Orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Photographie © OPMC.
Dans son introduction aux « Carnets intimes » de Ludwig van Beethoven, Emmanuel Buenzod évoque la cinquième symphonie : « l’intrusion démoniaque du créateur n’y bouleverse nullement les lois générales du langage musical » (Ludwig van Beethoven, Éditions Corrêa, préface du Pr. Leitzmann, 1941). « Un pacte » donc. Mais, à découvrir ces « Carnets » toujours prompts aux envolées lyriques, au chaos idéel, au point d’y lire que « Tout spectacle perd à vouloir être reproduit trop fidèlement dans une composition musicale », nous devinons un pacte subtil, fragile par l’antagonisme irréconciliable de ces extrêmes.
Pour l’ouverture de la saison symphonique vendredi 21 septembre au Grimaldi Forum, Kazuki Yamada a tranché : délaissant la version doucereuse, voire fadasse et qui se tient raisonnablement à équidistance entre ces deux écueils, le Directeur Artistique et Musical de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo a choisi une approche audacieuse. Il nous fait vivre une véritable « expérience » musicale, sans doute très discutable, mais ô combien fascinante. S’inspirant peut-être de Liszt qui pressent chez Beethoven une manière de composer où la pensée détermine, recrée et façonne la forme, Kazuki Yamada prend le risque de rompre avec les tempi classiques pour étirer ad nauseam les mesures, détacher les notes, voire même — quelle hardiesse ! — introduire subrepticement des silences qui — nous ne demandons qu’à être démenti — ne figurent peut-être pas dans la partition. Au point de nous donner le sentiment étrange, déstabilisant — fallacieux ? — d’entendre un sol supplémentaire dans le célèbre roulement des quatre notes « Sol, sol sol, mi ». Si nous ne décelons pas immédiatement dans l’Allegro con brio initial cette volonté de rupture, l’exécution de l’Andante con moto nous assure du contraire : il se passe bien quelque chose d’inhabituel ! Les sonorités du second mouvement s’affinent et la sombre rhétorique du Lied s’éclaircit. Les notes deviennent presque translucides, en filigrane — des ombres japonaises ? — et s’égrènent dans une fine passementerie musicale nous faisant découvrir au passage, des instants brefs, superbes et rarement explicités : la clarinette de Marie-B. Barrière-Bilote, le hautbois de Matthieu Petitjean et son duo avec la flûte traversière de Anne Maugue.
Kazuki Yamada. Photographie © Jean-Charles Vinaj.
Évidemment, une telle option n’est pas sans conséquence : la structure compacte et surtout le rythme général de l’œuvre, si imposants, semblent déconstruits au profit d’une mise en exergue de particularités. Certes, sans jamais perdre de vue, faut-il le rappeler, le motif légendaire des quatre notes introductives, cœur en fusion perpétuelle de cette composition. Mais, malgré la rentrée massive et régulière des cuivres, nonobstant l’opulence attendue des contrebasses dans le Scherzo et l’incontestable majesté triomphante des Tutti dans le Finale, nous découvrons une Ve symphonie aussi inexplorée qu’une terra incognita.
Le premier morceau de ce programme, l’ouverture de La forza del Destino de Giuseppe Verdi, donnée à La Scala de Milan sept années après la création en 1862 de l’opéra éponyme à Saint-Pétersbourg, aurait pourtant dû nous mettre la puce à l’oreille : de cette Sinfonia, Kazuki Yamada insuffle à la « prière de Leonore », le même intimisme sensible, évanescent — notes là encore détachées et exécutées pianissimi — imprégnant le Grimaldi Forum du vaste sentiment de l’ineffable.
Maxim Vengerov. Photographie © OPMC.
À y songer plus précisément, l’interprétation du Concerto no 1 en la mineur, opus 77 de Dmitri Chostakovitch n’a pas dépareillé dans cette soirée. Artiste en résidence de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, le violoniste Maxim Vengerov nous a restitué les quatre mouvements avant-gardistes de l’élève prodige de Glazounov et dont chacun semble dédié à un pupitre spécifique : les cordes graves pour le Nocturne, les bois pour le Scherzo, un continuo de cors pour la Passacaille avant de réunir la phalange pour les Tutti du Burlesque. Mais, dès le début du premier mouvement Moderato, le maestro s’applique de sa main gauche à contenir les instrumentistes comme pour aplanir les sonorités de l’orchestre. Tout d’abord inhibée, pétrie d’incertitude, la voix du violon tente d’émerger de ce mystérieux halo. Les superbes variations rythmiques et tonales accentuent cette inquiétude même si, peu à peu et sous les doigts tellement virtuoses de Maxim Vengerov qu’ils rendent cette mutation perceptible avec une incroyable précision et netteté, l’instrument s’affirme dans l’expressivité de sa plainte : les notes plus aiguës se substantialisent tout en demeurant claires et brillantes. Regard vissé sur son « Kreutzer-Stradivari » de 1727, le soliste enchaîne sur la fulgurance endiablée du second mouvement Allegro au point de frôler le manque d’accordance avec les pizzicati des cordes. Il reprend la main dans l’Andante où son violon ne se plaint plus : il clame haut et fort tandis que l’orchestre, plus classiquement, reprend, accompagne et même soutient cette revendication (l’inverse du Nocturne). Et ce, avant que le timbalier solo (Julien Bourgeois) ne signe la fin de la grande coda pour initier un rondo final des plus brillants. Désorientée dans les sonorités, décalée dans les rythmes et désarticulée dans sa structure, cette œuvre impressionnante s’impose par la diffusion, imparable, inexorable, d’un malaise — celui du stalinisme et de ses crimes — planant sur la vie du compositeur tombé en disgrâce après son Lady Macbeth de Msenk en 1936. Et ce, malgré une première symphonie de 1926 qui plût beaucoup aux chefs d’orchestre occidentaux comme Bruno Walter ou Toscanini.
Sous le titre « Destins partagés », cette ouverture « Grande Saison » rend malaisé de dire si les impressions inaccoutumées et recueillies lors de cette soirée annoncent une ligne musicale novatrice ou visent simplement à nous arracher sans ménagement aux ultimes torpeurs estivales.
Monaco, le 22 septembre 2018
Jean-Luc Vannier
The Lavender Follies création de Joseph Hernandez et White Darkness de Nacho Duato aux Ballets de Monte-Carlo —— Dancing with Bergman vibrant hommage chorégraphique au Monaco Dance Forum —— Ovations enthousiastes aux diplômés 2018 de l’Académie Princesse Grace —— Voix internationales, jeunes et talentueuses primées à l’opéra de Marseille — Mugham, Coffee Moffie et identité azérie.
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