musicologie

François Buhler, 29 décembre 2023 — Histoire de la romance

La romance vocale en Allemagne

La quasi-totalité des articles parlant des débuts de la romance allemande commencent par souligner l’influence française et nous ne ferons pas exception car elle est en effet considérable, ainsi que dans la plupart des pays d’Europe où la romance française, seule ou comme partie d’un opéra-comique, s’est répandue à la fin du xviiie siècle. Parmi les premiers compositeurs qui, quelquefois sur la suggestion de leurs éditeurs, se rendent compte que cette mode nouvelle de la romance française est un créneau intéressant pour vendre leurs productions, ceux que l’on cite le plus souvent sont Ignaz Pleyel (1757-1831), qui possédait un commerce de musique et une maison d'édition musicale à Paris où il vécut la plus grande partie de sa vie, Friedrich Heinrich Himmel (1765-1814), Conradin Kreutzer (1780-1849), Johann Friedrich Hugo von Dalberg (1760-1812), Augustin Harder (1775-1813), qui faisait encore accompagner ses romances à la guitare, et Ferdinando Paër (1771-1839).

Johann Friedrich Hugo von Dalberg, Das Mädchen am Ufer (Wilhelm Pohl), Franz Vitzthum (contre-trénor), Katharina Olivia Brand (piano), 2021.
Ferdinando Paer, Il bacio della partenza, Giulietta Simionato (soprano), Luciano Bettarini (piano).
Conradin Kreutzer, Das Mühlrad, Jan van Elsacker (ténor), Simon Pibal (clarinette), Melissa Dermastia (pianoforte), Festival Trigonale, St. Veit (Kärnten), 30 mai 2021.

Cependant il faut se méfier de la terminologie qui dès l’origine va brouiller toutes les pistes, avec la conséquence inévitable que les auteurs de « chansons » vont très vite aussi mélanger dans leurs œuvres les caractères distinctifs des divers genres. Faire l’histoire du terme « romance » reste possible, quoique sans grand intérêt, mais ne revient en aucun cas à faire l’histoire de la romance car on utilise aussi souvent pour elle le terme de Lied qu’il y aura confusion entre celui-ci et la ballade, laquelle, pour rendre les choses encore plus difficiles à démêler portera parfois à son apparition le nom de Ritterromanze (si même on ne la considère pas comme du Bänkelgesang pour classes supérieures) tandis qu’on appellera parfois ballade ce qui n’est à proprement parler qu’une romance in der französischen Manier ou déjà un Lied. Même à l’époque de Robert Schumann, on dispute encore si, comme le prétendait Johann Gottfried von Herder, la romance appartient ou non au genre épique-lyrique au même titre que la ballade. Puis, lorsque l’intérêt pour la musique populaire grandit et que les collecteurs de chants populaires (Volkslieder) commencent en Europe (avant même 1800) à se servir du mot romance1, le problème de classement se complique encore et devient absolument insoluble si l’on ne donne pas la priorité absolue à l’analyse musicale des pièces concernées2 en renonçant à toute appellation. Et encore laissons-nous de côté le terme d’ode et celui d’ariette3 qui, même en France, dans un contexte pourtant beaucoup plus simple (dans lequel, par exemple, le problème de la distinction entre la romance et la ballade ne s’est jamais posé), venaient parfois interférer avec celui de romance4. Aussi n’avons-nous nullement l’intention de faire ici l’histoire de la romance allemande, mais de rappeler quelques faits indissociables de l’évolution d’un genre que nous préférons définir de façon aussi neutre que possible comme « musique pour un chanteur et un instrument accompagnateur ».

Karl Ramler, par Gottfried Hempel (1749).

Un des premiers points à considérer, croyons-nous, est que les principes du Lied allemand exposés par le poète Karl Ramler5 vers 1755 sont grosso modo identiques à ceux de la romance française tels que définis par Jean-Jacques Rousseau dans ses Consolations : extrême simplicité de tous les paramètres, « chant pour tous », forme strophique, accompagnement inexistant ou réduit au minimum (permettant ainsi de présenter chant et piano sur deux portées) et suppression de tous les ornements rappelant ceux de l’opéra. C’est l’année suivante, en 1756, qu’apparaît le terme de Romanze lors de la publication des Drei Romanzen, sans musique, de J. W. L. Gleim6 qui ne fait parfois que traduire des textes français en allemand comme dans sa fameuse Marianne.

