musicologie

Le voyage au Castenet

Par Albert l'Anonyme ——

Table des chapitres

Je ne suis pas l'auteur de ce récit qui est en fait une transcription de curieux documents que j'ai par fortune découverts. Ils sont maintenant déposés à la Bibliothèque de France, sous la cote multiple Z. 96 117 (3,4).  Le lecteur les consultera aisément et constatera à cette occasion ma fidélité aux textes originaux que j'ai mis en ordre afin d'en faire une histoire compréhensible. Comme je l'ai fait moi-même, le lecteur pourra vérifier sans trop de peine la véracité des événements, des personnages, des lieux évoqués, qui paraissent si fantaisistes.

Venons en maintenant à l'enchaînement des événements qui me conduisirent à découvrir ces documents déconcertants.

Cela allait plutôt bien pour moi, encore assez jeune universitaire je cherchais à acquérir une maison convenant à ma situation sociale.  Je la voulais pierreuse, noueuse, dure, boiseuse et assez vaste pour abriter les milliers livres de ma bibliothèque. Avec une salle de bains ouvrant largement sur une campagne lumineuse. Pourvue d'une immense cheminée, devant laquelle, un plaid sur les genoux, je ferais la lecture à mes deux lévriers sommeillant. Elle serait élégamment dans un bel isolement mais remarquable de loin.

J'avais visité l'humide Bretagne, le brumeux Bourbonnais, l'aride Ardèche hollandaise, le doux Poitou anglais, les Landes sapineuses et les Corbières rocailleuses. C'est en Bourgogne, à Saint-Romain-le-Haut que ma quête évolua de façon significative.

L'employée de l'agence immobilière qui me promenait depuis trois jours compensait son bavardage incessant par une rare patience et une solide sérénité. Mademoiselle Mélisse Pouffe, comme l'indiquait un panneau placé sur son bureau à l'agence, avait étudié au lycée de Meaux, un établissement austère, entre la gare et le Café des Sports, ses bâtiments avaient abrité un couvent, puis une prison, elle y avait pris goût pour l'espagnol et intérêt pour le Chili, parce qu'elle était un peu amoureuse de son professeur. C'est ainsi qu'elle avait attendu avec impatience que son fiancé achève son temps de service militaire, avait acheté les deux billets d'avion pour Santiago, son père, ouvrier dans une sucrerie, avait plaisanté, lui avait dit qu'il n'était pas utile de partir si loin pour de toute manière se retrouver à coup sûr dans les betteraves, elle avait répondu, sans trop savoir, qu'il n'y avait pas de betteraves au Chili, il lui avait demandé ce qu'il pouvait bien y avoir, elle rétorqua qu'il y avait de la musique. Elle ne connaissait alors du Chili, malgré son intérêt, que les Quilapayun, les Trabunche ou Victor Jara (elle s'arrête, respire, épie humblement l'effet produit). Le 11 septembre de 1973 il ne fut plus question de s'installer au Chili soumis à une dictature sanglante pilotée depuis les États-Unis. Voilà comment on devient employée d'agence immobilière (faut-il la consoler ?).

Elle avait encore une dernière maison à me montrer. Il y avait des chances pour qu'elle corresponde à ce que je souhaitais acquérir. À nouveau, elle se lança :

Un couple d'originaux y avait habité. Lui était mort. Il faisait macérer, à longueur d'année des herbes et des orties dans un tonneau. Il en remplissait ses bottes quand il jardinait. Il pensait que c'était excellent pour la circulation sanguine. Il était fier de son bain de pieds rationnel et naturel. À l'hôpital, les médecins n'ont jamais déterminé avec certitude les causes de la septicémie qui l'emporta. Vu l'état de son pied, ils pensèrent à une morsure de vipère. Enfin, c'est ce qu'elle m'en disait. Il était mort l'année de son divorce. Lui l'original était mort, et elle, Mélisse, avait divorcé, dans la vie, on a besoin de repères. La maison était en vente.

Elle était sympathique cette maison, mais manquait d'un peu de classe, pour un intellectuel elle était trop franchement paysanne. L'échec n'affecta pas Mélisse Pouffe, elle dit qu'elle pouvait me montrer ce que je désirais, que malheureusement ce n'était ni à vendre ni habitable, elle tenait à me le faire voir, néanmoins et simplement, d'autant que cela ne coûterait qu'une dizaine de minutes de marche.

Nous nous sommes alors avancés dans le hameau. Nous avons contourné une église aux vastes et étonnantes proportions. Nous avons emprunté une ruelle bordée de hauts murs, suivi une petite route jouxtant le village et surplombant les coteaux striés du parfait alignement des rangs de vigne. Cette petite route se continuait par un chemin débouchant sur un mail ombragé. La municipalité ou une quelconque association avait jugé utile de planter ça et là de l'information. Des petits panonceaux émaillés cultivaient le passant, rouge sur blanc.

Ici, sur la gauche, bétonné et ferraillé, un arbre plusieurs fois centenaire, touché par la foudre, menaçait de ses formes inquiétantes. En face, deux espèces d'obélisques, maçonnées de pierres meulières, suggérant une allée qu'on aurait apparemment voulu majestueuse, écrasaient une masure basse. Elle avait abrité le four communal. Celui-ci fut transformé pendant la guerre de 1870 en un petit fortin servi par quelques soldats. Il suffisait à verrouiller la vallée. Ce qui expliquait la bizarrerie de ces deux horribles érections : de l'art brut militaire. Dommage pour la masure qui ne manquait pas de charme.

Plus loin, d'autres panneaux indiquaient que l'aire de pétanque était réservée aux boulistes ; que les quelques bancs en rondins et en planches irrégulières étaient une aire de pique-nique ; qu'avec les poubelles on attendait que le visiteur respecte la propreté du lieu.

Le petit chemin continuait sur la droite du bâtiment militaire, s'enfonçant dans les taillis, rétréci, comme si la traversée de la place ombragée avait épuisé son énergie. Une centaine de mètres plus loin, mon guide désigna quelques pierres qui émergeaient des ronces. Elle les dégagea du pied, nous nous assîmes sur la margelle, elle désirait raconter l'histoire du puits aux poules.

