Monaco, le 11 décembre 2022 —— Jean-Luc Vannier.
La paresse. Photographie © Jeanette Bak.
Originaire de Montréal, Éric Gauthier dont la Dance Company Theaterhaus Stuttgart avait profondément ému le public monégasque avec le Nijinski de Marco Goecke en décembre 2017, est par surcroît « fasciné par le thème des Sept Péchés Capitaux et ce, après avoir vu le thriller de 1995 — Seven — de David Finch avec Brad Pitt ». Une fascination qui l’a mené, comme il s’en expliquait samedi 10 décembre devant une salle Garnier archicomble pour l’ouverture du Monaco Dance Forum, à cette « idée folle » de solliciter sept chorégraphes de renommée internationale afin qu’ils et elles proposent aux seize danseurs de sa compagnie une étude spécifique sur chacun de ces péchés : L’avarice (Sidi Larbi Cherkaoui), La paresse (Aszure Barton), L’orgueil (Marcos Morau), La gourmandise (Marco Goecke), La luxure (Hofesh Schechter), La colère (Sasha Waltz) et L’envie (Sharon Eyal).
Autant, selon lui, de « cadavres exquis » dont sa courte présentation avant le lever de rideau paraît se délecter à l’avance des frissons et autres tressaillements garantis par ce « voyage au cœur des ténèbres » mais sans qu’il nous éclaire sur ses fantasmes afférents d’auteur : « à chaque poussée libidinale, à chaque reviviscence inconsciente du moment exquis, le plaisir emprunte, en raison du refoulement, les apparences de la douleur » (Nicolas Abraham & Maria Torok, « La douleur du deuil et le fantasme du cadavre exquis », L’écorce et le noyau, Champs essais, no 885, 2001, p. 247).
La gourmandise. Photographie © Jeanette.
Sur fond d’expirations très sonores et autres éructations vocales semblant tout droit sorties du célébrissime « L’exorciste » (1973) en vue d’assurer la transition entre les pièces, chacun des chorégraphes a donc puisé dans les tréfonds de sa psyché. Avec plus ou moins de bonheur : force nous est en effet de constater l’existence de disparités dans leur capacité imaginative et leur impulsion créatrice à exprimer avec efficace – et surtout à nous faire éprouver – le thème choisi. À tout seigneur, tout honneur, « L’avarice » de Sidi Larbi Cherkaoui peine cette fois-ci — et contrairement à un travail plus ancien — à nous convaincre : réduite au seul objet de l’argent alors que l’avarice, illustration de l’analité psychique, peut tout aussi bien porter sur la possessivité de l’autre et la jalousie morbide, sa chorégraphie fait évoluer les corps sur un incessant bruitage nourri des chutes de pièces de monnaie (Alexandre Dai Castaing). Elle décrit une impitoyable lutte scénique pour une mise en exergue de soi, sans doute plus encline à désigner la pathologie du narcissisme. Le tout embarrassé d’un flot de paroles plus ou moins compréhensibles et qui se substituent aux gestes pour conjoindre, horresco referens, préceptes bouddhiques et prêchi-prêcha du « développement personnel ». Les artifices matériels de billets de banque en guise de camouflage vestimentaire ajoutent in fine à notre circonspection : d’un symbolisme initial très évanescent, le chorégraphe nous précipite au dernier moment dans un hyperréalisme de pacotille.
La luxure. Photographie © Jeanette Bak.
Difficile aussi de saisir l’intention véritable de Marcos Morau et celle de son « Orgueil », en troisième position dans cette production nonobstant le fait qu’Éric Gauthier y décèle « le plus grave des péchés, source de tous les autres ». Nous posons la question : en quoi ces cinq femmes aux visages marqués par une expression de férocité, animées en outre de postures fauves aux corps rampants à même le sol et imprégnés de convulsions hystériques, réitérant par ailleurs à l’envi les mêmes jeux de jambes en crochets, sont-elles censées illustrer ce péché biblique ?
