Par Albert Lanonyme ——
En remontant vers la maison de ses deux rêves — ne seraient-ils pas plutôt trois avec Ange ? — il relève les balances craquantes d'écrevisses. La vie coule ainsi, comme les ruisselets filant entre les herbes, comme la Dormone.
Parfois il se rend à l'église. S'immobilise sur le parvis, admire les deux magnifiques colonnades qui encadrent le portail. Écoute les échos du grand orgue joué par un curieux organiste qui attire des foules venant de très loin. On dit qu'il est un paysan un peu fou, surgi comme ça de son village, pour ainsi dire de nulle part, pieds nus et haillons, pour participer à un concours d'orgue, ni lui ni personne ne sachant comment il était devenu musicien. Magnard aime la musique. Il entre rarement dans l'église. Il ne se signe pas, ne s'agenouille pas. Il ne trempe pas les doigts dans l'eau bénite. Cela le dégoûte. Il se rend directement dans la chapelle où le pape Clément VI repose. Magnard s'assoit sur son tombeau de marbre noir et pense. Il médite négligemmant sur Cola di Rienzo, ce terroriste dont il connaît vaguement l'histoire. Il aurait soulevé Rome contre les nobles et prit le pouvoir. Il y aurait proclamé la République et la liberté Communale. Pourquoi Clément VI fut-il son complice ? Il apparaît que Rienzo était un peu fêlé, il se prenait pour un messie-empereur. Le pape finit par le faire poursuivre comme hérétique. Après, en Avignon, ils deviennent tous deux amis. Allez y comprendre quelque chose. Sans des incorruptibles comme Robespierre ou Saint-Just, une révolution n'est pas possible. Mais Magnard ne s'attarde pas sur cette anecdote. Il n'a pas la fibre historienne. Il est assis sur le tombeau en marbre noir de Clément VI pour admirer la fresque de la chapelle. Elle représente, à contre-jour et à nuit tombée, une joyeuse farandole qui se découpe sur la ligne de crête d'une colline. Ce doit être la lune qui les éclaire, pense Magnard. On sait qu'il fait nuit grâce au rendu de contre-jour, mais encore par les lanternes, les bougies et les flambeaux qu'on distingue dans les mains des personnages. Ils sont joyeux. Le peintre a parfaitement évoqué, par leur démarche et dans leur posture, des pas de danse. Il y a des enfants que l'on reconnaît à leur petite taille, des femmes que l'on identifie aux longues chevelures ou à la coupe des vêtements. Il y a des hommes. Ce ne sont assurément pas des Lutins. On devine la colline couverte de forêts. Dans une trouée, on distingue, malgré la nuit, quelques pauvres bâtiments nichés sur une terrasse aménagée dans le versant abrupt. Ce que Magnard aime le plus dans cette fresque est qu'au bout d'un bon moment, on finit par percevoir le scintillement des étoiles. Pas seulement leur luminescence dorée. Elles scintillent réellement. Une femme, aussi crépue que la citoyenne Louise Beausoleil conduit cette farandole de la main gauche. De la droite, elle tient fermement une faux, qui se découpe dans le ciel, maintenant étoilé sous l'œil de Magnard.
Cette vie est aussi celle d'un militaire.
En 1793, il retrouve Bonaparte au siège de Toulon. Ils boutent les Anglais et chevauchant côte à côte, font une entrée triomphale dans la ville. La tête lui tourne. Il est grisé. Il n'y a plus d'eau qui dort, plus de champignons, plus d'écrevisses. Il ne va pas bouffer le monde avec des idées au cul, mais porter jusqu'à l'infini de l'univers la liberté, la fraternité, l'égalité. Il pense vraiment que la musique de l'univers est une musique républicaine. Il veut aider les peuples à ouvrir grand leurs oreilles. Toulon, est à la fête. Avec Bonaparte, ils fêtent leurs étoiles de généraux de brigade. Ils sont ivres morts. Bonaparte s'endort. Lui, il écrit une longue lettre à Ange qui ne sait pas lire.
Puis il part pour l'Italie. Il est à Florence quand il apprend la fin tragique de son ami Robespierre. C'est pour un temps de disgrâce. Il est à nouveau cantonné à la Chaise-Dieu. Bonaparte est aussi disgracié, mais Barras intervient en sa faveur. Le treize Vendémiaire, le Corse réprime sauvagement les royalistes. Magnard pense que c'est un prix qu'il n'aurait pas aimé payer. Il convient de mettre les royalistes hors d'état d'agir, c'est-à dire de nuire à la République. Mais ce serait peut-être possible avec des moyens nouveaux. La répression au fusil c'est la méthode de l'ancien régime. Bonaparte lui écrit souvent. Son ami se couvre de gloire au commandement de l'armée d'Italie, puis de l'armée d'Angleterre. En 1797, une longue lettre le plonge dans une profonde tristesse. Bonaparte part combattre l'anglais en Égypte. Il veut couper la route des Indes aux Anglais. Il sent son rêve lui échapper, c'est son rêve, sa belle entreprise. D'autant que l'imprévisible Kleber commande en second. Celui-là est capable de tout. C'est encore pire quand il apprend que les troupes françaises occupent Malte et Alexandrie. Il reprend espoir avec l'échec de Saint-Jean d'Acre. Puis c'est presque le désespoir quand Bonaparte revient précipitamment en France, laissant le commandement à Kleber qui s'empare d'Héliopolis.
Un matin de juin 1801, une estafette une estafette cherchant le général, force la porte de la citoyenne Louise Beausoleil. Bonaparte est à la tête de la République, Kleber a été assassiné au Caire. Magnard reçoit l'ordre faire route vers l'Égypte avec des troupes fraîches. Une lettre privée du général Bonaparte l'informe que la garnison de la Chaise-Dieu est abandonnée. Si le maréchal Magnard le veut bien, le conseil des Beaux-Arts est prêt à lui céder les biens en nature de sols et de bâtiments qui étaient réservés au casernement des officiers. Le double rêve de Magnard devient réalité. Le jour du départ Ange est à son côté. Ainsi commence la plus étrange des aventures militaires.
Magnard arrive donc Caire en 1801. Il se sent libre. Il est clair que le Corse, à Paris, pousse la République dans des voies aussi particulières qu'inattendues. D'ailleurs, Bonaparte a changé depuis l'exécution de Robespierre. Il est devenu plus brutal, impérieux, voire quelque peu hautain. Lui qui voulait devenir un second Saint-Just a peu à peu quitté le peuple et plus encore sa cause. Il n'y croit plus et pourtant Magnard sait qu'il y croit encore. Il pense que l'on va trop vite. Le peuple a besoin d'un pouvoir fort, autoritaire. Si on n'y prend garde, la monarchie se réinstallera. Peut-être veut-il faire la République sans la République ? En tout cas, là-bas, ils ont d'autres chats à fouetter. Dès son arrivée, il sent que les troupes françaises, même renouvelées, ne sont pas les bienvenues. Kleber a rendu les comptes de sa sauvagerie, mais sa disparition n'a rien effacé des mémoires et des hostilités justifiées. Magnard donne des consignes strictes à ses troupes. Dans le calme il rencontre Méhémet Ali. Puis le père Martial, l'aumônier au lourd accent cévenol, l'unit devant Dieu à Louise qui devient Madame la maréchale Angelique Magnard. Peu après, les troupes françaises évacuent la ville.