On l'avait toujours connu comblé et depuis toujours appelé ainsi. On attribuait ce nom bizarre à la poésie populaire et aux craintes irrationnelles qui agitaient les temps anciens. Il y avait deux ans, une équipe de spéléologues amateurs avait découvert et exploré une ouverture au flanc de la falaise surplombant la partie basse du village. Ils y avaient trouvé une ancienne vaste cavité, comblée par un considérable amas de détritus. Ce sont les archéologues qui ont fouillé cette poubelle. Une aubaine dirent-ils. Huit ou dix siècles de déjections ménagères, artisanales, industrielles et même criminelles, bien conservées, parfaitement classées en étages successifs. Le rôle des géologues consista alors à déterminer la trajectoire des immondices pour localiser le déversoir. L'intérieur de la falaise étant maintenant obstrué, c'est par des mesures de surface qu'ils déterminèrent les cheminements de la faille. Ils les suivirent jusqu'au puits. Ils ôtèrent ainsi toute poésie à la légende qui sombra dans le domaine du pur savoir vulgaire. Il y a bien des années, les paysans voyaient donc bien de la fumée sortir de ce puits. Elle émanait de la décomposition des éléments organiques. L'odeur devait bien être celle de l'enfer. Le caquetage qui en sortait provenait des poulaillers construits au pied de la falaise. Quand le vent y était disposé, il portait le son dans toute la faille. Et celui qui passait alors près du puits entendait des caquètements surgir du trou fumant et puant.

Elle se leva brusquement.

Elle voulait me faire voir la demeure de mes rêves. Nous devions être prudents. Le chemin longeait la falaise : il pouvait être dangereux par endroits. Il nous mena dans un chantier de fouilles. C'était le château, dont les pierres, bien avant la Révolution, avaient servi à construire les bâtisses du hameau. Elle avait oublié de me le faire remarquer. Nous avons suivi un réseau de passerelles de planches posées en équilibre sur des moignons de murs. Il ne fallait rien déranger. Au fond d'une parcelle, elle désigna deux squelettes. Les fouilleurs en étaient aux Mérovingiens. Mais rien d'extraordinaire. Ce qu'on appelle le château était un nid de brigands qui détroussaient les voyageurs et terrorisaient parfois les habitants. Ce tas de ruines était, d'après mademoiselle Mélisse Pouffe, la maison de mes rêves. Elle pensait que j'avais mal interrogé mes désirs. Elle m'avait bien écouté, observé mes réactions avec soin. Ce que je cherchais n'était pas une maison rustique isolée, comme tout intellectuel qui se respecte, d'après elle, et l'on pouvait se fier à sa compétence professionnelle, je recherchais quelque chose de particulièrement sinistre, que cette ruine était encore trop manière résidence secondaire, même si elle datait un peu, elle ne connaissait qu'une région susceptible d'offrir une chose de nature à me satisfaire : les Cévennes. Elle était à la veille de ses vacances. Nous pouvions faire le voyage ensemble.

Je ne décrirai pas ici le Castenet. Les divers protagonistes du récit que j'ai transcrit le font à plusieurs reprises. Je précise que le voyage n'est pas aussi pénible qu'on a pu le dire. Sauf peut-être les derniers kilomètres. Mais Mélisse savait où nous allions. Elle me fit garer la voiture près de l'épave rouillée d'une Jeep ou d'une Landrover, à laquelle il manquait une roue. J'étais quelque peu déçu. Je n'apercevais que ruines et châtaigniers. En contrebas, au milieu d'un pré, une cuvette de waters donnait l'impression qu'on avait oublié de construire les murs autour de l'aération. Elle apprécia mon humour. De plus près, les ruines se révélaient être deux petites maisons construites sur des terrasses, au-dessus de plusieurs caves creusées dans le flanc de la colline. Une des maisons avait tenu lieu de cuisine ou de laboratoire. L'autre, avec son imposante cheminée, de séjour. L'ensemble, mis à part les toilettes surréalistes, me plaisait bien en fin de compte. Mélisse me dit qu'elle n'en doutait pas. Elle savait que j'étais attiré par la désolation. Elle prendrait garde à demeurer elle-même désolée le plus longtemps possible. J'appréciais son humour. Elle avait encore une histoire à raconter. Mais celle-ci, elle ne l'avait pas inventée. Une histoire qui convenait parfaitement au lieu. Enfin, ce n'était pas vraiment une histoire, mais une énigme basée sur du fait et du dire.

Avant, la région était le paradis des ramasseurs de champignons, on le savait dans le monde entier, puisqu'un mycologue américain s'est installé ici, on dit qu'il fit des miracles. Les champignons surgirent de partout et comme jamais, des champignons inconnus de toutes les couleurs, de toutes les formes, il faisait se multiplier les corolles orangées des chanterelles, ou les grises qu'on appelle trompettes de la mort, les petites boules agglutinées des vesses de loup, la majestueuse amanite de César, les lactaires délicieux, l'horrible mais succulente lépiote (elle s'arrête, respire, épie humblement l'effet produit). Ces champignons, on les ramassait à merci. Un jour le savant est mort, empoisonné après qu'il eut absorbé des amanites phalloïdes, elle me fera voir sa tombe au cimetière, elle est hantée. Peu de temps après sa mort, peut-être une coïncidence, les militaires bouclèrent la région, les habitants furent déplacés, des hélicoptères déversèrent des tas de produits. Cela a duré plus d'un an, depuis, plus aucun champignon ne pousse, celui qui dit en trouver, car on n'a pas perdu l'habitude, entre deux orages, d'aller à leur recherche, est assurément un menteur qui revient du supermarché.

Cette maison me plaisait. Mélisse avait raison, cette histoire sinistre était loin de gâcher le plaisir. Je pouvais envisager de l'acheter. Elle répondit simplement qu'elle nous appartenait. Les années ont passé. Nos enfants ont grandi. Nous habitons toujours le Castenet dont l'aspect ruiné n'a pas changé. La carcasse du tout-terrain est percée de rouille. Mélisse ne raconte plus d'histoires.

De suite après notre mariage, j'obtins un poste à Montpellier. Plutôt que passer mes longs week-ends avec les collègues à la Grande Motte, je me rendais au Castenet pour aménager notre ruine. Mélisse vendait des appartements sur la côte.

Ainsi, en cherchant les causes du mauvais tirage de la cheminée, je découvris une cavité dans le conduit. J'en sortis d'une grande boîte à gâteaux en fer blanc cabossé, deux gros cahiers à la couverture cartonnée, comme on en fabrique en Chine ou aux Indes. Ils mesuraient environ vingt-deux centimètres sur trente. Ils comportaient chacun cent soixante-seize pages de trente-quatre lignes chacune. Ils étaient écrits par plusieurs mains. Certaines enfantines. Les premières pages que je lus me lassèrent. Espèce de livre intime collectif dans lequel chacun couchait ses impressions, tâtait de son originalité, protestait. On distinguait, aux changements de mains, deux groupes distincts : les filles et les adultes. On y parlait des orages trop fréquents, trop violents. Du maçon qui n'avait pas l'esthétique archéologique et dont tous les travaux semblaient au résultat trop neufs, de la pose de nouvelles portes, de nouvelles fenêtres. La colère consécutive à la disparition des outils, d'une partie des meubles et du réfrigérateur. Les réclamations des filles qui voulaient écouter autre chose que la symphonie Jupiter ou celle en sol mineur de Mozart, qui attendaient que l'on construise enfin des murs autour des toilettes. À la page quatre-vingt-douze du premier cahier, de nouvelles mains apparaissaient.