La musique apparaît pour la première fois liée au mot Romanze quelques années plus tard, en 1762, dans les Romanzen mit Melodien und einem Schreiben an den Verfasser derselben du poète et dramaturge Johann Friedrich von Löwen (1727-1771), mises en musique par Johann Adam Hiller et suivies en 1767 par les Romanzen mit Melodien du poète et librettiste Daniel Schiebeler (1741-1771), également mises en musique par Hiller. On donne le nom de Première et Seconde École de Berlin7 aux compositeurs d’une large période qui appliquent les principes de Ramler, tels que Christian Gottfried Krause8 , Johann Adam Hiller9, et dans une seconde génération, Johann André10, Peter Schulz11, Johann Friedrich Reichardt12 et Carl Friedrich Zelter13 auxquels on peut adjoindre les noms de quelques non-Berlinois comme Georg Wilhelm Gruber (1709-1796), Christian Gottlob Neefe (1748-1798) et Ernst Johann Benedikt Lang (1749-1785). Les deux premiers nommés, Ramler est un théoricien, Krause un théoricien et un compositeur, et les autres essentiellement des compositeurs. Krause, influencé par Rousseau comme son ami Ramler, s’intéresse à la différence entre la musique italienne et la musique française. Son traité Von der musikalischen Poesie (1747, mais publié en 1752), antérieur même aux principes exposés par Ramler, aborde la question de la mise en musique des mots et marque le début de la Première École de Berlin qui en applique les idées. Comme Ramler, Krause recueille des chants populaires et préconise un retour à la simplicité folklorique, citant le chant populaire français non ornementé et accompagné avec la plus grande simplicité comme un idéal. La chanson doit être composée d’une mélodie simple et populaire qui en constitue la partie essentielle, le rôle dévolu à l’instrument d’accompagnement étant réduit au minimum. Cet accompagnement ne doit d’ailleurs être composé qu’après l’achèvement de la mélodie toute entière. Les Lieder im Volkston qu’il compose par la suite entre 1782 et 1790 suivent cette esthétique de la simplicité et du naturel qui sera pleinement acceptée et respectée par ses successeurs, Reichardt et Zelter. Cependant, en cette fin de xviiie siècle, de grands changements se préparent : avec Johann Rudolph Zumsteeg14 la ballade va dynamiter la forme strophique du Lied et préparer le terrain à un homme exceptionnel, Franz Schubert, le plus grand génie de l’histoire du Lied. Wolfganf Amadeus Mozart, lui, n’aura composé qu’une trentaine de petites chansons dont sept seulement sont publiées de son vivant et Ludwig van Beethoven, malgré la grande qualité de ses cycles de Lieder, ne considérera jamais le Lied comme son genre de prédilection et n’y atteindra jamais non plus le même degré de perfection que dans ses œuvres instrumentales. Mais si la vogue de la romance-lied ne touche dans cette seconde moitié du xviiie siècle à peu près que des compositeurs de second plan, en revanche un grand nombre de poètes importants y auront prêtés leur concours, à tout le moins en utilisant le terme de Romanzen pour leurs poèmes, dont Herder (1744-1803), Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), Friedrich Schiller (1759-1805), Ludwig Tieck (1773-1853) et Heinrich Heine (1797-1856) ne sont pas les moindres.

Johann Rudolph Zumsteeg, Ob ich dich Liebe (Johann Wilhelm Ludwig Gleim), Hermann Prey (baryton), Jörg Demus (pieno), 1974.
Johann Friedrich Reichardt, Erlkönig (Johann Wolfgang von Goethe), Fanie Antonelou (soprano), Sofya Gandilyan (fortemiano), 2020.