Magnard n'a pas l'intention d'affronter les anglais. Il veut ouvrir la route de la Chine, provoquer des flux fructueux et pacifiques. Il veut s'enrichir dans la paix. Si une telle chose pouvait s'organiser, aucune troupe ne pourrait s'y opposer. Les soldats gardent les places fortes. Les hommes d'affaire circulent au gré des fortunes. Les anglais ne font pas exception. Pour Magnard, le danger réside avant tout dans son armée même. Depuis l'état majors jusqu'aux grognards. Tant qu'il pourra justifier que ses ordres ont l'objectif de couper la route des Indes aux anglais, tout ira bien. Mais après ? Après, tout s'est bien enchaîné pour lui.
Couper la route des Indes aux anglais est une opération impossible. Il faudrait, pour ce faire, quadriller toutes les mers. Mais il saisit l'occasion de se débarrasser de ses lieutenants et du gros des troupes, qu'il répartit en de nombreuses places fortes. Bien entendu, il bloque Gibraltar, Malte, Alexandrie. Occupe toutes les routes de Port-Saïd jusqu'au Caire. Il piège la mer Rouge jusqu'à Aden. Il renforce la surveillance de la côte Ouest de l'Afrique. En 1802, quand Bonaparte devient consul à vie, seules les troupes de la Chaise-Dieu sont encore disponibles. Il a désarticulé l'armée. Ici pense-t-il, on ne peut imaginer des batailles en ligne, avec des gros de troupes. Il faut de petites unités polyvalentes, rapides, relativement autonomes. Il ne peut nommer ce nouveau type d'intervention. Le consul approuve la nouvelle organisation. Il comprend l'impossibilité d'un blocus total. Mais ses informateurs lui disent les difficultés des anglais. La réticence des marins à trop s'éloigner des côtes, les pertes, et les énormes frais. Quand je serai empereur, écrit-il, je te nommerai connétable.
Le futur connétable d'empire Magnard évite tout affrontement avec les anglais. Il se plie autant qu'il le peut aux coutumes des pays qu'il traverse. Il met ses hommes à la disposition des nombreux savants que Bonaparte avait embarqués dans sa première expédition. Il faut occuper les hommes de troupe. Ceux-ci apprécient la ligne de paix et les travaux civils. Ils sont pour la plupart des paysans et des artisans. Peu à peu, ils coopèrent avec les habitants. Certains disparaissent. Surtout des célibataires. Magnard pense qu'il faut accélérer l'exécution de ses projets. Les célibataires disparaissent, bientôt ce seront ceux qui sont mariés à des mégères, puis ceux qui ont des enfants insupportables. Magnard a raison. Au point qu'il ne mesure pas l'ampleur du danger. Il ne sait pas qu'un petit groupe organise déjà en grand secret l'expatriation de leur famille. Il ne sait pas qu'en France, la police s'inquiète de disparitions pour le moins troublantes. Le père Martial est inquiet. Tout le monde ici appelle la maréchale du nom de Vierge Noire. Les signes d'impiété se multiplient, et ceux qui se confessent encore lui chuchotent des horreurs qui le font frémir. Il sait qu'on se soumettra indolent aux pénitences, il sait aussi qu'il n'y aura pas l'ombre d'un repentir.
Jean-René Létyclite Magnard, maréchal de France et futur connétable d'empire, embarque avec ses troupes à Aden, et fait voile sans incident notable vers Bombay. Ils ont couvert les trois milles kilomètres en un peu moins d'une semaine. Le 18 janvier 1802, il est à Nagpur. Le 6 février à Dschabaipur d'où il remonte le cours du Schun jusqu'à Paina qu'il atteint le 23 mars. Le 15 mai, après avoir descendu le Ganges, il est à Dakka. Il hésite à franchir la haute barrière montagneuse qui le sépare de la Birmanie. Il se dirige vers le Sud, vers la mer. Le 6 juillet, il entre dans Rangun. Pendant plus de deux mois il progresse difficilement dans des régions escarpées. Le 12 septembre, Hanoi est en vue. Le 8 novembre, il est à Canton. Il lui faudra encore quatre mois pour arriver enfin à Pékin. Nous sommes en janvier 1803.
Son fils, Charles-Fidèle Magnard est déjà âgé de six mois. Il est né à Rangun. Il ressemble étonnement à sa mère avec laquelle tout le monde est aux petits soins. Enfin tout le monde est beaucoup dire. L'armée du maréchal se délite. Cela a commencé dès Bombay. Depuis à chaque appel, il manque des hommes. Au début, ils disparaissaient purement et simplement, comme en Afrique. Maintenant, ils prennent le temps de faire des adieux à leurs camarades, et bien sûr aux Magnard. On assiste à des scènes touchantes. Mais on se reprend vite. Ils ne savent pas et ne sauront jamais qu'on pourra pendant des décennies suive la trace de leurs diverses implantations. Ils sont républicains. Avec eux, les idées nouvelles pénètrent dans ces régions. Tous ces lieux où ils se seront installés deviendront à un moment ou un autre des centres de rébellion. Pour le moment, ils sont tout au bonheur de leur propre renaissance.
Ils sont partout relativement bien accueillis parce qu'ils se comportent relativement bien, comme des voyageurs curieux et désireux de se lier. En général, les notables viennent à leur rencontre. Les savants mènent une grande activité, et ont de fructueux échanges avec leurs collègues autochtones. Mais les rêves de richesse que Magnard caressait restent jusqu'à Pékin accrochés au balcon des espérances.
À Pékin, ils sont reçus par l'empereur Kien-Long. Il veut entendre des choses sur les bouleversements intervenus en France. Les missionnaires, installés de longue date en Chine lui ont raconté de si terrifiantes histoires qu'il a du mal à y croire. Magnard lui raconte donc la République, et Kien-Long est enthousiasmé. Ce vieil empereur ne perd pas le Nord. Il rêve d'être un président de Chine légitimé à la fois par les dieux, les notables, le peuple et les érudits. En quelque sorte, la puissance absolue. Il calcule les économies qu'il pourrait faire en limogeant une partie de son armée qui serait devenue inutile. Il prélève sur ces économies une partie d'avenir pour l'offrir au maréchal français. Le temps passe vite. Nous sommes en 1804. Bonaparte est depuis peu empereur. Magnard ne le sait pas. Il s'inquiète. Il risque de passer pour un déserteur. Ne l'est-il pas ? Plus il en raconte sur la République, plus Kien-Long le récompense. Plusieurs copistes participent aux entretiens. Il faut tout noter scrupuleusement. La maréchale à une idée. Elle lui dit qu'elle entre au pays, à la maison de la Chaise-Dieu avec Charles-Fidèle qui marche à présent. Elle ira voir l'empereur et lui expliquera tout ce qu'il doit savoir. C'est-à dire très peu de la vérité. Toi Magnard, tu restes auprès de la poule aux œufs d'or. Elle s'en retourne donc au pays, accompagnée d'une bonne escorte. Elle n'oublie pas d'emporter les présents reçus de l'empereur Kien-Long. Angela et Jean-René Létyclite ne se reverront qu'après plusieurs années.