Un texte écrit par une nommée Andrée Aline qui prétend être une espionne a éveillé ma curiosité.

L'Auteur, je le nomme ainsi pour n'avoir pu l'identifier, et parce qu'il nous livre le corps même du récit.

Recopié de la main même de l'Auteur, le carnet de notes d'un certain van der Reynet. Il est interpolé dans le corps du récit. Je n'ai pas retrouvé l'original.

Le titre et les intertitres sont de ma propre imagination.

2. Le récit de celui qu'on nomme l'Auteur

Après une accalmie trompeuse pendant laquelle il a sournoisement repris des forces, l'orage se déchaîne, il fait trembler les Cévennes jusqu'aux racines des châtaigniers.

Bruno vient de sortir. Il a rendez-vous avec un camisard de ses amis. J'imagine son corps malingre, sec, nerveux, agité dans le tumulte des éclairs, du tonnerre, des trombes d'eau, de tout ce que le vent peut arracher, emporter et en canarder les airs comme autant de projectiles meurtriers. Bruno suit un chemin qu'il est seul à connaître, si jamais il le connaît ! Il maugrée, peste, injurie. Ce n'est pas assez, il bave l'impatience. Celui qui apostrophe Dieu avec tant d'assurance est bien de taille à affronter les éléments déchaînés.

Je reste donc seul dans cette bâtisse lugubre, assis à la grande table poisseuse tâchée de gras, devant un cahier qui fait comme un trou vertigineux. Je mâchonne un crayon. Dans la cheminée, un pauvre feu empeste plus qu'il ne chauffe. Je ne sais quoi écrire. Je suis ému par ces derniers instants pendant lesquels il est encore possible de s'exprimer au présent. Je n'ai pas grand temps ; mon récit devra être achevé avant son retour.

— L'écriture donne tous les droits, lève toutes les règles, m'a dit Bruno. Prends seulement garde à ne pas écrire un carnet intime. Parce que ça n'intéresse même pas l'intimité.

— Frère, par quoi commencer ? Le monde n'est-il pas infini ?

— Raconte tout ! ne te turlupines pas tant ! Comprenne qui lira, comprenne qui pourra. Tu confonds les infinis, Frère !

— C'est toi qui le dis ! Même différent à lui-même, l'infini reste infini, sans bout par lequel on saurait le saisir !

— Arrête donc de jouer le couillon ! En chaque être et chose, en chaque événement, il y a de l'universel infini et du petit particulier fini. Quand tu chies, tu produis de la merde. De la merde c'est universel de la merde... Ta merde à toi est particulière. Mais ta merde à toi, conçue dans les pestilences de tes entrailles pécheresses est aussi de la merde en général. Le particulier fini est dans la généralité infinie, donc il y a l'universel dans la singularité.

— On ne peut être plus clair frère. Mais comment départir l'universel du particulier qui est en nous ?

— On ne peut pas, Frère ! On ne peut pas ! C'est pourquoi il faut tout raconter comme tu le sens en te tâtant les intérieurs. À chacun ses découvertes. Tiens, dis notre rencontre, notre voyage… Oui notre voyage tiens ! Retrace-le en sens inverse...

— Jusqu'à la création du monde ?

— Mais non !... Voyons ! Quelles sornettes ! Attends, tu vas voir ! Concentre-toi sur les événements que tu viens de vivre. Essaie d'en faire surgir les détails, d'entrer dans leur être, de te planter en leur milieu sans carabistouille. Tu sais Frère, le sésame ouvre-toi s'encabane toujours quelque part. Dans un geste, un regard, dans un mot ou une image, dans une douleur, un rai de lumière ou une concrétion imaginaire. Là est aussi le début, le vrai, la plus parfaite expression de ce qui fut avant et advint ensuite. Non, tu vas voir ! Pense donc Frère à ces événements, et laisse venir à toi ce qui va t'enchaîner à ton histoire. Ce sont les racines desquelles tu vas t'étirer vers le ciel. C'est cela un début...

Il s'interrompit brusquement.

– Bon, c'est bien joli tout ça, mais j'ai un rendez-vous. Je pense que tu auras fini à mon retour !

— Mais il s'agit de vérité, pas d'un roman !

— Justement Frère ! la vérité ne peut s'écrire. C'est trop extravagant, trop tout ensemble dans tous les sens. La vérité n'est pas un fil de soie que l'on peut filer et tisser ou tendre sur le manche du luth. La vérité n'est possible que si le monde cesse de produire des mystères, que s'il ne se passe plus rien qui peut te démentir ou intriguer. Active donc ta comprenette : un monde qui ne produit plus de mystères est un monde qui a cessé de se mouvoir… Qui est mort Frère, un monde qui a figé ses atomes. Alors là on pourrait enfin atteindre la vérité, toute la vérité si nous n'étions pas pétrifiés nous aussi.

En sortant, Bruno avait braillé :

— Ô, âmes noyées dans l'océan des corps ténébreux. Ô esprits enfoncés dans l'obscurité des corps à trois dimensions. Insoucieux de la résurrection et déviés du droit chemin ! Souvenez-vous de l'engagement pris au moment du pacte quand Dieu juste nous a dit : « Ne suis-je point votre seigneur ? » La foule répondit « Oui ! nous en témoignons. » Nous avons craint que vous ne disiez, au jour de la résurrection que nous avons été insoucieux de cela, ou que nos ancêtres ont donné des associés au prophète antérieurement. Nous sommes leur descendance, dans l'espace étroit des tombes. Souvenez-vous de votre monde spirituel, de votre séjour de vie et de votre place lumineuse !

Avant qu'il claque la porte et disparaisse derrière l'épais rideau de la pluie battante, il ajouta :

— Surtout, n'écris pas de telles choses ! Ce serait ridicule de ta part !

Bruno a raison. Je connais le début de cette histoire. J'étais étudiant en biologie évolutive et activiste révolutionnaire. Je n'étais pas encore amoureux d'Angéla, la cousine de Sivo, l'un de mes bons amis qui devint un homme de la pire des espèces, s'il en est. Je m'étais entiché de Mélisse. Avec le recul, je peux dire sans aucun doute qu'elle était une connasse de première. Mais qui pourrait prendre intérêt à une telle banalité ? C'était un été que nous avions en partie passé au Maroc, Mélisse et moi. Elle m'avait vraiment gonflé, tapé sur la nervosité volubile centrale, je l'avais laissée marchander des bibelots de merde dans les souks, tandis que je gagnais seul l'Espagne.