Avec Zumsteeg (1760-1802) nous entrons dans le xixe siècle, l’époque de l’essor foudroyant de la musique allemande. Entretemps cependant, beaucoup d’autres événements déterminants pour l’évolution du Lied ont eu lieu qui ne peuvent trouver place ici. À l’opposé du Kunstlied de Schubert et de ses successeurs nous préférons revenir, en quelques mots seulement, sur le rôle essentiel joué par la chanson populaire. Bien que la collecte de chansons populaires ait commencé plus tôt, comme nous venons de le voir, c’est à Johann Gottfried Herder qu’on attribue l’invention du terme de Volkslied en 1773. À cette époque il s’agit encore essentiellement de poésie et pendant longtemps les recueils qui annoncent des chants populaires ne contiennent que des textes. On peut tirer un parallèle avec la Russie, où paraissent des recueils dont certains ne contiennent eux aussi que des textes. Herder était convaincu que les classes paysannes étaient tout à la fois les dépositaires, les véhicules et les gardiennes d’un « génie du peuple », une déclaration qui annonce celles des principaux poètes des débuts du siècle d’or russe, Alexeï Merzliakov, Alexeï Varlamov, Alexandre Pouchkine et Mikhaïl Lermontov en tête. C’est lui qui incite les frères Jacob et Wilhelm Grimm à recueillir ces traditions orales permettant de renouer avec le caractère authentique d’une culture nationale et l’œuvre des deux frères aura son parallèle dans celle de Sergeï Krylov en Russie. Fait intéressant, la véritable définition musicale du terme de Volkslied ne sera donnée que plus d’un siècle plus tard par Hugo Riemann en 1882. On a certes conservé des manuscrits médiévaux comme le Lochamer Lierbuch, le Manuscrit de la chanson d’Iéna et les Carmina Burana mais avant la fin du xixe siècle l’intérêt était mince pour les recherches de musique folklorique. Les exceptions, qui sont tout de même assez nombreuses, en deviennent d’autant plus précieuses, comme le chant populaire croate strophique Stal se jesem v jutro rano (Je me lève tôt le matin)15 dont Haydn se sert en 1797, pour créer la mélodie de l’hymne impérial autrichien Gott erhalte Franz den Kaiser qu’il réutilise dans son Kaiserquartett opus 76, no 3 (2e mouvement) .

Stal se jesem v jutro rano (Je me lève tôt le matin), Panonci-Tamburaški Orkestar, 2017.
Gott erhalte Franz den Kaiser, ? (baryton), ? (piano).

Sans même aborder la question des véritables collecteurs de chansons après la Seconde École de Berlin, ce n’est par exemple que vers le milieu du xixe siècle que de grands musiciens, sans citer aucune mélodie s’y rapportant, introduisent dans leur musique des références aux personnages essentiels du folklore allemand, comme La Lorelei, Le Joueur de flûte de Hameln, Les Musiciens de Brême, Faust, Till l’Espiègle, Knecht Ruprecht, Les Elfes, Le Roi des aulnes, Le Kobold, Les Nains, ou aux légendes comme celle du Niebelung et celle, moins connue, du Wunschpferd qui est à l’origine de la ballade romantique allemande. De ce point de vue on peut considérer que le retard sur la Russie est considérable.

Après en avoir tout de même signalé l’apparition en force dans la Seconde École de Berlin, nous laissons de côté le Singspiel allemand et viennois, équivalent de l’opéra-comique français16, pourtant de première importance pour le passage en Russie de la romance mais qui, précisément pour cette raison, demanderait de trop longs développements.

 

François Buhler
29 décembre 2023

Bibliographie sélective

BEAUJEAN JOSEPH, Christian Gottfried Krause. Sein Leben und seine Persönlichkeit im Verhältnis zu den musikalischen Problemen des 18. Jahrhunderts als Ästhetiker und Musiker. Inaugural-Dissertation der Universität Bonn. Dillingen a. D.: Schwäbische Verlagsdruckerei, 1930.

BRENTANO CLEMENS, Romanzen vom Rosenkranz. Historisch-kritische Ausgabe sämtlicher Werke und Briefe. Stuttgart, Kohlhammer Verlag 2006.

GOETHE JOHANN W. VON / SCHILLER FRIEDRICH, Sämtliche Balladen und Romanzen. In zeitlicher Folge. Frankfurt am Main, Insel Verlag 2008.

GSTREIN RAINER, Die vokale Romanze in der Zeit von 1750 bis 1850, Innsbruck, Helbling, 1989.

THE NEW GROVE, ‘Dictionary of Music and Musicians’.

KRAUSE CHRISTIAN GOTTFRIED, Von der musikalischen Poesie, Berlin, Johann Friedrich Voss, 1752.

KRAUSE CHRISTIAN GOTTFRIED, Oden mit Melodien, (Erster Theil, komp. 1753; Zeiter Theil, komp. 1755), Berlin, F. W. Birnstiel, 1761. 

KRAUSE CHRISTIAN GOTTFRIED, Lieder der Deutschen mit Melodien in vier Bänden, Berlin,1767-1768.

RAMLER KARL WILHELM, Poetische Werke, 2 Teile, Berlin, L. F. G. von Glöckingk, 1801-2, - 2/1825.

Notes

1. Ce n’est pas seulement en Allemagne qu’on se sert couramment à cette époque du terme romance pour désigner une chanson folklorique mais dans le nord de l’Europe, en particulier dans les pays scandinaves, surtout en Suède au début du xixe siècle. En Angleterre, le terme de romance n’a jamais été utilisé.