En 1805, à Paris, Angela doit attendre le retour de l'empereur Napoléon qui est en Italie pour s'y faire sacrer roi. A son retour, il accorde facilement une audience à la maréchale Magnard dont il tombe physiquement amoureux sur le champ. Elle n'a pas besoin de mentir. Napoléon est bien aise de l'absence prolongée de son ami. Elle lui offre quelques beaux objets, dont un magnifique tableau de Tamilagumi qu'on peut encore de nos jours admirer dans la petite rotonde verte du château de Malmaison. Elle partage sa vie entre la Chaise Dieu et le lit de l'empereur auquel elle se donne et se prend avec entrain. Napoléon n'est pas très vaillant au lit, pas comme le maréchal, qu'elle aime plus que jamais et que tout et qui lui manque terrriblement, selon l'expression courante. Mais elle réprime ses larmes, quand de loin en loin elle sent qu'elles vont noyer ses yeux. Il lui suffit de penser à la fortune que son mari est en train d'amasser pour revenir immédiatmeent au sec. Elle se remémore avec émotion les aventures d'une petite fille au nom imprononçable, battue et violée pendant des années par un marquis dont elle ne dira, pas plus que le sien propre, jamais le nom ; libérée grâce à l'arrestation de son bourreau ; placée en guise de dédommagement dans un bordel à soldats puis devenue en même temps que dame maréchale, la quasi impératrice du plus beau pays du monde. Un destin. Tout de même, Jean-René lui manque. Elle souhaite qu'il soit plus fidèle qu'elle ne l'est. Mais dans le fond, elle n'est pas jalouse. Pas même de l'impératrice.
C'est un fils. Elle le nomme Jean-René. Naturellement son Altesse ne veut pas le reconnaître. Conformémént à son code civil qui dit la loi depuis peu. Il est surtout déçu parce que le nouveau né ressemble beaucoup à sa mère. Il aurait aimé croire les pouvoirs d'un empereur plus puissants que ceux d'une pute. Même dans ces choses-là : manifestation précoce d'un doute qui le rongera jusqu'à la fin de sa vie. Il ne reconnaît pas son fils, mais lui assure l'avenir. Jean-René II régnera sous le nom de Napoléon l'Africain sur le Tumbuktu. C'est une des rares aventures de coucherie qui influença le cours de l'histoire. Elle n'aura aucun effet sur les relations de Jean-René le maréchal et d'Angela. On ne peut pas en dire autant pour les générations futures. Notamment avec cette curieuse politique qu'on nomme très pudiquement colonisation, qui fera surgir des princes africains réclamant leur part d'honneur et de territoire d'empire français à juste titre, et des français hurlant leur africanité à juste raison. Cela est normalement dans la nature des choses. Mais comment expliquer les dramatiques conflits qui en surgiront ?
Jean-René Magnard n'est pas plus fidèle que son épouse. Il ne lui fait pas savoir. Il ne sait pas qu'elle se pose la question. Il assure le départ régulier de convois à destination de la Chaise-Dieu. De la soie, de l'ambre, des essences de fleurs, des pierres précieuses, du thé de chine, qu'il a par ailleurs commencé à cultiver en Inde. Il a organisé une maison de commerce qui prospère déjà. Les voies commerciales sont ouvertes. Il donne l'ordre de repli à toutes les unités éparpillées sur les territoires d'Afrique et des Indes. Il quitte Pékin en 1811. Sur les conseils de Kien-Long, reprend sa marche par le Nord. Il entrera en France par la Russie. À vrai dire, il ne reste plus grand monde. C'est ainsi qu'en 1812, en Russie, une poignée de soldats venus de Pékin faisant route vers la France, conduits par le maréchal Magnard, rencontrèrent par le plus grand des hasards la garde impériale française entourant son chef en déroute.
Passant un jour à Paris par la rue Fondary, je m'arrêtai presque naturellement devant l'entrée du 36, l'immeuble dans lequel logeait mademoiselle Durufflé. Certainement pas par hasard. Elle nous avait souvent invités pour prolonger des cours qui passionnaient un epoignée de lycéen que nous étions. Je sonnai à la porte.
Elle me reconnut de suite, retourna précipitamment un tableau accroché dans son corridor, de façon que je n'en puisse voir que l'envers. Cela m'amusa. Ma réputation d'expert lui était parvenue.
Elle avait vieilli, mais était devenue coquette. Elle portait une minijupe et un débardeur échancré qui prouvaient qu'à plus de soixante-dix ans, i y en avait encore. Nous nous assîmes devant un verre. Elle était contente de me voir, me présenta ses condoléances.
J'étais vraiment ému et j'appréciai qu'elle m'appelât son garçon, ce qu'en classe nous trouvions méprisant. Elle était heureuse d'avoir enfin pu faire éditer le journal du maréchal Jean-René Létyclite Magnard. Je fis remarquer qu'il en était vraiment temps, car il n'existait absolument aucune référence sur ce personnage majeur de notre histoire. Elle m'a demandé si je croyais vraiment à son existence. J'en fus surpris. Je lui rappelai que ce fut mon sujet d'histoire au baccalauréat. Elle en doutait. Mais cela montrait qu'en plus d'être historienne, elle était une excellente professeur. Vous avez tellement cherché à savoir me dit-elle. Vous avez tout lu et tout appris sur la Révolution française et l'empire dans le seul but de cerner ce personnage. De sorte que toute l'histoire de cette époque se résume en lui. C'est pourquoi vous ne pouviez qu'avoir du Magnard au bac. Je ne voulais pas comprendre, alors elle insista en haussant a voix. Il se pourrait, mon garçon, que ce personnage sortît droit de la tête d'une vieille folle qui en plus d'être fêlée a le plafond en pente. Il se pourrait aussi que l'histoire ne soit qu'un concept, puisqu'elle est passée. Il se pourrait que les hommes et les femmes se reconnaissent dans les autres et dans leur propre vieillissement. Ainsi il se pourrait encore que pour eux l'histoire ne leur soit compréhensible que lorsqu'elle se présente sous les formes biographiques et chronologiques. Qui pourrait dire la valeur explicative d'une date ? De ce point de vue, la biographie serait un peu supérieure. Mais aucun personnage ne peut être identifié à l'histoire de son temps. Il en est un produit, toujours actif, il n'est pas une explication. Et quand il se mêle d'expliquer son temps, il ne le fait pas mieux qu'un autre. Même Napoléon ne pourrait pas vous expliquer Waterloo, ni même Magnard l'amour qu'il porte à Louise. Capito, mon garçon ?
