The Great Tamer. Monaco Dance Forum. Photographie © Julian Mommert.
Scène ouverte. Sur un plateau d’ardoises ondulées, un homme vêtu, allongé, se repose. À mesure que le public investit, mercredi 12 décembre le Grimaldi Forum, l’individu se lève, scrute attentivement les spectateurs. De profil, son regard balaye la salle, s’arrête ici ou là pour toiser le public. L’œil droit, ouvert de curiosité. Ainsi débutait, avant même le « lever de rideau » The Great Tamer, la performance insolite, déroutante, mais d’une créativité artistique hors du commun, du chorégraphe grec Dimitris Papaioannou. Ce diplômé de l’École des beaux arts d’Athènes, responsable de la mise en scène des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques grecs en 2004, nourrit l’extrême fluidité de ses fondus enchaînés chorégraphiques de multiples références : le symbolisme universel y côtoie l’inconscient individuel, le mythologique s’acoquine avec la modernité, le singulier n’omet pas le collectif.
The Great Tamer. Monaco Dance Forum. Photographie © Julian Mommert.
Dimitris Papaioannou fait travailler le corps masculin comme on le ferait d’un texte écrit en langue étrangère pour le traduire et l’interpréter : le soumettre à des tensions, à des césures, à des manipulations anasémiques pour l’amener aux limites de ses possibilités — le « faire craquer » aurait dit le psychanalyste Jean Laplanche — et tenter d’en faire jaillir le sens profond. Dans notre besoin de compréhension, de synthèse illusoire, nous croyions — bien à tort — tenir un fil rouge dès la première scène : un mouvement d’aller et retour compulsif de deux individus autour d’un corps masculin dénudé et destiné à le couvrir et à le découvrir. Un scénario sous la forme d’un Da Capo chorégraphique : éternel recommencement sauf qu’à la troisième reprise, l’homme se révolte d’être ainsi l’objet soumis à la rivalité des deux autres. Un alter ego prendra finalement sa place.
The Great Tamer. Monaco Dance Forum. Photographie © Julian Mommert.
La mise à nu des corps, essentiellement masculins, revêt dans cette perspective bien autre chose qu’une dimension sexuelle, encore moins érotique. Si Dimitris Papaioannou convoque, pour nous la soumettre, sa propre pulsion scoptophilique, force est néanmoins de constater que cette nudité sert d’autres objectifs : elle vise justement à dissimuler ce qu’elle prétend exposer. L’essentiel réside plutôt, selon nous, dans cette récurrente cascade de corps morcelés, démembrés, éparpillés, désarticulés, plâtrés puis démoulés, ensevelis puis déterrés, éviscérés même : magnifique reconstitution ludique de « La leçon d’anatomie du Docteur Tulp » de Rembrandt (1632). Des corps aussi enchevêtrés et fouinés : les lentes roulades du couple hétérosexuel sur fond de récolte de la moisson comme autant de rappels des cycles telluriques tandis que l’homme fouille avec acharnement le ventre de la femme comme pour chercher et retrouver ce qu’il y aurait perdu : convulsions énigmatiques de la partenaire mêlant jouissance et douleur. Des corps par surcroît adulés : superbe Pietà « lunaire » d’El Greco (1571-1576) ou bien encore ces scènes susceptibles de nous rappeler « L’assaut » de William Bouguerau (1898) ou « La source » de Gustave Courbet (1868). Le rythme lent, les gestuelles exprimées avec retenue — sauf dans une rare évolution collective où tout s’affole — accentuent la densité réflexive, imposent le mutisme. À peine entendons-nous une diffuse introduction à la valse An der schönen blauen Donau opus 314 de Johann Strauss II.
The Great Tamer. Monaco Dance Forum. Photographie © Julian Mommert.
Pour l’ancien éditeur de magazines gays, la conception chorégraphique du corps masculin pourrait néanmoins épouser la description, par Sigmund Freud, de la sexualité infantile (« Trois essais sur la théorie sexuelle », 1905): pulsions partielles et chaotiques, autoérotisme, interchangeabilité des zones érogènes, recherche permanente d’une excitation par nature inextinguible. Étrangement, la conclusion de son extraordinaire performance en devient presque fade : un squelette humain glisse en morceaux sur un marbre funéraire. Du légendaire proverbe grec « aucun mâle n’est dénué de certains attributs », rien ne subsiste.
Interprètes : Pavlina Andriopoulou, Costas Chrysafidis, Dimitris Kitsos, Ioannis Michos, Evangelina Randou, Kalliopi Simou, Drossos Skotis, Christos Strinopoulos, Yorgos Tsiantoulas, Alex Vangelis.
Monaco, le 13 décembre 2018
Jean-Luc Vannier
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