En vérité, certaines choses m'attiraient dans l'Espagne. Je désirais, visiter la maison où Anabella (qui se souvient d'elle ?), fut tour à tour rasée, violée et tuée, pour avoir joué la finaude avec chacun des membres de la famille, un homme d'affaires, un religieux et un militaire. Des loups, une vraie trinité symbolique. Dans cette même maison, bien des années plus tard, la mama, comme on appelait la mère aussi dictatoriale qu'elle était obèse, fut assassinée le jour de son centième anniversaire. La rumeur rapportait qu'elle était faite pour en vivre deux cents, mais elle ne voulait pas vendre son domaine, la famille ne pouvait s'encombrer d'un tel fardeau.

La propriété avait été démolie, les plantations d'oliviers rasées, un parc d'attractions effaçait dorénavant les traces de cette histoire relativement récente mais absolument passée.

Une autre maison légendaire, cette fois à Madrid, dressait toujours sa façade un peu prétentieuse. Derrière elle, un soir, une petite fille avait versé quelque produit de jardinage dans le verre de lait de son beau-père : le général mourut dans la nuit d'une crise cardiaque.

Confortablement assis sur un banc public, je contemplais des heures durant cette maison en retournant tant et plus cette question essentielle : est-il criminel d'empoisonner un général la nuit de sa mort ?

Ainsi, jour après jour, sur le même banc, devant cette même maison, je m'enfonçais toujours plus avant dans cette importante méditation. Accaparé par une seule conjugaison, je ne pris garde au fait que je négligeais d'autres verbes et temps. Enfin, c'est ainsi que je m'explique la dérive à la godille de mes rêvasseries. Quand je m'en rendis compte, il était trop tard. Cette profonde méditation n'avait été qu'une chausse-trappe du destin : j'étais en fait obsédé, talé, par une fenêtre que j'apercevais non loin de là.

3. Le départ de l'auteur pour Madrid

Les fenêtres ouvrent toujours sur de profonds secrets. Personne ne s'intéresserait à un mur aveugle ou à une falaise toute lisse. On peut pertinemment savoir que derrière il y a des pièces, des couloirs, des escaliers, des galeries, des trous et des concrétions, mais cela ne prend de sens que lorsque la façade comporte des fenêtres ou la paroi des ouvertures. Comment l'Occident lettré s'est-il gaussé de la puérilité des anciens Égyptiens qui érigeaient ces masses pyramidales de pierres, et quel revirement se fut lorsqu'on découvrit qu'on pouvait y entrer ; que l'intérieur était aménagé. Dès lors, les mêmes furent convaincus qu'ils touchaient là sans aucun doute l'origine de leur propre civilisation occidentale. Et bien moi, j'étais envoûté par cette fenêtre madrilène. Chacun son truc.

Je fus ainsi la victime d'une distraction inhabituelle : j'épousais Mélisse sans m'en rendre compte, je vécus avec elle de la même façon. Mon bon Sivo, je pouvais encore dire mon bon Sivo, s'était envolé vers le pays lointain de sa naissance, sa cousine se rapprocha alors sensiblement de moi. C'est elle qui plus tard me soutint quand, à force de me passionner pour le Prado, je délaissai peu à peu mes études de biologie évolutive. Il fallait que je découvre le côté intérieur de cette fenêtre ! Tous les plans, toute la littérature et toute la poussière d'archives que je dévorais restaient quasiment muets sur la question.

J'exaspérais Mélisse qui méprisait toute activité dont elle ne saisissait pas la finalité pratique à court terme. Elle me faisait sentir ce mépris en se tournant de plus en plus vers ses copains comme elle disait. C'est vrai, ils ne faisaient rien pour rien, avaient des voitures de safari, des maisons de banlieue, passaient les fins de semaine à la montagne à la mer à la campagne, pouvaient fréquenter de bons restaurants, s'habiller chez Burton of London aux Grands Boulevards, parfois plus discrètement à Prisunic. Des choses qui ne sont pas négligeables. Mais ils avaient surtout la grande gueule, la voix forte enrouée enfumée alcoolisée de la socialité de bar du coin, le rire gras et la beuglante cornue, le coup de poing viril sur le zinc comme du point à la ligne.

L'attraction qu'ils exerçaient sur Mélisse était agaçante. À l'heure de l'apéritif, c'est à dire à peu près la moitié de la journée, leur compagnie pouvait être parfois plaisante, j'aurais bien joué quelques parties de pétanque et regardé les sports à la télévision avec eux, si l'occasion m'en avait été donnée. Je ne suis pas de ceux qui en fait d'exotisme, n'apprécient que celui des pays lointains.

Bruno a raison. D'ailleurs, le personnage qu'il est lui donne le droit d'avoir toujours raison. Il ne faut pas écrire un journal intime, une de ces chroniques existentielles qui tiennent aujourd'hui lieu de littérature. Mais je voudrais faire comprendre au lecteur éventuel ce que furent les conditions qui me décidèrent à quitter Mélisse. Je ne voudrais pas qu'il imagine que je suis fantasque, volage, capable d'actes irréfléchis. Il doit savoir que j'étais obnubilé par une fenêtre du Prado, et qu'à la suite de ma rupture avec Mélisse je me suis de nouveau rendu à Madrid.

Quelle était donc cette vie par hasard que je menais avec Mélisse ? Certainement, elle n'était pas grand-chose. Lorsque j'avais des billets pour le théâtre, elle préférait aller au cinéma avec ses copains. Lorsque je voulais voir un film, elle décidait d'en aller voir un autre avec ses copains. Lorsque je voulais déjeuner en compagnie, elle était déjà invitée par ses copains. Lorsque je voulais dîner avec elle, ses copains avaient réservé des places de théâtre. Et le 14 juillet, tout juste après que nous nous soyons rendus au bal de notre quartier, elle allait rejoindre ses copains au quartier voisin. C'était vraiment con, car l'accordéoniste ici, était très bon.

Mais la nuit elle était d'une voracité rémanente. Pardi ! Elle était on ne peut plus excitée par l'avalanche de gauloiseries, de propos salaces, parfois graveleux, dont ses copains, au cours de leur très longue heure apéritive l'abreuvaient. Et cela dura sans désemparer jusqu'au jour ou elle eut un amant. Enfin, c'est ainsi que je comprenais le calme relatif de nos rapports amoureux qui s'installa du jour au lendemain. Nous nous partagions le travail, un inconnu et moi. À cette normalité retrouvée, s'ajouta un événement inattendu : elle accepta de dîner avec moi.

— Tes copains n'ont rien prévu ce soir ?

—— Y'm font un peu chier en ce moment !

— Je te laisse choisir le restau.

Chez Pépito, c'était un minuscule restaurant de quartier et d'habitués, niché dans l'encoignure d'un passage. Nous nous y entassions tant bien que mal. Ce soir-là était encore un soir comme les autres. Tandis qu'à force de contorsions nous gagnions les deux places qui par chance étaient libres, elle repéra de ses copains. Je dus essuyer la honte que suscitèrent les vociférations primitives et les démonstrations bruyantes à en être indécentes. Ils étaient déjà chauds de vin. Je ne peux décemment en rendre compte ici.