Elle buvait beaucoup. Elle s'aperçut que je le remarquai. Elle déclara, sur un ton de confidence, qu'elle buvait pour se souvenir. Je m'aventurais en lui demandant si elle avait vraiment tout inventé. Elle me regarda droit dans les yeux autant qu'elle le put. Elle était visiblement saoule. Tout lâcha-t-elle dans un souffle, sauf le sens historique, ça, personne ne le peut. Vous ne vous souvenez pas de mon premier cours sur l'hypothèse historiciste. Personne n'en garde souvenir. Les objets explicatifs, contrairement à l'histoire soi-même sont quant à eux génériques. Magnard est plus une explication qu'un être historique. Elle se leva péniblement et s'approcha de moi. Elle titubait. Elle me serra très fort dans ses bras. Elle me dit qu'elle était désolée, franchement désolée pour moi. Elle me demanda de partir, et de revenir. De revenir souvent et de repartir souvent, comme on visite des esprits. Qui sait ajouta-t-elle, en revenant à Magnard, l'un de ses descendants était peut-être un simple soldat qui termina sa guerre mélangé à la terre d'un trou d'obus. L'histoire produit tellement plus de malheurs que de Magnard. Je la quittai troublé sans savoir ce qui était accroché au mur de son entrée.
Une phrase d'elle m'avait singulièrement intrigué. Un jour j'avais parlé d'elle à Angela, je l'avais décrite comme une vieille folle au plafond en pente et fêlé. Angéla avait vivement réagi. Si tu veux que ça marche entre nous, avait-elle dit, les yeux féroces, tu as tout intérêt à parler autrement des femmes. Ce souvenir restait, comme on dit, gravé dans ma mémoire. Angela n'avait jamais de telles colères ni ne prononçait de paroles aussi définitives.
En plus de cette impression bizarre d'avoir entendu une de mes propres phrases, Arline Durufflé me rappelait vaguement cette femme, qui au cimetière avait l'air prostrée. Nous n'étions pas nombreux. Mes amis ne s'étaient pas déplacés. Ils pensaient que pour mon équilibre, il valait mieux ne pas m'entourer. La présence de cette femme en était d'autant plus remarquable. Elle était habillée de noir, son visage disparaissait, voilé d'une mantille. Elle portait une redingote courte qui découvrait, très au-dessus des genoux, de jolies jambes. Djena fut très intentionnée avec elle. Elle l'a soutint plus d'une fois, et l'accompagna jusqu'à la station de taxis. Avant que la femme ne s'engouffre dans une voiture, elles s'attardèrent dans une longue étreinte. Je ne m'étais pas montré très curieux. Djena m'avait dit qu'il s'agissait d'une de ses amies. J'étais pensif quand j'arrivai à La Chaise-Dieu.
Je reconnus sans mal le Pont-l'Abbé, près duquel je me garai. J'étais éreinté tant les routes étaient devenues épouvantables. Au milieu du pont, je m'accoudai au garde-fou. Il faut se méfier de l'eau qui dort. Puis j'empruntai le chemin décrit par Magnard. J'apercevais le monastère, mais pas le village que je savais être de l'autre côté de la colline. Je débouchai enfin sur le replat, qui n'était qu'un pré où paissaient quelques moutons. En face je pouvais distinctement apercevoir des moines s'activer à divers travaux. La maison de l'abbé Uldaric n'était pas encore construite !
J'étais déçu par cet échec, mais encore eut-il fallu savoir ce que l'on entend par « échec ». J'étais plus que jamais victime de la confusion de mes souvenirs, ma théorie du trou noir se vérifiait. Certes, il n'y a pas de voie royale entre théorie et pratique. Pas même de voie du tout. Nous ne creusons que des chemins dont on ne sait pas s'ils se croiseront un jour, quelque part, comment. D'un bout le théorique, de l'autre la pratique. D'autant que sur ce fatras, il convient de greffer la question de l'utilité, qui peut-être théorique ou pratique. J'entends qu'une théorie peut ne pas avoir d'autre usage que celui de servir une autre théorie. Il est vrai aussi que ce sont les théories qui ont des applications pratiques directes nous sont les plus familières. Je ne perdais toutefois de vue qu'une pratique fondée sur une théorie des plus éprouvées n'est pas nécessairement une réussite. C'est le cas d'un biologiste qui s'empoisonne en expérimentant sur lui-même un nouveau médicament qui sauvera des milliers de malades. Il s'agit dans ce cas d'une expérience ratée qui ne remet pas en cause la théorie fondatrice. À quoi m'étais-je donc livré ? À une expérience théorique ou à une pratique pratique ?
Une pratique ne pose pas a priori de problèmes assimilables à ceux auxquels je me confrontais. On fait comme ceci ou comme cela dans un but ou dans un autre. On corrige, on améliore, on recommence. L'expérience est une pratique particulière de mise en disposition théorique. Dans mon cas, il y avait un mélange des deux. J'avais tenté de produire une expérience dans une situation invraisemblable à laquelle j'étais moi-même livré. J'étais à la fois l'objet de l'expérience et l'expérimentateur. Je n'étais pas dans la situation de la canonnade à la verticale qui intriguait tant le maréchal Magnard. Une situation somme toute relative. Même si l'expérimentateur, assis sur l'affût après que le boulet eut été tiré, s'était fait défoncer le crâne, il n'aurait rien changé au problème de la balistique. Au contraire, les conditions de mon expérimentation étaient quantive* dans la mesure où le premier des objets expérimentaux était ma propre personne. Je ne pouvais pas faire un geste, ne pas avoir une pensée qui n'affectât, si j'ose le dire pompeusement, mon expérience humaine.
Ma théorie du trou noir était juste. Je n'avais malheureusement pas pris garde à ma situation quantative. Les images que nous nous construisons sont des miroirs orientés vers le monde. Nous en redressons l'emprunte presque par instinct. Narcisse, trop attiré par l'attraction de lui-même, avait un instant perdu cette aptitude. Il se vit ainsi à l'envers, c'est-à dire mort. Dans mon cas, cet instinct m'avait joué un tour déplaisant. Il m'avait conduit à corriger une image qui dès son origine était à l'endroit. Car tout se passait entre moi et moi.