Certes plus énigmatique – mais moins convaincante dans sa deuxième partie – nous apparaît la chorégraphie de Hofesh Schechter sur « La luxure » : la densité émotionnelle d’un état extatique suggéré par les mouvements au ralenti doublés du regard fixe des dix danseurs — dont une troublante mais superbe éclipse optique de visages par les mains —, perd ensuite de son intensité avec l’accélération du rythme. Quant à « La colère » travaillée par Sasha Waltz, le couple infernal incarné par Sidney Elizabeth Turtschi et Shori Yamamoto hurle plus qu’il ne se meut — quid de la colère froide ? —, emprisonné dans un scénario alternatif d’attraction-répulsion où les deux n’en peuvent plus de se déchirer à force de s’adorer. Scène ordinaire de la vie conjugale qui parlera sans doute à beaucoup.
Nous ne tarirons pas d’éloges, en revanche, sur Aszure Barton et sa « Paresse » interprétée par Luca Pannacci et Gaetano Signorelli : sur des notes isolées de piano (Craig Taborn), les corps accablés, sans ossature, d’une souplesse toute élastique dans une gestuelle éminemment ondulatoire, choient, glissent mollement sur scène et peinent à se soutenir l’un l’autre. Leur renversement physique — jambes tendues vers le ciel et têtes écrasées au sol — illustre à bon escient l’inversion de la pesanteur imposée par cet état psychique. De la paresse à l’oisiveté — Idleness is the root of all evil —, il n’y a qu’un pas, franchi allègrement par les gestes d’une sexualité masturbatoire — « la jouissance de l’idiot » — disait Lacan – qui ouvrent et closent cette magnifique étude.
L'envie. Photographie © Jeanette Bak.
Même appréciation laudative pour « La gourmandise » de Marco Goecke qui parvient à faire porter, naturellement et sans jamais faiblir, le centre de gravité de sa chorégraphie sur l’abdomen dénudé du soliste Luca Pannacci. Toute la gestuelle, celle des extensions corporelles, semble canalisée par celle des mains rectilignes tendues : situation incapable d’échapper à une sorte de boulimie énergivore, un insatiable trou noir. Conclusion ultime en forme de clin d’œil et que ne dénigrerait aucun gastro-entérologue : le rappel que de la bouche à l’anus, l’appareil digestif ne fait qu’un !
Tout aussi admirable, sans doute plus poétisée jusqu’à la limite d’une confusion astucieusement entretenue avec le désir, « L’envie », chorégraphiée par Sharon Eyal, s’étaie sur la musique d’Anne Müller. Au travers de leurs regards éperdument insistants, Bruna Andrade, Karlijn Dedroog et Izabela Szylinska trahissent sur de récurrentes pointes piétinantes, la subtile mais lancinante fébrilité de cette excitation toute en retenue, symbole d’une dévoration à petit feu, titillation rusée d’une lenteur sadique destinée à prolonger ad nauseam le plaisir de l’attente à jamais insatisfaite. À l’image, n’en déplaise aux féministes, du « Penisneid » freudien.
« Aber denken wir heute wirklich noch in Kategorien wie Wollust und Völlerei, sind solche Vergehen nicht mitsamt den altmodischen Worten aus unserem (Schuld-) Bewusstsein verschwunden ? » (Mais pensons-nous encore aujourd'hui en termes de luxure et de gourmandise ? De tels délits n'ont-ils pas disparu de notre conscience (de culpabilité) avec le passage de mode de ces mots) ? s’interroge Éric Gauthier ? Pour l’inconscient, la pensée du crime est le crime lui-même. Surtout lorsque la jouissance remplace le désir. Délicieuse – et fausse ? – naïveté de l’artiste.
Monaco, le 11 décembre 2022
Jean-Luc Vannier
L’opéra de Marseille déflore somptueusement Giovanna d’Arco — Pene Pati et La Damnation de Faust pour la fête nationale monégasque — Karine Deshayes impériale Elisabetta, Regina d’Inghilterra à l’opéra de Marseille.
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Lundi 12 Décembre, 2022 20:20