— Commande pour moi, je reviens dans cinq minutes !

Mélisse bifurqua, redoubla d'efforts pour progresser vers la table de ses copains. Après trois quarts d'heure d'attente, je quittai le restaurant. Rentré à la maison, j'emballai mes effets personnels, ramassai mes livres par petits paquets tenus par un épais ruban adhésif. Je téléphonai à Angéla. Elle m'aida à transporter mes affaires chez elle.

Quelques heures plus tard, j'entrepris de lire une partie des notes que j'avais accumulées au sujet du Prado, mais je ne pus résister au rythme hypnotique du train express qui allait, dans quelques heures me déposer à Madrid. Voilà comment tout a commencé. Le lecteur soupçonnera avec quelque raison que je découvris bientôt le côté intérieur de cette fenêtre. Ce ne fut ni simple, ni facile, ni rapide. En fait, non ! Tout n'avait pas encore commencé.

Muni de mes notes, relevés et plans, d'une minuscule boussole et d'un podomètre de fabrication japonaise, j'arpentais dès le lendemain les couloirs et les salles de l'immense musée. Je me familiarisais ainsi avec les lieux au point de pouvoir parfaitement me représenter au sein de cet espace et me situer non seulement par rapport à l'ensemble ou le détail des enfilades de couloirs, d'escaliers et de salles, mais encore à la ville et aux points cardinaux. Malheureusement, mes allées et venues avaient éveillé l'intérêt des services de sécurité.

Je fus obligé de freiner quelque peu mes investigations, d'enrober mes manières rustiques d'arpenteur par celles, plus appropriées au lieu, d'amateur d'œuvres d'art. Il ne faut pas être devin au village pour se rendre compte que l'amateur d'œuvres d'art est quelqu'un qui passe des heures à s'ennuyer devant un objet. Ce que je fis.

Cet ennui me fut profitable. Peu à peu, les œuvres commencèrent à balbutier. Je discernais des signes qui me semblaient pouvoir revêtir quelque signification. De fait, il ne fallut pas longtemps pour qu'elles se missent à me parler. Franchement. Certains de leurs aspects me devinrent familiers. Parallèlement, je trouvais toujours un élément récurrent original ou peu habituel pour relier une œuvre à l'autre ou faire des comparaisons. Il arrivait également que cet élément, parfois très surprenant, devînt pour moi, d'une œuvre à l'autre un trait classique, voire banal.

Par exemple, je me souviens avoir été surpris par des tableaux qui me semblaient plats et naïfs. Après un certain temps, j'eus la surprise de découvrir qu'ils n'étaient pas plats, mais construits de bas en haut. Puis, quand observer des tableaux construits de bas en haut devint ordinaire, il m'apparut que ces tableaux me semblaient verticaux en la raison qu'ils n'avaient pas de profondeur. Les personnages y étaient représentés plus ou moins grands proportionnellement à leur importance sociale ou religieuse, et non pas disposés selon la règle des points de fuite. Puis, ce fut un choc, j'eus l'impression que tout cela ou bien s'envolait ou bien s'effondrait lorsque je découvris la plus curieuse des peintures qu'il fut donné à voir. Elle était toute en déséquilibre et rondeurs, avec un paysage en profondeur dans lequel s'étalaient côté jardin, justement des jardins et côté cour un vilain château fort qui surveillait on ne sait quelle vallée certainement démoniaque. Au milieu un personnage mythologique qui paraissait avoir fait beaucoup de musculation, était aspiré par toutes les rondeurs, écrasé par la perspective. Il semblait terriblement souffrir des efforts qu'il déployait pour ne pas s'enliser, ou tout simplement pour rester debout. Ainsi, je sortis du Moyen-Âge. La Renaissance devint mon quotidien. Puis un jour, je trébuchai littéralement sur Vélasquez. Par ce manque d'originalité, je sus que j'étais devenu un véritable amateur de peinture. Résolument moderne.

Cette passion nouvelle ne me détourna pas du but, qui je le rappelle, était de découvrir le côté enfermé de cette énigmatique fenêtre. Bien au contraire ! Le fait d'être entré en peinture avait aiguisé mes sens et dévoilé des possibilités, telle une certaine tactilité du regard. Je suis certain qu'à cette époque, j'étais régulièrement atteint de crises d'hypersensibilité vicariante généralisée.

Les choses de notre vie sont-elles, quelque part, inscrites d'avance ? Enfin, je pense aux grandes choses ! Je suppose, si cela est, que les petits cacas quotidiens sont laissés aux soins immédiats de la nature. Ce n'est pas dire que je crois à la prémonition ou bien que l'on serait doté d'un sens intuitif qui nous permettrait de connaître l'avenir, avec toutes les sornettes alicantes, aliquote et adjacentes. Non ! Je préfère penser à un sens de la prémunition, pour définir cet état particulier où notre corps se prépare à vivre ce qui advient, alors que notre conscience n'est encore que celle de ce qui est advenu.

4. L'auteur conspire à Madrid

L'idée de commettre un acte délictueux ne m'avait jamais encore effleuré. Ou plutôt, j'avais toujours pensé qu'il n'était pas nécessaire d'entreprendre quoi que ce soit pour enfreindre la loi, car outre le fait que celle-ci doit réguler au mieux la vie sociale, elle doit encore faire peser sur chacun un sentiment de culpabilité sans lequel aucun pouvoir ne pourrait perdurer. On ne peut montrer le droit chemin qu'aux égarés, il faut donc égarer pour régner.

Dans le fond, j'en arrivais à penser que se mettre délibérément hors de la loi serait peut-être le meilleur moyen d'éradiquer ce sentiment de culpabilité injustifié. J'étais par contre à cent lieues de penser qu'un jour je passerais à l'acte.... Et lors de ce séjour madrilène, j'adoptai résolument une conduite de conspirateur solitaire.

Comme un débutant, je commençais à dissimuler mon visage en laissant pousser la barbe. Je pensais pouvoir me dissimuler derrière deux identités. Bien entendu, par la force des choses de l'expérience, je gagnais en talent et en exercice. Tantôt collier, parfois moustache, de temps à autre barbichon, une royale les jours de fête, plus rarement le bouc qui me vieillissait ou la rouflaquette qui accentuait mon air maladif. Toutes sortes de lunettes suivirent, puis les postiches qui me libéraient des états intermédiaires de la repousse naturelle, que le pouvais changer plusieurs fois par jour. Moustache, collier, barbichon, royale, bouc et rouflaquette ; mais encore diverses perruques. J'étais parfois blond, parfois roux ou brun. J'aimais les vêtements réversibles, les bonnets et les chapeaux. Je découvris les lentilles de contact colorées, mais ne pus me faire aux faux-nez. J'adoptais tour à tour plusieurs prestances, plusieurs démarches, je m'inventais des séries de tics et de manières, des gestes divers et des boitillements. J'appris à inventer des personnalités contrastées, à mentir de mon corps, aux autres et moi-même. Je variais les itinéraires qui menaient de mon hôtel au Prado. Je faisais de vastes détours, revenais brusquement sur mes pas, observais le reflet des vitrines pour débusquer un éventuel suiveur. J'empruntais des taxis que je quittais subitement au profit d'un bus ou d'un métro que j'abandonnais presque aussitôt.