Il ne reste pas moins que mon exercice d'anamnèse avait exactement abouti à mes prédictions théoriques. C'est-à-dire à une densification de ma mémoire axiale profonde. J'avais stupidement inversé les retombées pratiques. Je pensais pouvoir rétablir le contact avec la réalité, mais le trou noir créé autour de mademoiselle Durufflé et du maréchal Magnard a empêché la manifestation de souvenirs compressés. Par contre, c'est un souvenir sauvage, vide, sans pesanteur qui avait surgi. J'avais intégré la présence d'Uldaric au Castenet, la fondation de son monastère, la construction de sa maison au surplomb de la Dormone et l'acquisition de cette maison par Jean-René Létyclite Magnard. Je ne pouvais interdire la sédimentation d'un souvenir conceptuel dérivant, celui du terrain non bâti. Ne tenons pas compte du facteur anxiogène des souvenirs dont nous n'avons pas vécu les faits.
Tout en méditant de la sorte, j'avais regagné les rives de la Dormone à petits pas, je m'accoudai une seconde fois au parapet du Pont-l'Abbé. Je n'étais pas fou. Je savais que le monde s'agitait autour de moi. Un monde qui justement portait bien des caractères de déraison. Des automobiles roulaient certainement sur la chaussée du Pont-l'Abbé. Je me comportais ni plus ni moins comme ces passants qui devaient flâner dans les rues de la Chaise-Dieu. J'aurais pu imaginer que cette abbaye flambant neuf et la pierre nouvelle était en réalité devenue une ruine moussue. Mon comportement ne paraissait pas extravagant aux yeux de mes contemporains. Ils ne s'étaient pas empressés de me soigner, voire de m'interner, de m'affliger de quelque médecine efficace à rendre le sens de la réalité. Tel était mon cas. J'avais perdu ce sens. J'étais incapable de corriger la perception des événements, de trier, de classer. Les effets correcteurs des miroirs que je tendais au monde ne fonctionnaient plus.
Une énorme canonnade déchira l'air au point qu'une caresse de fraîcheur passa sur mon visage. Je levai les yeux vers l'abbaye dont les courtines seront plus tard construites par Vauban. Le ciel s'affaissa en une grêle intense. Je gagnais prestement la Landrover et fonçait droit sur les orages.
La formation de souvenirs dérivés, adjacents, conceptuels, en tant que compléments logiques nécessaires à la vraisemblance me tracassait. Il avait été tout à fait sain d'imaginer un terrain nu avant que n'y soit bâtie une maison. Mais cela indiquait que la mémoire produisait elle-même ses propres souvenirs fonctionnels, afin de compléter ses enchaînements sémantiques. Cela signifiait aussi que plus la théorie de trou noir s'avérera vérace, plus ses applications seront impossibles.
Ma progression était considérablement ralentie. Il n'y avait plus, à proprement parler de routes, au sens moderne du mot et dans la mesure où ce mot avait encore quelque sens. Il ne se présentait plus ce que l'on pouvait nommer une voie roulante, avec un revêtement lisse et dur, pourvue d'une signalisation à peu près claire des lieux et des directions. Je roulais sur des chemins défoncés et pierreux, parfois si étroits qu'il m'était plus facile d'emprunter les bordures des prés, quand les fossés et les haies ne me l'interdisaient pas. Je traversais peu de villages, mais les grappes de masures que je dépassais étaient visiblement surpeuplées.
Les orages qui étaient devenus mes principaux repères n'étaient pas aussi fréquents que j'aurais aimé qu'ils le soient. Bien entendu, je m'orientais aussi à l'aide des cartes routières et des quelques instruments de navigation qui équipaient mon véhicule. Je pouvais reconnaître les vallées, les massifs, les rivières, les gros bourgs. Alors que j'étais encore comme perdu dans mes souvenirs et que je préparais mon voyage, j'avais appareillé la Landrover pour un raid africain. Je me félicitais à présent de ce qui avait été sans doute, à ce moment, une conduite absurde Je n'avais pas encore entamé mes réserves de carburant, et plus d'une fois je m'étais réjoui de l'efficacité des grilles et du treuil quand il s'agissait de sortir des bourbiers. La Land était parfaite pour affronter les chemins accidentés, leur terre battue souvent ravinée, ou les caillasses saillantes. Je me demandais si elle n'était pas mieux conçue que les hommes pour parcourir l'histoire.
J'étais arrêté près de Génolhac, à une quarantaine de kilomètres au Nord d'Alès. J'avais fait une ample provision de pommes en maraudant dans les vergers, mon thermos débordait d'eau puisée dans l'onde d'un ruisseau. À cette occasion j'avais vérifié que le reflet de mon visage, bien que miroitant à la surface de l'eau sous les effets scintillants du soleil, était bien à l'endroit. Je supposais donc que j'étais devenu adulte, que ma mémoire avait assimilé tout ce qui lui était utile pour ne plus avoir besoin d'accéder à la réalité formelle du monde. J'attendais les prochains orages empreint de la plus grande des sérénités, assis sur une grosse pierre, au pied d'un acacia au tronc duquel je m'étais adossé. Je dévorai mes pommes l'une après l'autre. La faim était mon seul tourment.
La campagne s'étalait silencieuse. Les grincements assourdissants des grillons saturaient l'air suspendu à la chaleur de midi. Il s'agissait tout à fait de ce phénomène qu'Aristote décrivit si bien, à propos de la musique de l'univers. Le vacarme des planètes tissait, dans son infinie continuité, un manteau de silence. Les grillons assuraient leur partie dans ce concert devenu silencieux par tant de persistance. Si bien que je n'entendis plus de ce silence que les accidents. Les échos lointains du bétail, le soudain et bref froissement provoqué par un battement d'ailes dans les feuillages, la stridence aiguë révélant le vol d'un moustique, le bourdonnement têtu des mouches, les claquements lents et réguliers du pas d'un cheval sur l'empierrement d'un chemin… Le cheval ne tarda pas à paraître, monté par un moine malingre.
Ses cheveux, très bruns et coupés courts, clairsemés au niveau des temporaux, couronnaient une tonsure naturelle sur le haut du crâne. Son nez, court et sec comme un bec de rapace était assorti à de petits yeux ronds et noirs. Ses joues mal rasées ajoutaient à l'inexpressivité misérable de ce visage vidé par le vagabondage. Sa bouche, tendre et mobile démentait cette première impression de sécheresse qui émanait de cet homme.
Il arrêta sa monture à grand renfort de jurons, tout près de la Landrover. Il sauta prestement à terre, ajusta une longe dont il noua l'extrémité libre au pare choc avant de mon camion. Des fontes, il sortit un sac à picotin, puis se ravisa. Il renfourra le sac. Le cheval, un élégant alezan noir aux reflets bleu nuit, broutait l'herbe fraîche qui bordait le chemin. Le moine malingre flottait dans son surplis blanc, serrée à la taille par une solide ceinture de cuir ouvragé. Il se tourna vers moi, m'observa un instant, s'approcha et s'accroupit près de moi. Dans le fond, j'étais adulte et rien ne pouvait plus m'étonner. J'avais trouvé cet endroit propice au repos, je n'avais certainement pas le monopole ni de l'idée, ni de l'envie, ni du lieu. La scène du cheval attaché à la Landrover laissait toutefois place pour une certaine irréalité qui malgré tout me chatouillait. Même si le moine n'y avait vu qu'une branche, une barrière ou un piquet, le geste de passer et nouer une corde à un pare choc n'avait techniquement rien de similaire à le faire autour d'une branche ou d'un piquet. Pourtant, ses gestes avaient été assurés et précis.