2. Et encore faut-il s’y prendre correctement pour cela, ce que l’on ne savait guère faire au xixe siècle ; en témoigne le grand théoricien Friedrich Theodor Vischer (1807-1887) qui déclare en 1857 dans le tome 4 de son Aesthetik oder Wissenschaft des Schönen que la différenciation entre la romance et la ballade réside simplement dans « le rapport entre le majeur et le mineur »).

3. « Ariette » est par exemple le nom que donne à ses romances un des premiers compositeurs allemands à en créer, Johann Gottlieb Naumann (1741-1801). 

4. Et que dire de cette autre spécialité allemande de la fin des années 1820 où, sous l’influence d’un publiciste, Johann Ernst Häuser, on abandonne la distinction pourtant essentielle entre im Romanzenton et romantisch ?

5. Karl Wilhelm Ramler (Kolberg, 25 février 1725 – Berlin, 11 avril 1798, poète, philosophe, critique et collecteur de chansons populaires à ses heures, et directeur du Théâtre Royal de Berlin. Ses poèmes ont été mis en musique entre autres par Carl Heinrich Graun, Johann Joachim Quantz, Johann Christoph Friedrich Bach, Carl Philipp Emmanuel Bach et Georg Philipp Telemann. 

6. Johann Wilhelm Ludwig Gleim (Ermsleben, 2 avril 1719 – Halberstadt, 18 février 1803) est une personnalité oubliée de nos jours mais très influente à son époque et dont les poèmes ont été mis en musique par Carl Philipp Emanuel Bach, Johann Friedrich Reichardt, Georg Philipp Telemann, Johann Heinrich Rolle, Johann Nikolaus Forkel, Johann Adam Hiller, Joseph Haydn, Wolfgang Amadeus Mozart et Christian Friedrich Daniel chubart. 

7. A part Krause, on regroupe sous le nom de Première Ecole de Berlin les compositeurs joués à la cour de Frédéric II, Johann Joachim Quantz, Carl Heinrich Graun et Carl Philipp Emmanuel Bach.

8. Christian Gottfried Krause (Winzig, bapt. 17 avril 1719 – Berlin, 4 mai 1770) était de profession avocat à la Cour d’appel prussienne, et, en amateur passionné, bon violoniste, claveciniste et compositeur, et timbalier virtuose mais est surtout connu comme théoricien de la musique. Après son traité il publie deux volumes d’Odes avec des mélodies, en 1753 et 1755.

9. Johann Adam Hiller (Wendisch-Ossig, 25 décembre 1728 – Leipzig, 16 juin 1804), considéré comme un des créateurs du Singspiel, est aussi un auteur de chansons pour enfants.

1. Johann André (Offenbach, 28 mars 1741 – Offenbach 18 juin 1799), compositeur, chef d’orchestre, éditeur de musique et librettiste.

1. Johann Abraham Peter Schulz (Lüneburg, 31 mars 1747 – Schwedt, 10 juin 1800), principalement auteur de Singspiele, comme Hiller, et de chansons folkloriques (volkstümliche Lieder).

12. Johann Friedrich Reichardt (Königsberg, 25 novembre 1752 – Giebichenstein, 27 juin 1814), lui aussi sous une forte influence de la France, est l’auteur d’un très grand nombre de lieder ainsi que de plusieurs Singspiele et ballades strophiques folkloriques (im Volkston).

13. Carl Friedrich Zelter Berlin, 11 décembre 1758 – Berlin, 15 mai 1832). conseiller musical et ami de Goethe pendant trente ans à partir de 1802, il est l’une des principales autorités musicales de son temps. On ne se souvient de lui aujourd’hui à peu près plus que pour ses erreurs de jugement sur les grands musiciens et c’est regrettable. C’est l’occasion de rappeler ici que, comme Reichardt, l’autre grand représentant de la Seconde Ecole de Berlin, il a apporté une notable contribution à la revalorisation de la chanson folklorique allemande.

14. Johann Rudolf Zumsteeg (Sachsenflur, Baden-Würtemberg, 10 janvier 1760 – Stuttgart, 27 janvier 1802). Schubert a commencé sa carrière en imitant ses œuvres.

15. Selon d’autres sources, Haydn aurait utilisé un chant du xvie siècle, Mon cher Seigneur je te loue ! 

16. Les sources du Singspiel, du moins dans sa première phase comme simple traduction d’opéras-comiques français, remontent à la fin du xviie siècle, soit plus d’un demi-siècle avant la Seconde Ecole de Berlin mais du point de vue de la terminologie, on peut affirmer, comme le fait le dictionnaire Grove, que le terme de Romanze est utilisé dans les Singspiels à l’époque de la mort de Beethoven.1856.


 

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Dimanche 28 Janvier, 2024 3:05