Je ne pouvais m'empêcher de boire mon café au Luys Milan, dont la terrasse, à quelques dizaines de mètres du Prado m'attirait sans que je puisse y résister. À cette bourde d'amateur j'en ajoutais une autre, celle de m'asseoir toujours à la même table, celle-là même où Ernest H. écrivit, vécut même ses meilleures inspirations et mourut une balle en plein front de sa plus mauvaise : l'amour. Ici, chaque jour je me répétais ses dernières lignes si géniales !

M'aimes-tu encore ? Demanda-t-il avec nonchalance. T'ai-je jamais aimé ? Répondit-elle sur le même ton, en tournant son regard vers les brumes bleuté qui couronnaient la colline du Roi. L'après-midi était étouffant, il fit un réel effort pour se tourner afin de regarder avec elle cette colline, où un soir de printemps ils s'étaient connus jusqu'à s'aimer. Dans cet effort, il eut juste le temps de reconnaître son rival à lui, son amant à elle, et le canon menaçant d'un revolver qui pointait vers lui...

Après il n'y avait plus rien de lisible. Il s'était écroulé la tête sur la table, et le sang avait imbibé et détruit ce qui aurait dû être son meilleur roman.

Après avoir bu mon café, je me dirigeais vers un petit théâtre-école proche, lui aussi lourd d'histoire, puisqu'une troupe entière y fut mitraillée pendant une représentation par un commando franquiste (je l'avais vu dans un film). J'y avais pris mes quartiers, comme ça, au culot. Sans vergogne j'y entrais, gagnais les loges joyeuses et animées, saluais les connaissances que l'habitude avait établies, et entreprenais de me démaquiller, d'ôter mes lentilles de contact, perruque et accessoires, pour reprendre l'aspect de l'amateur d'art auquel on s'était habitué dans le musée. Cet improbable vestiaire, par lequel je repassais après la fermeture du Prado, devint pour moi, par je ne sais quels détours et sinuosités de ma psyché, le signe intangible qu'une certaine génialité habitait quelques traits de ma personnalité, peut-être plus encore.

Au cours d'une de ces séances, je fis plus intimement connaissance de Joséphine, une Française qu'on appelait Zézette. Elle était très blonde, avec un regard si clair qu'il traversait les choses plus qu'il ne s'y posait. Sa féminité, bien dessinée d'arronds et rebonds, attirait les regards concupiscents, ou les rendait tels. Pour tout dire, elle avait la fraîcheur et la fermeté charnelle d'une future grosse.

Elle avait quitté Paris parce qu'elle ne supportait plus son entourage familial qu'elle jugeait trop suffisant, trop diplômé, trop maniéré, trop feutré, trop demi-mots. Elle voulait bouger parler fort à tort, vivre sa vie tout en laissant venir, comme dans « avenir ». Elle s'expatria en Espagne dans l'espoir de s'y occuper de chevaux. C'est bien ce qu'elle fit. Une grande histoire d'amour la mena au petit théâtre madrilène et à un nouvel emploi de professeur d'art dramatique.

Je me souviens avec acuité des premiers mots qu'elle m'adressa, en dehors des salutations habituelles. Elle me regardait dans le grand miroir qui couvrait le mur, tandis que je me démaquillais.

— Le plus dur n'est pas d'entrer dans le tableau, mais d'en sortir.

Elle avait dit cela avec une dureté de ton qui m'étonna. Trompée sur l'objet de ma surprise, elle précisa :

— Oui quoi ! Tu penses que faire l'acteur demande un don particulier, mais c'est pas vrai ! Jouer la comédie ça va de soi... Mais tiens ! Essaie un peu de sortir de ton rôle !

Les jours suivants je découvris en elle une passionnée de cuisine. À plusieurs reprises elle m'invita à partager sa table et à faire par la même occasion connaissance avec l'homme de sa vie, ainsi qu'elle nommait son compagnon. Chaque fois je trouvais un prétexte pour décliner son offre.

— Tu comprends, disait-elle, on raconte un tas de conneries. Faire revenir la viande, d'abord ça ne la durcit pas. En plus elle s'imbibe du gras et de la saveur des condiments que tu y as mis. D'accord, il vaut mieux saler après en cuisson, parce que tu évites des projections grasses et les réactions d'osmose avec le sel… C'est tout ce qu'on peu concéder. Tu passes à la maison ce soir ?

— Ah ! Écoute Zézette, ça tombe mal, désolé. Tu vas finir par croire que je ne suis qu'un bouffedal asocial. Mais ce soir, j'ai un tas de trucs à régler...

— Ça fait mille fois que tu racontes la même chose… L'ail, faut pas l'écraser. C'est un truc de Provence ou d'ici... Mais en Bourgogne, l'ail se cuisine en gousses entières... C'est une copine ? Amène-la !

Le lecteur doit en être convaincu : je préparais ainsi, activement, mon avenir que je ne connaissais pourtant pas. Dès que je pénétrais dans le musée, je maîtrisais consciemment le moindre de mes mouvements. La peinture m'assiégeait, je m'en repaissais. Je n'en poursuivais pas moins mon but, à savoir sonder planchers, parois et plafonds en direction du Nord. J'avais fait renforcer le bout de mes chaussures. Je pouvais ainsi frapper discrètement et efficacement les sols et le bas des murs. J'avais également adapté une minuscule canne à pêche télescopique que je dissimulais dans une manche ou une poche. En la développant, d'un coup sec du poignet, je pouvais avec elle sonder les plafonds. Cela était moins discret que le bout de mes chaussures, mais, quand un gardien arrivait à proximité sans que je m'en aperçoive immédiatement, je pouvais m'en servir comme d'un bâton de peintre. L'expérience prouva que c'était suffisant pour donner le change. Il me manquait un marteau pour tester le corps des parois. Le hasard me servit merveilleusement. La boutique du musée proposait, pour une somme honteusement élevée, le moulage du pénis de Salvatore Dali, réalisé et signé par l'artiste lui-même. Plutôt petit, il faisait penser, par certains de ces aspects, aux Montres molles autre œuvre fameuse du peintre. Mais c'était là un gadget utile, puisque le gland se terminait par la pointe d'un stylo que l'on pouvait rétracter en appuyant sur les bourses relativement volumineuses. Il me suffit d'inciser ces bourses, d'y introduire des billettes d'acier dérobées dans le porte-crayon d'un magasin d'objets de luxe, puis de refermer l'ouverture par un point de colle pour avoir l'outil efficient qui n'attirerait pas trop l'attention des gardiens. C'est en frappant les murs du Prado avec les couilles de Salvatore Dali, que je découvris la petite porte oubliée.