— Je ne peux pas m'asseoir mon fils. J'ai le cul en feu. Il est complètement niquedouille de chevaucher quand on a des hémorroïdes, mais comment faire autrement ?
Il me regardait manger. Je restai cependant silencieux. Était-ce Uldaric gagnant la Chaise-Dieu ou Alès pour quérir l'ingénieur Mylée ? Il sortit de sa lourde besace de cuir brut un morceau de pain noir.
— Mangez un peu de bricheton mon fils. Avec toutes ces pommes vous risquez une bonne venette.
Alors que je mastiquais péniblement une bouchée de ce pain acide et d'aspect répugnant, il s'excusa.
— Un peu gluant ? Non ? Mais ça vous calera le bide. Rencardez-moi mon fils, voulez-vous ? Quelle est cette étrange machine ?
Il désignait du geste et du regard le camion.
— C'est une Landrover.
— Ah...
Le vacarme silencieux de l'univers se cicatrisa aussitôt sur la blessure de nos paroles. Pour un trop court instant.
— Une Landrover ? Mon fils…
— Une automobile tout terrain.
— Ah...
Il marmonna d'un air rêveur, eut un geste de légère colère. Il se releva promptement.
— Quel boucan, mon fils. Il faut gueuler pour que l'on s'entende. C'est à devenir dingue ! Une Landrover, une automobile tout terrain ! Cela n'est que du vocabulaire, des mots. Ne me regardez pas ainsi à bailler de la bouche mon fils. Bouffez donc du brignolet. Rien de tel pour contrecarrer la chiasse… Parce que…
— Qu'avez-vous donc contre le vocabulaire ? Ne parlez-vous donc point avec des mots ? Quel genre de moine oublieux êtes-vous donc ?
Je criai presque :
— Au début était le verbe ! En plus ne m'appelez pas votre fils, monsieur.
Non, j'ai vraiment crié en exagérant l'accentuation de « monsieur », allongeant le « mon » et arrondissement la nasale finale par un engorgement forcé.
— Ah ! Frère ! Comme tu gueules ! S'écria-t-il joyeux, excuse mon regimbement et j'oublierai ton attrapade. Voilà des lunes que je ne suis plus encapuchonné. Il leur a fallu trois procès pour me jeter hors du couvent. Grands Dieux ! Mais quand on a vu le monde par une fenêtre de bure, il en reste toujours quelque chose. Je te jure. Toujours trop. Sûr, quand on mate le monde on ne peut le comprendre qu'en fouillant les vastes contrées de la pensée. Quand on se becte les dehors en pensée, on ne peut que le rechier en mots.
— Pour moi ces mots ne sont pas que du vocabulaire. Ils sont des concepts. Et ces concepts ne me semblent pas compréhensibles. Je ne sais pas comment dire... Ici et maintenant. Si je vous dis Automatum movens, est-ce suffisant pour caractériser une machine qui peut se déplacer seule en vertu d'une énergie suffisante et de mécanismes ingénieux ?
— Appelle-moi frère, frère. Frère de terre, frère de fromage, frère d'autre monde. Crudieu ! combien est grand le bonheur de vérifier ses hypothèses. J'avais bien compris, à la voire, que cette machine servait à se déplacer. Mais je croyais que tu étais en peine pour avoir laissé échapper tes bêtes que je ne voyais pas. Oui, mon frère, cela est suffisant. Je n'en demande pas plus, car je sais que les mots de nos deux mondes ne collent les uns aux autres qu'en partie.
— Frère, tu es un bienheureux chanceux qui peut vérifier ses hypothèses. Je dois avouer que je patauge plutôt étroitement au large. Cette aversion du vocabulaire qui semble pour toi n'être une texture sans fond est étonnante. Serais-tu un risque la mort pour prétendre que le verbe ne fut pas au début de tout ?
— Si tu veux piger quelque chose, frère, je te conseille de mettre le sujet avant le verbe. Dieu avant sa parole. Non, au début il n'y a pas le verbe. Mais la capacité de parole qui ne vaut seulement si on a aussi celle d'entendre. Ce point n'est pas assuré, frère. La mort est aux trousses de tous les mortels, c'est-à dire ne nous tous, à parts égales. La mort, frère, n'est pas un risque. C'est une assurance… Mais j'avoue que l'idée de la torture me file les foies.
— Mange du pain frère.
— Ah... de l'humour... J'ai bien vu ce qu'était ta machine. Je ne suis pas si déblasé que ça. Mais ma langue a fouetté contre raison. Quand je te demandais, frère, de me déniaiser rapport à la chose, je pensais en fait à l'horizon de sa provenance. Tu sais, c'est pour mézigues une idée fixe. Tout lambin que j'étais, je croyais que le monde s'arrêtait au Vésuve. Mais quand j'ai pu arquer les guitares et bouger mon cul sur de bonnes distances, j'ai découvert, par-delà le Vésuve, que l'horizon s'était déplacé. Je vais te dire un truc tout con, mon frère : l'horizon se déplace avec notre regard...
Soudain, je sus qui il était. Je ne l'imaginais pas aussi … rustique en débloqué universel... Et plutôt grossier.
— Frère, ton langage me surprend. Te souviens-tu vraiment de tes propos ? Tu croyais… écrivais-tu, qu'il n'y avait plus rien au-delà du Vésuve, car il était impossible de percevoir quelque chose par-delà. Tu parlais du confinement circulaire du monde tel que nous pouvons le percevoir, mais tu signalais aussi que nos déplacements nous faisaient franchir cette limite. Tu employas même une magnifique expression quand tu as prétendu que l'horizon situait l'observateur au centre de sa propre perspective. Il me faut te répondre, frère. Mon horizon est ton propre avenir, mais le tien est également mon avenir.
Visiblement, mon compagnon était ému. Des larmes brillèrent dans ses petits yeux noirs. Il se leva, s'approcha de son cheval et lui flatta l'encolure, lui caressa les naseaux. Il revint vers moi, raide, le geste saccadé.
— Frère, tu me laisses là comme deux ronds de flanc. Je saccage la parole pour ne paraître pas trop pédant. C'est aussi ma façon de pleurer seul l'immense bonheur que j'ai de savoir l'infini de l'univers et la pluralité des mondes. De pouvoir atteindre Dieu au travers de tout ce merdier théologique qui nous enferme le cœur dans des textes lamentables. Si tu es dans mon avenir, dis-moi de combien. Dix, cent, mille ? Mais si tu es le Diable, çà risque d'être ta fête !
— Quatre cents, mon frère.
