musicologie

20 mai 2023 — Jean-Marc Warszawski

Nocturnes et marines : la pianiste Hélène Rusquet Néréide de la vague 1900

Nocturnes et marines, Hélène Rusquet (piano), Œuvres de Guy Ropartz, Gabriel Dupont, Gabriel Fauré. Anima 2023 (ANM 220601).

Enregistré à Paris, Temple Saint-Marcel.

Hélène Rusquet est passée par les conservatoires de Sartrouville, de Boulogne-Billancourt, puis le Concervatoire national supérieur de Paris sous la direction de Nicolas Angelich et Romano Pallotini pour le piano, de Patrick Cohen pour le pianoforte, de Marc Coppey pour la musique de chambre. Elle a fait sa tournée des classes de maître et peu celle des concours, ce qui n’est pas si mal, avant d’engager sa carrière de récitaliste, de chambriste et d’accompagnatrice qui la promène en France et bien au-delà. Elle a enseigné au conservatoire de Villiers-sur-Marne, actuellement à celui de Cergy-Pontoise.

Pour son premier enregistrement discographique, elle nous propose un programme raffiné qui ne coure pas tant les rues : trois nocturnes de Guy Roparz (1864-1955), six extraits de La maison dans les dunes de Gabriel Dupont (1878-1914), et deux nocturnes de Gabriel Fauré (1845-1924), confirmant l’intérêt actuel pour les années 1900 un peu avant un peu après, musicalement un pied dans le passé, un autre vers l’avenir, dans une recherche d’identité.

Le tout dans une inspiration de nuit et de mer, dont on imagine la magie étoilée, la douceur du rivage et les reflets de lune sur les vaguelettes. À tort, parce que c’est là aussi le moment où se réveillent les démons et les cauchemars et les dieux coléreux prêts à déchaîner ouragans et mascarets. Ce programme est submergé de longues déferlantes, que je perçois plutôt comme des bourrasques et des coups de vent, plutôt éoliens que marins. Mais on voit bien que le ciel et ma mer se fondent en horizon, et à lire les titres et les exergues (3e nocturne de Ropartz), ce sont bien nocturnes et marines, voire parfois nocturnes marins. Un programme haut en expression et poésie : on est dans le registre de la poésie musicale, ou de l’art pictural en mouvement.

Ces trois compositeurs ont esthétiquement des airs de famille baignés par l’air du temps, de l’envie de sortir des sentiers de la tonalité et de ses fonctions balisées, aussi des battues cycliques, c’est-à-dire des cadences à temps forts et faibles, tapant régulièrement. Deux ont été élèves de Jules Massenet, Guy Ropartz et ensuite passé par le compositeur et organiste César Franck, Gabriel Dupont par les organistes et compositeurs Louis Vierne et Charles-Marie Widor. Gabriel Fauré quant à lui est passé, avant ces deux petits jeunes, par l’école Louis Niedermeyer qui formait les compositeurs et organistes liturgiques. Ceci pour peut-être expliquer cela.

Cela est, pour l’ensemble des compositions, une texture polyphonique extrêmement dense dans une écriture clairement à trois parties, à trois claviers, deux manuels, un pédalier, typique de l’écriture pour orgue. Une densité renforcée par une sophistication des durées, à divers degrés selon les œuvres, où le ternaire et le binaire se superposent, avec une pléthore de deux contre trois (jouer dans un même temps deux notes d’une main et trois de l’autre), des sextolets, des quintolets, des nonolet (ce n’est pas un gâteau), des dodécatolet (12 notes) dans des rapports irrationnels d’une voix à l’autre, qui provoquent un scintillement (et une tension) qui occupe tous les espaces, profite à la perception de l’indépendance des voix entre elles et tend à abolir la pulsion régulière de la cadence mesurée. De ce point de vue, ces trois organistes liturgiques sont confrontés au rythme psalmodique des textes adoptés par le plain-chant qui ne respecte pas la battue cadentielle. Pour se libérer de cette pulsation, disons un peu militaire ou régulièrement dansante, mécanique, et imposer non pas les rythmes de phrases inégales comme dans le plain-chant, mais ceux ressentis comme des mouvements de la nature, ils utilisent tous trois, surtout Guy Ropartz, de nombreux changements de battue : 5/4, 6/4, 9/8, 10/8, 15/8, 18/8, voire 21/8 ou 24/8 ! D’autres compositeurs ont parfois, à cette époque, comme Erik Satie, aboli les barres de mesure. Il y a le jeu incessant des arpèges qui emmène le temps, avec les accords plaqués qui tendent à le retenir, la mélodie qui se fraie passage entre les deux, parfois incrustée aux accords, parfois aux arpèges, elle peut aussi être triomphante, comme dans le premier nocturne de Ropartz.

Enfin là ou les dissonances, qui ne sont plus des tensions entre deux consonances, mais des éléments expressifs à part entière, constitutifs, avec des différences de procédés entre les trois compositeurs. Mais en général, l’analyse tonale classique n’a ici plus de sens (elle n’en a déjà plus beaucoup chez Schumannn ou Liszt…) et qu’à la manière du jazz « classique », on peut penser ces dissonances comme des notes de couleur, ou des extensions harmoniques, sur une base tonale qui n’est pas abolie (les recherches modales de Fauré sont un peu différentes).

