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Théâtre des Champs-Élysées, 17 février 2020 —— Frédéric Norac.

Une femme sans ombre pour un triomphe sans réserve : Die Frau ohne Schatten de Richard Strauss

Michael Volle (Barak). Photographie © Carsten-Sander.

Créée à Dresde au lendemain de la Grande Guerre après une gestation de près de trois ans, La Femme sans ombre est un opéra atypique dans l'œuvre de Strauss, une sorte de conte initiatique, se réclamant de La Flûte enchantée et de son message humaniste. Hofmannsthal y invente un univers mélangeant fantastique et réalisme, quelque part entre les Mille-et-une Nuits et les contes de Grimm. Dans son livret, l’ombre du titre symbolise l’humanité et la possibilité de procréer. Des deux personnages de femme qu’il met en scène,  l’une, l’Impératrice, n’en a pas. Elle appartient au monde des esprits et s’est incarnée par amour de l’Empereur, personnage secondaire que son beau-père, Keikobad, sorte de puissance invisible et terrifiante, menace de pétrifier si sa fille  ne trouve pas une ombre dans les trois jours.

L’autre, la Teinturière, n’en veut pas. C’est une femme bien réelle, en révolte contre son destin biologique et son mari, le Teinturier Barak, pure incarnation de la noblesse et l’humilité humaines qui souhaite se réaliser pleinement à travers les enfants qu’elle refuse de lui donner. La Nourrice de l’Impératrice, sorte d’image maternelle malfaisante, essaie d’acheter l’ombre de La Teinturière pour l’Impératrice. Au bout d’un long chemin initiatique, l’une et l’autre accepteront leur destin : par compassion, l’Impératrice s’humanisera et sauvera ainsi l’homme aimé ; la Teinturière, elle, assumera son rôle procréateur et la bienveillante domination masculine.

Elza van den Heever (L'Impératrice). Photographie © Jiyang Chen.

Sur cette donnée symbolique, riche réservoir d'interprétations psychanalytiques, mais où peut se lire aussi, en filigrane, l’expression d’une éthique bourgeoise assez réactionnaire, Strauss a composé une partition profuse et éclectique où il semble revenir à son premier langage, celui d’Elektra, nettement expressionniste et post-wagnérien, sur-orchestré, paroxystique et vocalement meurtrier. Si le souvenir du Singspiel mozartien se fait encore sentir dans les magnifiques chœurs invisibles des veilleurs qui rappellent ceux des Prêtres de la Flûte ou les éléments comiques (assez parcimonieux) comme le trio des frères de Barak ou les aspects caricaturaux de la Nourrice, si le lyrisme émerge dans les monologues inspirés où les protagonistes se confrontent à leur destin, le compositeur s’en donne à cœur joie dans des moments de tension absolue comme le finale du deuxième acte où sont réunis tous les protagonistes dans un ensemble surchauffé qui se termine, après la véhémente diatribe de la Teinturière contre son sort honni, dans un engloutissement des personnages, punitif, mais musicalement très jubilatoire.

Paris n'avait pas entendu cette œuvre monstre, aussi impossible à résumer qu'à définir musicalement, depuis la production de Bob Wilson en 2008 à l'Opéra-Bastille. Aussi cette version de concert, coproduite par Radio-France et l'Orchestre philharmonique de Rotterdam, pour trois soirées dont une à Rotterdam et une à Dortmund encore à venir, faisait-elle figure d'événement avec un théâtre des Champs-Élysées comble.

Yannick Néguet-Seguin. Photographie © Hans van der Woerd.

La direction de Yannick Néguet-Seguin aura paru souvent bruyante (mais l'orchestre sur la scène quand il est prévu pour la fosse y est peut-être pour quelque chose), insistant plus sur la modernité de l'œuvre, ses audaces harmoniques et d'orchestration, que sur la tonalité postromantique de certaines scènes, et échouant souvent à créer le climat d'étrangeté et le lyrisme qui la caractérise autant que certaines tonitruances.

Du plateau vocal, on retiendra le Barak profondément humain du baryton-basse Michael Volle, belle voix puissante et ronde,  un peu fatigué toutefois en fin de soirée et moins touchant qu'il ne l'était dans Arabella ici même en janvier 2019. L'Impératrice de Elza van den Heever possède ce timbre immaculé et brillant, idéal pour le rôle, mais manque un peu de lumière et ne touche vraiment que dans les toutes dernières scènes. Lise Lindström est une Teinturière solide, musicale et qui incarne avec beaucoup de vérité le tempérament inquiet de son personnage. Manuela Schuster, mezzo bien trempé donne beaucoup de caractère à son personnage antipathique. Dès le premier acte, Stephen Gould parait un peu à la limite de ses moyens face à la tessiture très tendue de l'Empereur, il peine à soutenir la ligne de son grand air de l'acte II et détonne carrément dans sa dernière scène à l'acte III. D'excellents seconds rôles, notamment les trois frères de Barak parmi lesquels on retrouve avec plaisir la basse Nathan Berg dans le rôle du Manchot, un excellent ténor pour le rôle minuscule de l'Apparition du Jeune Homme (Bror Magnus Todenes), et une belle Voix du faucon (Katrien Baerts), qui vient périodiquement rappeler le décret fatal de Keikobad, des chœurs remarquablement préparés, une maîtrise de Radio-France très féminine et très juste, complètent une distribution convaincante auquel le public visiblement conquis fait un triomphe mérité, ne serait-ce que pour sa résistance et sa bravoure face aux trois heures vingt d'une partition très exigeante.

Michaela Schuster (La Nourrice). Photographie © Nikola Stege.

Concert repris le 20 février à Rotterdam et le 23 février à Dortmund.

Diffusion sur France Musique le samedi 16 mai.

Frédéric Norac
17 février 2020

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Mardi 18 Février, 2020 23:47