L'évocation de cette petite porte devrait rappeler quelque chose à l'amateur d'art passablement informé. Je dois dire qu'il s'agit bien de cela. D'ailleurs, la suite de ce récit rafraîchira plus d'une fois sa mémoire. Il apportera même à certains des réponses à ce qui fut une ténébreuse série de faits énigmatiques, associée à de lumineuses découvertes et à d'agaçants scandales artistiques.

On aura compris que l'objet du scandale évoqué est l'immense tapisserie en soie et lin de paille de Samarkandiy, à laquelle, dit-on, sept générations d'esclaves travaillèrent. Elle représente la prise du Caire par les troupes chinoises du douzième descendant Ming. À l'époque de ma recherche, elle était dans un état déplorable. Une loque, devant laquelle on n'osait respirer par crainte d'avaler trop de poussière. Je suis bien passé mille fois devant elle sans penser à l'examiner, ni le mur qui la soutenait. C'est pourtant derrière elle que les couilles de Dali toquèrent le vide. Il s'agissait d'une petite porte, prise dans les moulures et tapisseries murales, comme il en était de mode aux temps passés. Il ne s'agissait pas d'une porte secrète, mais d'une ouverture respectant l'élégance et les développements des décors muraux. Aujourd'hui, on préfère la discontinuité, et les blessures qui marquent les frontières entre dedans et dehors... Cette porte n'était pas même verrouillée. Un soir, peut être, un gardien l'avait fermée, puis on avait oublié de l'ouvrir à nouveau, jusqu'au jour où un conservateur décida d'accrocher en cet endroit la tapisserie de Samarkandiy. Sans le savoir il condamna le passage. Cette tapisserie faillit reléguer dans l'ombre ma découverte, car elle est bien sûr la première chose que les journalistes filmèrent et photographièrent. Son apparence misérable souleva un tel tollé parmi les orientalistes, que la direction du musée obtint sans délai de fortes sommes versées par de nombreuses institutions nationales et internationales afin d'en assurer la réfection. La clameur ne fit que s'amplifier. On avait confié cet immense lambeau d'art textile au meilleur atelier qui fut, celui de Michel Martine, de Rosny-lès-Aubusson. Il s'agissait, il s'agit toujours je pense, d'un atelier de création résolument moderne où l'on avait une nette notion de progrès en matière artistique. On y modifia donc des éléments en ce sens. Les chevaux devinrent des véhicules automobiles légers, les lances des mitrailleuses, les cuirasses des treillis de camouflage... Enfin, c'est ainsi que les choses sont fixées dans ma mémoire. Pour plus de certitude, on peut toujours consulter les journaux et revues de l'époque qui ont largement consacré à cette polémique baptisée La querelle des anciens contre les modernes.

Cette tapisserie, rénovée, a été raccrochée au même endroit, à cinquante centimètres près, afin de dégager l'accès de la salle dite aujourd'hui « Salle Véliquette ». Mais cette imposante surface de soie et de lin de paille, était loin de mes préoccupations, elle n'intéressait personne à cette date. Il m'importait, avant tout, de trouver la pièce dans laquelle cette foutue fenêtre était percée. Je ne doutais pas du fait que cette porte y donnât accès. Mais au moment de ma découverte (on a depuis ôté la porte), il y faisait trop sombre pour s'y aventurer.

Après une nuit d'insomnie totale, je sacrifiai à mes déguisements et habitudes. Dès l'ouverture du musée je me précipitai à la petite porte. Je m'étais équipé d'une lampe frontale, à l'imitation des spéléologues.

5. L'auteur trouve une porte en cherchant une fenêtre.

La porte ouvrait sur un étroit couloir, lequel après deux ou trois mètres obliquait vers la droite puis vers la gauche pour aboutir à une pièce d'assez vastes dimensions.

Je m'attendais à voir le carré de clarté dessiné par la fenêtre tant recherchée. Las ! le faisceau de ma lampe frontale demeura la seule source de lumière.

J'étais dans une salle apparemment vétuste. Tout était recouvert d'une épaisse poussière. Avec des gestes lents et précautionneux pour ne pas en lever des nuages, je dévêtis ma chemise et mon maillot de corps pour en faire des chiffons et j'entrepris d'épousseter les tableaux qui couvraient les murs, grimpé sur les chaises et diverses pièces de mobilier.

Ils étaient sombres, charbonneux. Il me fallut beaucoup de temps et une belle concentration pour commencer à y distinguer quelque chose. Quand les formes se mirent en place comme des pièces de puzzle, j'eus l'impression que je connaissais déjà ces œuvres et qu'en même temps elles comportaient des éléments pour moi totalement curieux. Sur la paroi Nord de la salle, il y avait une œuvre plus imposante, au moins par la taille, que les autres. Sa lecture me demanda une patience angélique, car je ne pouvais opérer que par les petites surfaces que mon éclairage sommaire permettait.

Je n'en étais pas au quart du tableau que je compris sinon tout, du moins l'essentiel. Ce n'était pas un Vélasquez, c'en était son essence. J'étais depuis toujours étonné par le fait qu'un intrigant de cour comme le célèbre peintre ait pu trouver le temps de créer une œuvre d'une telle étoffe. Je n'osais croire tout à fait que je tenais ici la réponse. Vélasquez avait donc pompé, plagié, acheté, volé, usurpé (que sais-je ?) sa réputation. Le grand maître des maîtres s'appelait, comme je pouvais le déchiffrer au bas de ces tableaux, Véliquette. C'était pour moi une nouvelle sensationnelle, pour y croire, pour me persuader de la réalité de ce que j'avais, par petits bouts il faut le dire, sous les yeux, j'occupai le reste de mon séjour madrilène à relever, à noter, à peser et soupeser tout ce qui tombait dans le faisceau de ma lampe.

Je donnais des noms cyniques et stupides aux oeuvres de Véliquette, par dérision, colère émerveillement. Ils ont été depuis universellement adoptés. Ainsi, ce grand œuvre est toujours nommé « Les Pisseuses », et je savais que derrière cette toile, derrière la paroi Nord de cette salle, il y avait encore quelque chose, avec une fenêtre énigmatique, et que la seule possibilité qui me restait de l'atteindre était la solution extérieure, parce que là, aucun mur ne toquait le vide ou révélait un passage possible.

De retour à Paris, j'étais excité comme un puceron. J'écrivis de longs articles, de nombreuses lettres, tentais de prendre des contacts avec des autorités en matière de peinture. Conformément à ma nouvelle personnalité et à mes projets, je fis cela sous de multiples pseudonymes. Enfin, je postai massivement mes courriers, et la bombe éclata peu après lorsque les journalistes se rendirent sur place. Ce fut bien entendu le début de l'affaire de la tapisserie dont j'ai parlé avec anticipation, puis dans la foulée vint la renommée posthume de Véliquette.