— Bordel ! s'écria-t-il en s'asseyant face à moi. Je ne sens même plus le feu de mon cul. Alors tu as lu mes livres, ceux que je n'ai pas encore écrits ? Tu dois savoir un tas de trucs. Non de Dieu de merde ! L'avenir soi-même guide ma main ! je le savais, frère !
— Non, mon frère, l'avenir ne te guide pas. Tu l'éclaires parce que tu es libre. Tu as su caractériser l'illusion de l'enfermement circulaire de l'horizon. Tu as eu le courage de porter les pas en son par-delà ; jusqu'aux portes de l'infini. Je veux bien t'aider à écrire les livres que tu n'as pas encore écrits. Mais à quoi bon, puisqu'ils seraient les tiens de seconde main. Non frère, c'est toi et toi seul qui à la porte de l'infini a cogné de la tête contre la vérité...
— Tu me gèles les couilles frère. Mais tu insistes bien trop sur ma solitude. Je ne suis pas seul. Sais-tu que je reviens d'un long voyage en Allemanie où j'ai fait un sacré tabac. Six années. Avant, j'ai séjourné quatre ans à Paris, où je plâtrais le citron des petits boutonneux de la Sorbonne. J'étais même autorisé à ne pas suivre les offices religieux. La nuit, le fantôme d'Abélard venait en visite, pour discuter avec moi. Frère, me disait-il, fonce, fracasse les ennuyeux, toi qui as encore des couilles au cul. Frère Abélard, je lui répondais là n'est pas la question. Cesse de geindre sur tes parties. C'est dans la tête que tout se passe par les yeux. Sèche tes yeux et porte des lunettes, regarde ! Des génies comme toi, nous ne sommes pas tripette. Non mon frère, je ne suis pas seul. Ce qui me turlupine justement ce sont les autres, ceux qui me lèchent les bottes. Pour une poignée de picaillons, ou un galon sur leur robe de bure, pour avoir l'indigne privilège de baiser la pantoufle du pape, ils seraient prêts à me livrer au Grand Inquisiteur ; et par-dessus, ils solderaient père et mère pour apaiser leur conscience. Soyons francs. Je crois que tu te trompes de crémerie. Je ne suis pas le savant désigné par les dieux comme une aurore annonçant le retour du Soleil de l'antique et vraie philosophie. Ce gusse, vois-tu, frère, c'est Copernic.
— Non, frère, je ne fais pas erreur. Copernic a peut-être dessillé tes yeux. Mais, comme Brahé, il est resté assis entre deux chaises. Leurs calculs prouvent qu'ils envisageaient bien le monde tournant autour du Soleil dans un monde infini. Mais ils n'ont jamais osé fournir la clef des horizons qui leur permit de calculer le mouvement et la position des planètes avec autant d'exactitude. Rien ne peut empêcher le développement du savoir, frère. Mais tout est fait pour que cette connaissance ne circule pas. Je pense à un autre type de solitude que celle à laquelle tu sembles te référer. Tu admires trop Copernic, et tes propres disciples ne prennent pas la juste mesure de tes propos. Pour remodeler les horizons mentaux comme tu le fais, au risque de sombrer dans l'infinitum intellectus, il faut être seul. Á deux, déjà, les vertigineux abîmes des nouvelles pensées pousseraient à ce que l'on s'agrippât à l'autre. Repousser les miroirs surchargés pour oser regarder le monde dans son endroit est une expérience pire que celle de défier la mort...
— Ta gueule ! Hurla-t-il. Ta gueule ! Ta gueule ! Ferme ta gueule !
Son visage était transformé. Devant moi, le petit moine malingre au visage d'oiseau déplumé dépourvu d'expression emplissait tout l'espace. Il n'était plus seulement le pétrisseur des infinis. Il était aussi un artiste jouant avec les images auditives et les textures dramatiques des gestes. Je l'imaginais captivant ses étudiants, leur crevant les yeux de ses vociférations, envoyant bouler leur tête contre les étoiles fixes de la huitième sphère, les perdant dans les espaces vides, les rouant jusqu'à sang de ses nouvelles visions, les obligeant à plier le corps pour épouser les nouvelles formes et les nouveaux mouvements du monde. Il aurait voulu inventer une danse, une transe en quelque sorte, capable de transmettre tous les bougements célestes à la chair humaine. Mais cela aurait été de l'hystérie.
D'un autre côté, il ne pouvait se résoudre à envisager une histoire qui serait sèche et froide comme la science. Il frappait donc, coincé dans sa chaire de Sorbonne, les rebords de son pupitre de sa longue et solide règle, au point d'en faire voler des esquilles. Il bandait en sentant combien sa furie ébranlait son estrade accrochée entre deux piliers, au fond de la grande salle. Quand, après sa représentation, les étudiants étaient rincés, qu'il était lui-même vidé et que la salle vidée aussi résonnait au moindre son, il allait quérir un maître charpentier de ses amis qui habitait derrière l'église Saint-Gervais, afin de lui faire vérifier l'accrochage de sa chaire et réparer son pupitre. Parfois, il s'arrêtait devant l'église. Il pensait à ces trois siècles passés, au cours desquels, de père en fils, de mère en fille quand cela allait mal, les membres de la même famille joua l'orgue. Cela raffermissait sa certitude dans l'infini. Moins souvent il en franchissait le seuil, et s'abîmait dans la contemplation de la décoration d'une des chapelles, dont les sujets lui semblaient insondables. Il ne parvenait pas à comprendre l'esprit morbide qui avait inspiré la main de l'artiste. Que l'on puisse imaginer la faucheuse menant une joyeuse farandole dépassait ses capacités analytiques. Sur le mur opposé, le sourire énigmatique d'une Vierge noire le troublait. Il pensait que ce n'était là que des copies sans signification particulière. Mais il était surtout contrit à la pensée qu'il ne comprendrait jamais rien aux choses de la finitude. La mort l'angoissait.
— Ferme ton bec, frère. Ils vont me faire le même coup qu'à ce trouduc de Vanini. Ils vont m'arracher la langue avec des pinces rouillées et me laisseront crever de tétanos. Ils me brûleront peut-être même avant. Ils vont me mordre les couilles, m'enfoncer des échardes sous les ongles, me tremper la bitte dans des acides fumants.
Il se mit à rire. Au moins, ils ne lui arracheront pas beaucoup de dents.
— Excuse-moi frère. Je suis nerveux de les avoir sans cesse à mes trousses. Je sais que je ne me rétracterai pas parce que j'ai foutrement raison. Mais il m'est pénible de penser que tu en sais plus que moi-même sur la question. Je ne veux pas savoir.
— Frère tu parles en termes durs de Vanini...