Ce sont des compositions d’organistes, habitués aux surimpressions harmoniques de leur instrument (pour être clair : ce qui fait qu’on a souvent l’impression que cela sonne faux… alors que cela sonne trop), plus à l’aise dans les complexités comme dans les régularités cadentielles et rythmiques que les pianistes, car n’ayant pas le frappé et le rebond physique des touches sur le sommier, ils doivent les intérioriser.

On profite donc avec plaisir des qualités pianistiques d’Hélène Rusquet, sa parfaite articulation digitale, son admirable maîtrise de la polyphonie et de la virtuosité de ces pièces, par ailleurs si peu commerciales (aucune chance contre les valses de chopin), c’est remarquable pour un premier cédé. Enfin son sens musical qui lui permet, par des effets rubatos ou de légers silences, de discriminer les phrases, dans ce continuum sonore déferlant, et faire que tout cela soit beau.

À propos de virtuosité, le second nocturne de Guy Ropartz est dédicacé à Blanche Selva, qui ne supportait pas qu’une partition lui résistât. Elle fut donc là, ses neurones avec, bien servie et dut en être ravie. On peut douter (et en sourire) qu’elle appréciât vraiment ces colorations harmoniques, peut être un peu trop d’avant-garde. Mais ils étaient amis. Une fois directeur du Conservaoire de Strasbourg, Ropartz lui offrit une classe de piano.

Dans l’ensemble de ce programme, on entendra, au besoin, l’influence de Claude Debussy et celle de César Franck par des incises mélodiques et plus rhétoriquement par la forme cyclique, c’est-à-dire la répétition de loin en loin du thème qui donne un effet de cohérence et de solidité, en laissant dans l’entre deux plus de liberté (une technique d’improvisateur, qu’on retrouve évidemment dans le jazz).

Guy Ropartz, introduction du 1er nocturne.

À ce titre, par hasard ou par volonté, c’est une bonne idée d’avoir ouvert le bal avec le premier nocturne de Guy Ropartz. En raison de ses évidences il est un manifeste. Il est introduit par un motif mélodique curieux, mais à y regarder de plus près, construit symétriquement sur une descente par ton de trois notes, formant donc triton, l’intervalle de quarte augmentée, le plus dissonant des dissonances de l’histoire de la musique occidentale, et de la montée chromatique de trois autres notes. Tout un programme. Ensuite un motif mélodique qui fait un peu asiatique, pris dans des accords, enfin une mélodie éclatante construite sur une gamme par tons, si chère à Claude Debussy. Pour ce qui est de la forme cyclique, dont on attribue la paternité à César Franck, on retrouve régulièrement ces trois éléments disposés de manière théâtrale, jusqu’à un climax dominé par cette mélodie scintillante sur gamme par tons. Quant à l’harmonie, adossée sur la résonance tonale, elle est de bout en bout colorée de dissonances, jusqu’à l’accord final, qui serait parfait sans la sixte ajoutée, suspendant le mouvement sans vraiment le conclure. Le mouvement immuable de la nature, ses forces vitales, la vie à perpétuité et tout de même du mystère et quelque inquiétude. Beaucoup, à l’arrière, comme Blanche Selva, pensaient que la Première mondiale était comme un grand nettoyage de printemps et que l’humanité en sortirait purifiée. La Deuxième fit changer de concept, musique comprise.

Pour ce qui concerne Gabriel Fauré, dont deux nocturnes concluent cet enregistrement, Vladimir Jankélévitch écrivait :

La musique de Fauré apaise le tumulte passionnel, mais elle est elle-même passionnée. Souvent austère et généralement déroutante, elle cherche parfois à déplaire, et il s’en faut donc de beaucoup qu’elle soit toute suavité. Et pourtant par le charme secret qui se cache dans sa profondeur, elle contribue à effacer la grimace de la haine. Nous qui ne sommes pas morts comme des morts, mais morts comme des vivants, c’est-à-dire laids, nauséabonds et cadavériques, elle nous délivre du souci ; elle délivre l’homme méchant de sa colère et le tremblant de sa terreur ; elle empêche le terrorisme et le terrifié de tomber, tous deux ensemble, dans le même lac obscur […]  Bénie soit la paix, bénies les cloches du matin.

Premières mesures du 6e noctiurne de Gabriel fauré.

Et :

Il est presque incroyable, à notre époque si désespérément sèche, qu’on puisse parler de charme et qu’une musique ose s’adresser fraternellement au cœur de chacun… Et pourtant c’est un fait : la grande phrase du sixième nocturne trouve d’emblée, comme une amie, le chemin du cœur. À condition, bien entendu, qu’on en ait un.

Guy Ropartz, 1er nocturne.

 

 Jean-Marc Warszawski
20 mai 2023
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Mardi 12 Décembre, 2023 13:50