Angella avait les deux pieds sur terre, elle exploita parfaitement la situation. Je fus largement édité, grassement rémunéré, sans pour autant que mon identité ne soit dévoilée. Le secret de mon identité en devenant mystère était un facteur de mon succès et des bonnes ventes de mes éditeurs. Ceux qui pouvaient lever le voile avaient tout intérêt à ne le pas faire. Il n'était plus question — décidément ! — pour moi de biologie évolutive.

Après six mois de montagne et d'école d'escalade, j'étais de nouveau à Madrid, alors que le ventre d'Angela s'arrondissait.

Je ne surprendrai pas le lecteur en révélant que je repris mes habitudes. Mais je ne rentrais plus au Prado. Je n'avais pas une grande envie de côtoyer les nombreux curieux qui étaient encore attirés par la tapisserie litigieuse et par la « Salle Véliquette ». Par ailleurs, je ne souhaitais pas être reconnu par l'un des gardiens. Ils avaient donné de moi une description assez précise que quelques journaux avaient exploitée. Ce fut heureusement sans effet dommageable. Je n'avais commis aucun délit vraiment grave, aucun avis de recherche ne courrait à mon encontre. On n'insista pas outre mesure.

On était dans une mi-octobre de belle arrière-saison. Les terrasses des cafés ne désemplissaient pas, et l'on y parlait avant tout de ce groupement terroriste qui se baptisait lui-même « Vivre vite ». Ses actions étaient imprévisibles ; elles défiaient toutes les lois du genre. Le lecteur se souvient peut-être de ce fait divers. Ce souvenir se précisera alors certainement si je rappelle qu'il ne s'agissait pas même d'une bande, pas même de malandrins ou de quelconques voyous, mais de quelques amis à peine sortis de l'enfance. Ils pensaient avoir trouvé un bon moyen de subsistance, si ce n'est qu'ils sous-estimèrent les capacités de la police. Alors qu'ils cassaient de nuit et bien maladroitement une banque, en bonne logique ils se firent massacrer sans aucune pitié, parce qu'ils n'étaient ni de vrais terroristes, ni des truands, mais des usurpateurs.

Je tendais donc les oreilles aux conversations, ajustais le rythme de mes mouvements à la chaleur inespérée pour la saison, et intérieurement, je caressais la volupté que m'inspiraient bien de mes pensées pour Angela. Rien ne poussait à l'action.

Chaque jour je vérifiais mon équipement. Il était simple, je le savais efficace. Je l'avais décomposé en trois séries d'éléments : la tenue vestimentaire, le matériel d'ascension, et l'outillage spécifique. Bien entendu, l'ensemble était homogène. Par exemple, mes chaussons d'escalade appartenaient autant aux vêtements qu'aux objets propres à l'ascension. Mais je pensais selon une logique opératoire dans le temps, pas dans l'absolu. Ainsi, je les considérais comme faisant partie de ma tenue vestimentaire, car j'avais prévu de les chausser avant l'approche. Soit à mon hôtel, soit dans les loges de l'école de théâtre si je pouvais m'en procurer les clefs. Pour le reste, on imagine sans peine la tenue d'un monte-en-l'air moyen. Il n'est question que de noir, de souplesse, d'élastique, de près du corps, de silencieux. J'avais bien entendu prévu des caprices météorologiques. Du coton léger, de la laine qui mouillée ne refroidit pas, de l'imperméable.

Jusqu'au dernier moment, je fus indécis quant au camouflage de mon visage. La cagoule me semblait un signe vestimentaire propre aux véritables malfrats, alors que le maquillage au noir de bouchon me semblait plus noble. Je n'ignorais pas que l'un ou l'autre des cas serait indifférent à la police qui m'arrêterait et aux juges qui me puniraient. Se peut-il être toujours et entièrement rationnel ?

Par quelques détails, je le fus vraiment. Ainsi, je teignis mes chaussons en noir, car c'est une couleur qui semble échapper aux fabricants. Côté accessoires d'ascension, j'en fis de même avec la corde et les pitons, auxquels j'avais enlevé les anneaux, pour éviter les cliquetis. Je les avais choisis à larges pannes que j'avais percées, pour parer aux éventualités. J'étais incertain quant à la voie que j'emprunterai. Suivre le refend me tentait. Je m'imaginais volontiers enfoncer mes pitons dans les interstices des pierres, de chaque côté du refend, et monter ainsi comme avec une échelle, somme toute confortable, un peu en canard quand même. Mais dans ce cas, arrivé à hauteur de la fenêtre, il me fallait encore parcourir une quarantaine de mètres horizontalement, ce qui enlevait bien du charme à cette solution. Une variante aurait consisté à me hisser jusqu'au toit, puis à progresser jusqu'à l'aplomb de la fenêtre, et alors à descendre en rappel. Outre le surcroît d'énergie nécessaire et de danger potentiel, je ne me serais pas trouvé dans la meilleure des positions pour travailler la grille qui barrait l'ouverture. Le meilleur des compromis consistait à grimper à la verticale de la fenêtre, de bas en haut. Pitons en quinconce alterné, pied gauche, main droite mi-hauteur, main gauche plus haut, pied droit remplaçant main droite, etc. Cela ne posait aucun problème, car on pouvait aisément coincer les pitons entre les pierres. Je ne savais trop si j'allais m'assurer. C'est pourquoi j'avais percé les pannes pour pouvoir éventuellement les mousquetonner. Cinquante centimètres d'une corde nouée simplement autour de la taille suffisaient. Une idée en amenant une autre, j'avais opté pour des pitons à crampillons. Dans le cas où je m'assurerais, il serait idiot de dévisser à cause du déchaussement d'un piton tiré droit dans l'axe.

Une fois devant la fenêtre, on devait encore faire sauter proprement les ferrements qui la rembarraient. Ils étaient certainement constitués d'un fer forgé simple et ancien qui devait être profondément oxydé. Le problème est qu'on ne pouvait pas le savoir d'avance. Un traitement mécanique à la lime ou à la scie à métaux pouvait fort bien en venir à bout, rapidement et sans engendrer trop de bruit. On pouvait même envisager d'utiliser une légère machine électrique à accus. Mais il était encore possible que les ferrures fussent intactes et aussi solides qu'après leur dernier feu. Il aurait alors fallu employer des méthodes propres à ameuter tout le quartier, peut être la police par-dessus le marché. Mais heureux hasard, un ami chimiste travaillant pour la défense nationale m'avait donné la solution, sans la savoir ni le vouloir. Normal, c'était un abruti. Ah oui ! Quelle triple buse c'était ce Jean-François !

Chapitres suivants...


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bouquetin

Mercredi 15 Mars, 2023