— Tu connais aussi ? C'est un trouduc. D'accord il a bien fini. Mais il était un mécréant de la pire des espèces. Un maître minable qui devait sa réputation plus à son âge qu'à son talent ou sa culture. Tous ceux qui l'abordaient pour avoir son avis sur un sujet dont ils étaient incertains repartaient plus incertains encore. Si on se contentait de l'écouter, il semblait admirable, mais si on le questionnait il se révélait nul. Pour le verbiage il était super, pour l'intelligence méprisable, pour la raison vide. Sa flamme enfumait la maison au lieu de l'éclairer. De loin son arbre tout feuillu attirait les yeux, mais quand on le regardait avec plus de soin, on s'apercevait qu'il n'y avait point de fruits. Je me suis approché, une fois pour cueillir son fruit, mais je vis qu'il ressemblait au figuier que maudit le Seigneur, ou à ce vieux chêne à quoi Lucain compare Pompée. Il se tient à l'ombre d'un grand nom, tel un chêne superbe au milieu des champs. Je n'ai pas perdu mon temps à son école.
— Frère, tu es poète à tes heures. Je ne serai pas aussi dur que toi avec Vanini. Sa fumée n'éclaire pas la maison, soit. Mais dessous couve une belle braise. Ne penses-tu pas qu'il y eût deux lectures possibles. Ne pourrais-tu pas également écrire de la sorte. Comprenne qui pourra. Peut-être sauverais-tu ta peau.
— … En fait je te répète ce qu'Abélard a raconté de son temps ! … Parles-tu d'un double langage, frère ? Il n'en est pas question. Les initiés se réchaufferaient à la vérité lumineuse. Les autres resteraient dans les puanteurs enfumées. Ce ne serait pas avancer. Au contraire. Non seulement nous ne serions pas un danger pour les princes, mais nous serions en plus comme une de leur bonne conscience. Comment ? il n'y a pas de liberté ? mais Trucmuche dit et écrit ce qu'il veut ! Non mon frère. Il ne suffit pas de comprendre le monde. Ça ne servirait pas à grand-chose si nous ne participions pas à sa transformation. D'abord la jactance à tiroirs troubles, ce n'est bon que pour les apôtres du mensonge... Comment connais-tu Vanini ?
— Tu sais, frère, je suis né à une époque où il ne m'était plus possible de faire sa connaissance. Mais je sais qu'il était un élève de Cremoni à Padoue et qu'il...
— Abrège, frère. Ne cause pas pour rien. Je sais tout cela.
— Attends frère. J'ai un carnet ou son nom est cité.
J'allais chercher le carnet de van der Reynet dans la Landrover. Je revins vers mon ami. Quand je lui tendis, je fus mal inspiré.
— Tu sais frère, un philosophe de mon époque a prétendu que tu ne pouvais pas te rétracter parce que ta vérité était liée à ta personne ; que ta disparition entraînerait celle de ta vérité. Tandis que Galilée pouvait tranquillement se rétracter, car en tant que scientifique, sa vérité était une vraie vérité. Il opposait ainsi la vérité du philosophe et la vérité du scientifique.
— J'y passerai donc, dit-il la mine soudainement sombre. Remarques, je m'en doutais. Ce que dis ton philosophe est intéressant, mais un peu tordu. Je ne connais que deux sortes de vérités. Celles qu'on n'a pas le droit de dire, et les autres. Mais si leur caractère de véracité pouvait ainsi fluctuer, il s'agirait de bien curieuses vérités. Galilée s'y est mis ? Je suppose que c'est le fils. Ça me fait plaisir. Je connais bien son père. Un peu dingue des ancêtres grecs, mais il ne crache pas sur le bon temps. Ton gusse était philosophe ? Qu'il suive donc ses propres préceptes et se carre sa vérité là où je pense !
Il s'empara du carnet et, en me regardant, comprit ma gêne.
— Tu as fait une gaffe ? Ce n'est pas si grave mon frère. Tu m'aideras à préparer ma défense. De toute façon, à ce que tu m'as dit, je sais que mes livres ont traversé les siècles. Il y a de quoi en être fier. Bon d'accord. Je ne suis pas très joyeux.
Il se plongea dans la lecture du carnet, en laissant échapper une tétrachiée de jurons. Vers la fin, il n'arrêta pas de marmonner sur tous les tons « Enfantin », « enfantin », « mais c'est enfantin », « enfantin », « tudieu ! Enfantin », « enfantin ». Fébrilement, il feuilleta le carnet à l'envers, puis à l'endroit, de nouveau à l'envers. Il ne semblait être intéressé que par le bas des pages.
Enfantin, enfantin rugit-il ! Pour Vanini, tu as peut-être raison. As-tu du papier, de quoi écrire ?
Je fouillai de nouveau dans le camion. Je revins avec un bloc et un stylo-bille. Il regarda attentivement le stylo.
— Très malin, frère. On pourrait déposer le brevet, et faire chier le véritable inventeur... Qui n'est pas encore né je suppose... Au passage on se fait un peu de fric.
Mais le stylo n'écrivait pas. Je le portai à ma bouche, soufflai de la buée, frottai la bille contre le cuir de ma chaussure, griffai frénétiquement le papier. Rien n'y fit. Le moine me regardait amusé.
— Ces trucs modernes ça ne marche jamais. Attends.
— Dans quatre siècles, il était parfait. Trop tôt peut-être.
Il se leva péniblement. Il marcha lentement, cérémonieusement, vers son cheval dont il flatta l'encolure et les naseaux ; farfouilla dans les fontes, en sortit une petite écritoire. Il revint sous l'acacia avec des mimiques évoquant mille précautions. Il se moquait.
Il se rassit, ouvrit son écritoire. Il en sortit un petit flacon d'encre et une plume à l'empennage blanc et gris. Il posa ces objets dans l'herbe, referma l'écritoire, la cala sur ses genoux. Il s'assura de sa stabilité. Il sortit un couteau de sa poche, le même avec lequel il avait tranché le pain, et me le présenta.
— On n'en fait plus des comme ça.
Avec des gestes retenus et précis, il tailla l'extrémité de la plume. Il remit le couteau dans sa poche, reposa la plume dans l'herbe. Il se saisit du petit flacon, le déboucha en prenant grand soin de n'en rien renverser. Il ajusta le flacon ouvert dans une encoche du plateau de l'écritoire. Il affermit la plume dans sa main droite après l'avoir trempée dans l'encrier, puis me regarda en tendant la main gauche.
— Papier ! Carnet ! commanda-t-il.
Il feuilleta de nouveau, en écrivant des séries de chiffres et quelques mots sur mon bloc. Après une dizaine de minutes, il me tendit le carnet. Déposa le bloc de papier à son côté. Reboucha le petit flacon. Il ouvrit l'écritoire, en sortit un chiffon avec lequel il essuya la plume. Il rangea le chiffon, la plume et le flacon rebouché. Il referma l'écritoire. L'ajusta de nouveau sur ses genoux. Ramassa le papier qu'il déposa sur l'écritoire. Il leva haut les bras, s'étira dans un souffle sonore de satisfaction.
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Mercredi 15 Mars, 2023