pseudo-analyse serait fausse), nous avons du même coup démontré que « Nadejda » a marqué l’esprit des Russes au point qu’on se sert aujourd’hui encore de cette chanson du tout début des années 1970 pour faire passer des messages de propagande ou l’amour le cède au mépris de l’autre, au massacre et à la haine. Mais avant que le contenu de cette chanson soit entièrement dénaturé, qui a assuré une telle pérennité à « Nadejda », qui nous l’a fait aimer à ce point, qui a attendri pour un temps ces brutes sanguinaires qui, depuis le Moyen Âge dont ils ne sont sortis qu’à l’avènement de Pierre le Grand au tout début du XVIIIe siècle, ont toujours envahi et massacré tous leurs voisins quand ils n’étaient pas occupés à le faire entre eux, comme à la Révolution ou sous Staline ? Non pas ses auteurs, des artistes certes talentueux, mais des propagandistes notoires qui se sont toujours laissés porter dans leur carrière par le vent, quelle que soit la direction qu’il souffle ; pas eux, mais sa merveilleuse interprète à la voix d’or, Anna German, « l’Ange blanc de la chanson », comme l’appellent encore les Polonais, qui n’y a jamais vu qu’un hymne à l’amour et dont les valeurs et les qualités humaines exceptionnelles étaient totalement à l’opposé de cet odieux point d’arrivée que constitue le « Chant des vainqueurs ». Ah, nostalgie, quand tu nous tiens…
1. Extrait d’une lettre d’Anna German à Anna Katchalina (1975) : « Sais-tu combien de lettres j’ai reçues d’Union soviétique après que la chanson “Nadejda” a passé sur les ondes ?!! Des villages lointains de Sibérie, les gens me prient de leur envoyer le disque de “Nadejda”. Ma joie et quelque chose comme une “fierté de mauvais aloi” sont très grandes, car c’est mon interprétation qu’ils veulent. Hourra-a-a-a !!! Quand tu verras la petite — grande Alexandra [Pakhmoutova] et son mari, embrasse-les et remercie-les de ma part à chaque fois, d’accord ? »
Puis, pendant de nombreuses années et d’un coin à l’autre du pays, des auditeurs appellent la radio pour demander que « Nadejda » soit encore diffusée, mais toujours dans l’interprétation d’Anna German.
2. La liste de cosmonautes soviétiques connus comprenant 80 noms et celle des astronautes soviétiques et russes 126, d’autres ont bien sûr aussi leur nom au firmament, par exemple Valentina Terechkova (Tchaïka, « Mouette » en français, n° 1610), première femme astronaute à bord de Vostok-6 le 16 juin 1963) qui avait rendez-vous dans l’espace avec Valeri Bykovski (Iastreb, « Faucon en français », no 138971) parti deux jours avant elle à bord de Vostok-5 ; ou encore Svetlana Savitskaïa (no 4118), première femme à sortir dans l’espace, etc. Il faut cependant savoir qu’il a peut-être existé des « cosmonautes fantômes » présumés morts dans des vols préorbitaux ou orbitaux avant Gagarine, soit du lancement du premier satellite artificiel en 1957 au 12 avril 1961, dont l’URSS aurait caché les noms puisque le programme spatial soviétique était secret et que les autorités avaient pour habitude de n’annoncer les vols qu’après leur succès. On prétend donc logiquement que les échecs étaient tus au point de supprimer toute trace des malheureux qui y avaient pris part, en allant jusqu’à éliminer leur famille. Il n’y a cependant aucune preuve de ceci et l’on ne sait si les 11 noms que l’on cite sont ceux de personnes réelles ou ont été inventés par des Occidentaux.
3. Avant d’être anglicisé puis russifié, le terme de dushman signifie « ennemi ». Il s’agit donc de moudjahidines afghans.
4. La Pionerskaïa Pravda était un bi-hebdomadaire qui tirait en 1975 à 9,5 millions d’exemplaires, soit le plus grand tirage de tous les journaux d’URSS, ce qui, associé à son nom de Vérité (pravda), au fait qu’il était l’organe de la Fédération internationale de toutes les organisations de pionniers et à sa mission avouée de servir de vitrine internationale à l’URSS et de « montrer au monde ce qu’étaient des enfants libres et heureux »), évoque de façon éloquente l’étendue de la propagande de l’époque.
5. La Journée internationale de la femme du 8 mars, approuvée par l’ONU en 1917, existait déjà en Russie depuis 1910 sous le nom de Journée internationale de solidarité des femmes.
François Buhler
7 octobre 2024
Voir aussi les articles « Quatorze minutes avant le lancement » et « Tendresse » : Genèse d’une célèbre chanson soviétique
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Lundi 21 Octobre, 2024 1:26