Diptych. Monaco Dance Forum . Photographie © Maarten Vanden Abeele.
Dans son « Interprétation du rêve » (1900) et sa première topique, Sigmund Freud décrit deux « localités à l’intérieur de l’appareil psychique », en quelque sorte deux pièces d’une maison séparées par un couloir où veille, avec plus ou moins d’efficacité, la « censure » en œuvre dans le « travail du rêve » : l’une des pièces représente l’inconscient — représentations refoulées, résidus infantiles énigmatiques — à laquelle nous n’avons pas accès. L’autre pièce désigne le préconscient, pièce dans laquelle, lorsque nous dormons, les motions pulsionnelles inconscientes s’efforcent de « pénétrer ».
C’est le titre du travail « The missing door and The lost room » — deux plateaux scéniques successifs et « ouverts » sur la salle Prince Pierre — de la compagnie Peeping Tom qui nous a fait penser à cette élaboration de Freud. Présenté mercredi 11 décembre au Grimaldi Forum en ouverture du Monaco Dance Forum, ce « Diptych » du « Collectif de danse-théâtre » bruxellois fondé en 2000 par la danseuse argentine Gabriela Carrizo et le danseur français Franck Chartier, adapte, dans une version raccourcie, le « Triptych » de 2020 où « The hidden floor » ponctuait les deux premiers volets élaborés à l’époque avec le Nederlands Dans Theater.
Si le nom de la compagnie évoque explicitement le voyeurisme pour le sens commun — « Peeping Tom » désigne en anglais le « voyeur » — le sujet chorégraphique de « Diptych » possède le remarquable mérite de représenter l’irreprésentable : exposer sur scène et à la vue du tous, les reliquats erratiques, fragmentaires, allusifs et hallucinatoires des messages énigmatiques et non traduits qui composent l’inconscient. Autant de productions métapsychologiques fermées sur elles-mêmes, « désignifiées » et sans autre intention communicante que celle de peupler — voire de surpeupler en la perturbant — la psyché humaine.
Diptych. Monaco Dance Forum. Photographie © Maarten Vanden Abeele.
Le résultat est brillantissime : dans une scénographie astucieuse et hautement technique (Gilles Roosen) qui jongle avec nos peurs les plus archaïques, les fantasmes, morbides, compulsifs et sexuels, projetés sur la réalité matérielle des décors (Gabriela Carrizo et Justine Bougeroi) ou sur des arrangements sonores (Raphaëlle Latini) font surgir d’inquiétantes cohortes humaines et désarticulées d’une simple penderie, anthropomorphisent un lit mystérieux dont le matelas moelleux engloutit inexorablement les corps, dotent les portes et fenêtres — et le chiffon dépoussiérant ! — de pouvoirs autocinétiques.
Le « réalisme psychique » n’est plus un oxymore indescriptible mais prend forme devant nous par l’impressionnante performance gymnique des neuf danseurs et danseuses de Peeping Tom : ici une frénésie répétitive sur un grondement de tonnerre, là un couinement agaçant de porte qui coïncide avec le mouvement mécanique d’une jambe tendue — quelle merveille ! —, là encore l’inversion de la flèche du temps où la caméra semble « rembobiner » le film et faire revenir les danseurs — impeccable synchronisation de l’ensemble ! — à un état antérieur de leur action. Nonobstant les clins d’œil et autres sourires qui côtoient ce « Diptych » pour se rassurer, les angoisses inhérentes de l’âme s’y déploient sans entrave jusqu’à celle de l’imago du corps morcelé de l’autre ce qui n’est pas sans rappeler — très ponctuellement — le travail de Dimitris Papaioannou.
Soixante-dix minutes plus tard, alors que les lumières s’éteignent et plongent la scène dans le noir, le spectateur ébahi par cette mise à nu des tréfonds de son inconscient, reste coi et n’ose applaudir. Sans doute dans l’attente anxieuse de quelque disruptif coup de théâtre ! Ovations garanties. Et légitimes.
Interprètes : Konan Dayot, Fons Dhossche, Lauren Langlois, Panos Malactos/Akira Yoshida, Alejandro Moya, Fanny Sage, Eliana Stragapede, Wan-Lun Yu.
Jean-Luc Vannier
Monaco, le 12 décembre 2024
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Jeudi 12 Décembre, 2024 20:05